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What is there in Man which makes him irreducible to unity and yet unable to renounce the quest for it ?[1]

Panikkar 1979 : 212

À regarder l’état du monde aujourd’hui – expressions de sentiments anti-immigration, remontée des partis d’extrême droite, fermeture des frontières – on pourrait penser que le pluralisme est en crise. Une partie du problème vient des changements démographiques qui ébranlent les assises sociales et politiques des métropoles contemporaines, même celles qui possèdent une longue histoire d’accueil et d’intégration de personnes venues d’ailleurs. Une autre partie du problème vient du fait que le pluralisme n’est pas partagé – ni complètement compris – par l’ensemble de la population. Il est important de rappeler que le pluralisme est impossible à réduire à un cadre ou à une simple idée : le pluralisme prend plusieurs formes et il y a plusieurs façons d’être pluraliste. Dans ce contexte, qu’est-ce que l’interculturel peut nous apprendre sur le pluralisme à l’ère de la super-diversité (Vertovec 2007) ?[2]

Ce texte vise à mettre en lumière comment les tensions entre les différents courants de pensée pluraliste s’expriment dans le contexte de l’action interculturelle à Montréal[3]. Plus spécifiquement, nous allons voir comment les différences épistémologiques liées à différents courants de pensée pluraliste jouent un rôle dans le travail de concertation en contexte pluriethnique. Le cadre conceptuel de cette analyse s’inspire de plusieurs sources anthropologiques et philosophiques. Premièrement, je mobilise des principes de l’approche systémique dans la lignée de pensée de Gregory Bateson et L’École de Palo Alto[4]. De Bateson (1972) je retiens les notions de niveaux ou d’ordres logiques, l’intérêt pour le fonctionnement du déséquilibre, et l’analyse des interactions. Je retiens aussi beaucoup de la philosophie herméneutique (ou, selon Gadamer, l’herméneutique philosophique (voir Agar 1982 ; Ricoeur 1985), pour expliquer que les acteurs sont tous porteurs de traditions et que le travail sur les préjugés nécessite un minimum d’explicitation pour permettre l’identification des horizons de la compréhension (voir Leroux 2016 : 38 ; White à paraître).

À partir de plusieurs éléments discursifs (les descriptions des programmes qui font la promotion du rapprochement interculturel) et champs de pratique (espaces de concertation et d’action interculturelle) ce texte propose une analyse des interactions entre les différentes « cultures » du pluralisme à l’échelle de la ville. Après un bref survol de la littérature en sciences humaines sur le pluralisme, je propose une description synthèse de trois courants de pensée pluraliste qui ont été observés dans le cadre d’un projet de recherche sur les villes interculturelles à Montréal[5]. Cette grille d’analyse est utilisée pour évaluer le contenu d’un programme de financement qui vise les activités de rapprochement interculturel dans différentes municipalités à travers le Québec. Ensuite je présente une analyse des tensions entre les courants pluralistes dans le contexte de la recherche ethnographique que nous réalisons à Montréal. L’explication de ces tensions permet de comprendre que le pluralisme n’est pas monolithique mais ressemble plutôt à une famille de courants qui (comme toute famille) partagent des éléments communs et doivent composer avec les divergences au sein de son groupe. Je termine avec une réflexion sur la possibilité d’appliquer la pensée pluraliste au domaine de la participation citoyenne.

Les échelles de la pensée pluraliste

Pour comprendre la complexité du phénomène du pluralisme, on peut commencer par ce que le philosophe interculturel Raimundo Panikkar qualifie de « pluralisme originel ». Ce pluralisme premier aurait au moins trois caractéristiques : 1) il serait impossible à comprendre dans sa totalité ; 2) il serait irréductible à une partie de lui-même ; 3) il serait préalable à tout projet ponctuel de pluralisme politique (Emongo 2014 : 148). Ces trois facteurs s’appliquent à un niveau d’analyse philosophique qui, par sa visée métaphysique, peut sembler loin du regard empirique de l’anthropologie. De plus, il est important de préciser qu’il peut y avoir ici une confusion terminologique, parce que le mot « pluralisme », comme tous les mots qui se terminent en -isme, fait appel à un projet normatif, et non pas à une réalité sociale en particulier[6]. Il s’agit d’un projet qui nous plaît, à nous pluralistes, mais un projet tout de même, avec tout ce qu’un projet peut comprendre (principes, prémisses, pratiques, normes)[7]. Même s’il s’agit d’une distinction sémantique, cette distinction n’est pas sans conséquences[8].

Selon la lecture que l’on fait de Panikkar (1979), il faudrait d’abord distinguer entre une pluralité originelle et une pluralité ontologique, dans ce sens où le premier fait allusion à toutes formes de vie et d’existence (visibles et moins visibles), et le second fait appel principalement aux fondements de l’existence humaine. L’altérité entre l’homme et la femme constitue une première pluralité biologique, mais depuis au moins les études de Margaret Mead nous savons que les catégories de la différence biologique dans les sociétés humaines sont construites socialement et historiquement ; ce constat s’applique autant à la notion de genre (« gender ») qu’à celle de classe, race, ou ethnie. La pluralité sociale existe dans toutes les sociétés mais elle varie d’une société à une autre, non seulement dans sa forme (ethnique, religieuse, linguistique, etc.), mais aussi dans la façon d’expliquer sa pertinence (voir Das et al. 2008). De surcroît, il y a une pluralité à l’intérieur de chaque individu : ce n’est pas seulement que les individus prennent conscience de leur individualité à travers le regard de l’autre (voir la notion d’« autre généralisé » de Mead 1934) mais aussi que chaque individu est l’amalgame de plusieurs parcours, expériences et traditions (Nancy 1996).

D’un point de vue systémique, la pluralité existe à plusieurs niveaux et notre compréhension de la pluralité dépend en bonne partie de l’échelle que nous prenons comme objet d’étude : pluralité originelle ; pluralité ontologique ; pluralité biologique ; pluralité sociale (ethnicité, religion, langue, classe, race, genre, âge, etc.) ; pluralité individuelle.

Parler du pluralisme – ce discours normatif multiforme qui prend la pluralité comme objet et comme objectif – fait appel à un autre registre de pensée, un registre qui n’est pas aussi primordial ou universel que ses porte-parole aimeraient le faire croire[9]. Force est de constater que dans l’histoire de l’humanité, le pluralisme n’a pas joué un rôle de premier plan. Panikkar commence par la mythologie de Genèse en décrivant la folie humaine par un retour à la tour de Babel : « Dieu, comme symbole de l’infini, semble être à sa place quand il détruit toute tentative humaine envers les finitudes confortables » (Panikkar 1979 : 199). En suivant Panikkar, je présume que le problème de l’unité et de la diversité a toujours été une préoccupation pour les sociétés humaines, mais plus souvent que le contraire, ce monisme de « finitudes confortables » semble prendre le dessus. Selon Isaiah Berlin, l’ennemi du pluralisme a toujours été le monisme, la conviction ancienne qu’il existe une « harmonie singulière » de la vérité (Berlin 1998 : 2). Pour celui-ci, le monisme est à la source de toute forme d’extrémisme, mais nous savons que le monisme permet aux sociétés de se reproduire à travers la transmission de valeurs et de normes : « […] l’universel : c’était la culture qui nous était transmise » (Leroux 2016 : 19)[10]. Le monisme de la pensée des Lumières (lui-même une réponse au monisme féodal de son époque) a permis une panoplie d’innovations technologiques, sociales et politiques, notamment les structures démocratiques modernes qui ont suivi les révolutions françaises et américaines et qui ont institutionnalisé la pensée pluraliste comme devise de gouvernance. D’un certain point de vue, toutes les religions (surtout les religions monothéistes) sont coupables de monisme – puisque dans tout acte de foi il y a la prétention de l’absolu (Grondin 2015) – mais dans la plupart des « world religions » il existe des courants de pensée qui cherchent à établir des ponts entre les différentes visions du sacré (Panikkar 1999 ; Baum et al. 2007). Du point de vue libéral, le monisme qui devrait nous inquiéter le plus est celui du refus catégorique de la différence : certaines formes de nationalisme, le fascisme, et toute forme de guerre qui justifie la violence en faisant appel à Dieu.

Le pluralisme a été pensé de plusieurs points de vue disciplinaires (philosophie, science politique, sociologie, éducation, théologie, etc.) et à plusieurs niveaux, chaque niveau correspondant à un ensemble particulier d’objets, de concepts et de questions (Leroux 2016)[11]. Premièrement il s’agit d’une idéologie politique qui pose la question de la cohabitation humaine à l’échelle planétaire (Panikkar 1979). Afin de pouvoir répondre à cette question, le pluralisme « admet la nécessité de postuler plusieurs principes pour expliquer la constitution du monde » et insiste sur la nature irréductible des êtres qui composent la communauté politique (cité dans Saillant 2016 : 7)[12]. Dans l’intérêt d’avoir une définition opérationnelle du pluralisme, je retiens principalement trois éléments : 1) la prise en compte de la réalité plurielle des sociétés humaines ; 2) la reconnaissance des droits politiques et culturels des personnes et des groupes qui ne s’identifient pas au groupe majoritaire ; 3) l’engagement à créer des conditions pour la participation de tous à la vie de la communauté politique[13]. De ce point de vue, la communauté politique est conçue comme une création artificielle nécessaire pour s’assurer que les intérêts de classe ou les catégories ethniques ne priment pas sur les droits (Arendt 1998). Suivant cette définition, des systèmes politiques ségrégationnistes (par exemple l’Afrique du Sud sous l’apartheid) remplissent le premier critère, mais pas le deuxième ou le troisième. Les systèmes républicains (prenons l’exemple de la France) ne sont pas pluralistes parce que le deuxième critère – la reconnaissance de la différence – n’est pas rencontré[14].

Dans la littérature sur le pluralisme politique, il y a souvent une opposition entre le libéralisme (qui ne s’occupe pas des normes mais qui protège les libertés) et le républicanisme (où la seule façon de protéger les libertés, c’est d’appliquer un cadre commun, généralement celui de la citoyenneté)[15]. Selon Denise Helly :

L’État moderne se caractérise par une tension inhérente entre un fondement culturel, particulier, et un fondement universaliste et l’idée de similitudes d’expérience (institutions, nation, religion, langue) des membres d’une société constitue un complément de sa définition […].

Helly 2002 : 163

Cette description fait résonnance avec la distinction entre le multiculturalisme et l’interculturalisme, deux formes de pensée pluraliste qui, malgré leurs similitudes, n’ont pas la même conception des rapports entre la majorité et les différents groupes minoritaires (Rocher et White 2014). Dans une analyse brillante de l’émergence de la pensée pluraliste au Canada, Elke Winter (2011) essaie de comprendre comment les majorités développent une vision de leur propre groupe comme « normatively pluralist » (pluraliste en termes de normativité)[16]. Prenant le Canada comme exemple, elle propose que le pluralisme est le résultat d’une relation triangulaire où deux communautés politiques négocient un pluralisme étatique, non pas sur la base d’une égalité entre les deux communautés, mais parce que des groupes en dehors de cette polarité revendiquent des droits en tant que minorités linguistiques ou culturelles. S’inspirant de Weber, Winter explique que ce n’est pas la confrontation entre deux ou plusieurs cultures qui fait émerger la pensée pluraliste, mais des rapports de pouvoir entre une majorité et différentes catégories de groupes minoritaires. De ce point de vue, le pluralisme n’est pas une configuration naturelle ou prédéterminée, mais plutôt le résultat d’un processus de négociation qui effectue un certain travail de médiation entre les communautés politiques (Winter 2011 : 199-200).

Si l’anthropologie de la mondialisation des années 1980 et 1990 était très préoccupée par le débat de l’homogénéisation (voir par exemple Falk-Moore 1989), à partir des années 2000 il semble y avoir beaucoup plus d’intérêt pour les processus de pluralisation (Saillant 2016). Il est indéniable que les villes des sociétés industrialisées deviennent de plus en plus plurielles (Vertovec 2007), mais cela ne veut pas dire qu’elles deviennent pluralistes. Dans les contextes où le pluralisme représente un discours majoritaire (imposé par une majorité comme valeur universelle), le pluralisme peut être vécu comme monisme[17]. C’est exactement ce que nous voyons dans certaines réactions au récent livre de Georges Leroux sur le pluralisme religieux dans l’enseignement secondaire au Québec[18]. Puisque le pluralisme n’est pas un principe qui fait consensus dans toutes les couches de la population, il doit être remis en question et réaffirmé constamment (Rocher et White 2014)[19].

Trois courants de pensée pluraliste

La majorité de la recherche sur le pluralisme se limite à l’analyse du pluralisme politique et s’intéresse principalement à l’échelle étatique. Il existe relativement peu de recherches sur le pluralisme comme pratique professionnelle ou citoyenne, et encore moins de recherches qui abordent ce sujet à partir d’une perspective anthropologique ou ethnographique[20]. Dans le cadre de nos recherches sur les dynamiques interculturelles à Montréal, nous avons essayé de comprendre les différentes pratiques et politiques qui sont mobilisées au nom du pluralisme. Assez tôt dans le processus, nous avons remarqué trois différentes façons de concevoir le pluralisme. Voici un résumé assez schématique de chaque courant et l’idée principale de son modèle d’action :

  • Diversité : reconnaître les spécificités des différents groupes et commu-nautés ;

  • Discrimination : lutter contre la discrimination pour garantir l’égalité des chances ;

  • Dialogue : réduire les écarts de communication qui mènent à l’exclusion.

Avant de donner des précisions sur ces trois catégories, j’aimerais apporter quelques précisions par rapport à cette grille d’analyse. La relative simplicité de la grille a facilité son utilisation dans le cadre de nos recherches. Cette grille a émergé dans le cadre d’un projet de recherche en partenariat qui me donnait accès à un grand nombre d’acteurs communautaires, municipaux et universitaires dans le champ de l’action interculturelle à Montréal (voir note 5). Dans la première phase de recherche de ce projet, j’ai remarqué à plusieurs reprises des tensions entre les chercheurs et praticiens qui travaillent avec une approche anti-discrimination ou antiracisme d’une part, et ceux qui travaillent avec une approche interculturelle ou par le dialogue, d’autre part. Que ce soit dans la préparation des textes descriptifs du projet de recherche ou lors des réunions de travail et des présentations publiques, cette tension donnait lieu à des débats passionnés qui devenaient parfois personnalisés. Ensuite, et principalement du fait de mon contact avec le programme de Cités interculturelles du Conseil de l’Europe (qui met beaucoup l’accent sur la notion de « diversity advantage », ou avantage lié à la diversité, voir Wood et Landry 2008 ; Côté 2018), la troisième catégorie de la diversité est ressortie fortement comme précondition des deux autres. À la suite de mes observations dans ces deux contextes (recherche partenariale à Montréal et collaboration avec les collègues à l’international), j’ai remarqué une catégorisation presqu’identique dans plusieurs contextes différents, par exemple dans le cadre de référence interculturel pour la ville de Barcelone ou dans certains écrits sur le pluralisme au Québec (voir par exemple Ouellet 2002 ; Labelle 2015)[21]. Par la suite j’ai validé cette grille auprès de mes collègues au LABRRI et dans le cadre de plusieurs contextes d’enseignement universitaire[22].

Dans les différents milieux de pratique, de nombreux acteurs se sont identifiés à une ou plusieurs des trois catégories et, comme je vais expliquer plus tard, l’utilisation de cette grille d’analyse a souvent eu un impact positif en contexte de concertation. Ces différentes façons de se positionner par rapport à la pluralité représentent à la fois des postures idéologiques, des paradigmes d’action et des orientations épistémologiques. Cela signifie que les perceptions et les prises de position relèvent souvent du non-dit et de l’inconscient. Je décris ces catégories comme des « courants de pensée » parce qu’elles expriment des idées qui vont au-delà de l’expérience individuelle, et sont transmises par différents niveaux de cadre interprétatif (disciplinaire, politique, institutionnel, etc.). Même s’il y a une relative cohérence à l’intérieur de chacune des catégories, il est évident que les frontières entre elles ne sont pas étanches, surtout quand il s’agit de contextes de contact ou d’intervention. Néanmoins il y a souvent des tendances qui se dégagent, au niveau autant individuel qu’organisationnel[23]. Autrement dit, les discours pluralistes peuvent s’inspirer de plusieurs courants (comme nous allons voir plus bas), mais il y a souvent une tendance plus marquée vers l’un ou l’autre des trois courants, avec un deuxième courant complémentaire et un troisième courant qui est perçu comme problématique ou irritant[24]. On peut constater que les positions des individus et des organisations ne sont pas figées. Elles peuvent varier à travers le temps et selon le contexte, mais cette évolution n’est pas toujours consciente. Le modèle proposé ici ne constitue pas une analyse exhaustive, mais plutôt un outil heuristique pour expliciter les discours et mieux comprendre les interactions entre les différents acteurs sociaux.

Dans le contexte de notre recherche à Montréal, nous avons vu trois courants de pensée qui parfois s’opposent, parfois s’entrelacent, parfois s’ignorent, mais qui rarement s’interpellent comme forme de savoir ou en tant que « courant ». Chaque courant fait appel à un certain nombre de principes, symboles et mots clés qui sont plus ou moins explicites, et chaque courant hérite d’un bagage historique[25]. Du point de vue de l’analyse interculturelle, on présume que toutes les sociétés possèdent des modalités à la fois pour comprendre la diversité au sein de leur groupe et pour interagir avec les personnes qui viennent d’ailleurs, mais la configuration particulière de ces modalités n’est pas universelle. Autrement dit, le pluralisme lui-même est un objet pluriel. Étant donné les limites de l’espace imparti ici et surtout parce que l’objet principal de la présente analyse concerne la pensée plurielle au Québec (voire le contexte de Montréal), je vais me limiter à une description de trois approches pluralistes qui visent, chacune à sa façon, à réduire l’écart entre les gens d’ici et ceux qui sont venus d’ailleurs.

Le courant de pensée diversité

Selon ce courant de pensée, le rapport à l’autre nécessite d’abord et avant tout un acte de reconnaissance (Taylor 1992). Nous savons que la diversité a toujours existé, même dans les sociétés qui sont supposément homogènes, mais elle n’a pas toujours été assumée politiquement ou prise en compte par les groupes majoritaires. Nous savons aussi que la diversité prend plusieurs formes (culturelle, sociale, religieuse, linguistique, raciale, sexuelle, générationnelle, urbaine, etc.) et que l’identité est déjà et toujours situationnelle, c’est-à-dire qu’elle émerge dans la contingence des rapports sociaux. La métaphore de la diversité n’est pas spécifique aux sciences humaines. Au contraire, les idées modernes sur la diversité humaine et les différentes formes de biodiversité émergent en même temps (White 2013). Dans le contexte des sociétés industrialisées de l’Occident, l’immigration a été depuis longtemps une source de diversité, surtout dans les « pays d’immigration » tels que les États-Unis et le Canada ; mais depuis une vingtaine d’années la recherche montre qu’il y a une « diversification de la diversité » en contexte migratoire, c’est-à-dire non pas seulement plus d’immigrants mais aussi plus de langues, plus de pratiques religieuses, et une plus grande distance culturelle (Vertovec 2007). Pour les chercheurs dans ce courant, la diversité est une chose positive qu’il est important de protéger. De ce point de vue la diversité ne devrait pas être perçue comme une menace ou un problème, mais plutôt comme une valeur ajoutée ou une source d’enrichissement (Mossière et Meintel 2013). L’utilisation de la terminologie liée à la diversité s’est beaucoup développée dans les milieux institutionnels (universités, institutions publiques, instances gouvernementales), mais aussi dans le secteur privé à travers la notion de la « gestion de la diversité » (ou « gestion des équipes diversifiées »).

  • Mots clés : reconnaissance, tolérance, ouverture, différence, égalité, cosmopolitisme, culture, traditions, spécificité, communautés, patrimoine, coutumes, inclusion ;

  • Objet d’intérêt : documentation des différentes communautés et pratiques, valorisation des traditions culturelles et artistiques, célébration des différences, mise en public des différences ;

  • Finalité : documentation, reconnaissance et protection des différentes expressions de la diversité au sein de la société afin de garantir l’inclusion et la cohésion sociale ;

  • Critiques du courant : folklorisation de la culture, encouragement du communautarisme, relativisme, renforcement de l’idéologie dominante par l’incorporation de la différence, tendance à ignorer les situations conflictuelles et les problèmes systémiques.

Le courant de pensée discrimination

Les principes démocratiques visent à garantir que tous les citoyens bénéficient des mêmes droits et privilèges. Malgré le fait que ces droits sont enchâssés dans les lois, certains groupes minoritaires, surtout les groupes racisés, sont systématiquement victimes de discrimination (Labelle 2010). Dans le cas des nouveaux arrivants et des immigrants, cette situation se manifeste non seulement dans l’espace public (par exemple dans le cas du profilage racial), mais aussi sur le marché du travail et dans l’accessibilité aux services (Eid 2009 ; Gagnon 2009). Dans les rapports à l’autre, ces phénomènes ont plusieurs conséquences : affaiblissement des structures familiales, marginalisation et stigmatisation des jeunes, difficulté de participation à la vie citoyenne (Conseil interculturel de Montréal 2006), reproduction des inégalités sociales et économiques. La recherche sur la discrimination vise à démontrer que les politiques publiques et les cadres administratifs peuvent avoir un impact positif sur la discrimination, mais dans certains contextes et pour certains groupes on doit préconiser la discrimination positive et certaines formes de réparations. Sur le plan des actions concrètes, il est important de contester le contenu et l’application des lois pour garantir les droits des groupes vulnérables ; la sensibilisation est un outil important pour le changement des mentalités. Il existe plusieurs formes de discrimination (directe, indirecte et systémique ; voir Legault et Rachédi 2008) et la discrimination systémique vient principalement du besoin de la majorité de justifier sa position de privilège en haut de la hiérarchie. Les mécanismes d’exclusion qui mènent à la discrimination prennent plusieurs formes (préjugés, stéréotypes, racisme, xénophobie, etc.) et une analyse intersectionnelle permet de comprendre non seulement le cumul des facteurs discriminatoires, mais aussi les interactions entre eux (Hill Collins et Bilge 2016).

  • Mots clés : droits, inégalités, justice sociale, redistribution, vulnérabilité, précarité, pouvoir, rapports de force, racisme, profilage, exclusion, xénophobie, intersectionnalité ;

  • Objet d’intérêt : représentativité des minorités dans la vie sociale et politique, représentations sociales et médiatiques, mécanismes d’exclusion, stéréotypes et préjugés ;

  • Finalité : dénonciation des structures et pratiques qui reproduisent la discrimination afin de changer le fonctionnement du système et protéger les minorités et les groupes vulnérables ;

  • Critiques du courant : tendance à réduire tous les problèmes à la discrimination, prise de position antagoniste et moralisatrice face à la majorité, insistance sur la volonté individuelle, judiciarisation d’un phénomène social, difficulté à aller vers des solutions concrètes.

Le courant de pensée dialogue

Du point de vue de ce courant de pensée, tous les êtres humains sont porteurs de traditions (Gadamer 1996), lesquelles sont transmises d’une génération à l’autre à travers l’apprentissage de différents codes sociaux. Ces codes restent souvent de l’ordre de l’inconscient ou de l’invisible mais peuvent avoir un impact sur les perceptions et les représentations. Une rencontre entre deux personnes, c’est aussi la rencontre entre des univers différents, et l’analyse des interactions a alors nécessairement une portée qui va au-delà des individus ou du moment de contact (Emongo 2014). Le contact avec l’autre permet une meilleure compréhension du soi mais peut aussi mener à des remises en question par rapport à son identité ou à la perception de son groupe d’appartenance (Gratton 2012). Si les êtres humains sont porteurs de plusieurs identités, c’est le contexte des interactions qui détermine quel aspect de l’identité sera mis en jeu. Du point de vue du courant dialogue, nous avons tous des préjugés ; on ne peut pas les éliminer mais on peut les travailler avec l’autre pour en prendre conscience et les rendre explicites. L’analyse des barrières dans la communication permet de réduire les écarts qui créent des nouvelles formes d’exclusion (White et al. 2015) et les nouvelles situations de contact entre les personnes d’origines diverses exigent des nouvelles compétences, autant pour les immigrants que pour les membres de la société d’accueil (Gratton 2009).

  • Mots clés : interculturel, interactions, rapprochement, compréhension mutuelle, incidents critiques, situations, communication, barrières, cohésion, vivre-ensemble, médiation ;

  • Objet d’intérêt : communication en contexte pluriethnique, situations problématiques récurrentes, barrières à l’inclusion ;

  • Finalité : compréhension des écarts de la communication en contexte pluriethnique afin de réduire les effets de la discrimination et de contribuer à la cohésion sociale ;

  • Critiques du courant : tendance à donner priorité aux facteurs culturels, modèle de rapports de pouvoir pas assez développé, tendance vers l’angélisme, accent mis sur les interactions qui empêchent de voir les aspects systémiques.

Une application du modèle « 3D » : l’analyse des projets en milieu municipal

Pour comprendre le fonctionnement de ces catégories, on peut faire l’analyse d’un programme de financement du Ministère de l’immigration, de la diversité et de l’inclusion (MIDI) du Québec qui a beaucoup de visibilité à l’échelle municipale (surtout à Montréal) : la Semaine québécoise des rencontres interculturelles (SQRI)[26]. Ce programme, qui est organisé par le ministère depuis 2003, permet la réalisation de projets et d’activités qui favorisent l’intégration des immigrants par le « rapprochement interculturel »[27]. Chaque année le MIDI propose un thème général pour la semaine à différents acteurs locaux (organismes communautaires, cégeps, bibliothèques, municipalités) à travers la province[28]. La plupart des activités se déroulent dans la grande région de Montréal, mais nombre de projets sont organisés dans d’autres municipalités. Dans le cadre de ce programme, le ministère ne donne pas une définition de l’interculturel, mais des suggestions d’activités à organiser (par exemple à caractère culturel, thématiques, en milieu de travail, en milieu communautaire, dans le milieu de l’éducation, à caractère familial). La plupart des activités organisées se font sur une base ponctuelle et tombent clairement dans un des trois courants pluralistes. En voici quelques exemples :

  • Diversité : causerie-midi au sujet du pays d’origine d’un groupe d’immigrants présents au Québec ; soirée multiculturelle de performances et paroles d’immigrants de différentes origines ; exposition d’artistes de différentes nationalités ou origines ethniques.

  • Discrimination : présentation sur un projet d’intégration au marché du travail des femmes immigrantes ; conférence sur les problématiques de santé mentale dans les parcours d’immigration ; atelier-spectacle sur l’estime de soi des enfants issus de l’immigration.

  • Dialogue : café-rencontre entre aînés et jeunes dans un quartier multi-ethnique ; activité participative sur la période de cueillette de résultats dans les différentes régions du monde ; activité de rapprochement entre étudiants de Cégep et résidents de logements sociaux.

Un certain nombre d’activités peuvent être classées dans deux ou plusieurs courants, par exemple la projection d’un film sur l’expérience des Amérindiens au Québec, qui selon l’animation de l’activité pourrait mettre l’accent sur la diversité des peuples de la région à travers l’histoire (courant diversité), ou sur la discrimination vécue par les groupes autochtones (courant discrimination). Il y a aussi une catégorie d’activités qui visent principalement l’intégration des nouveaux arrivants à travers le transfert de savoirs ou de connaissances sur le Québec (par exemple un prix pour l’intégration économique des entrepreneurs, une séance d’information pour l’installation des réfugiés, un tour guidé d’une municipalité). Alors que la plupart des activités ont pour objectif de créer des rencontres interculturelles, les activités d’intégration visent à faciliter indirectement les rencontres interculturelles en fournissant de l’information ou des outils aux nouveaux arrivants.

Étant donné les objectifs de la semaine (mettre en valeur les contributions des citoyens d’origines diverses, lutter contre la discrimination, encourager le dialogue interculturel), on s’attendrait à voir un équilibre dans le contenu des activités de l’ordre des différents courants (diversité, discrimination, dialogue). Du fait du thème global du programme (« rencontre interculturelle »), on s’attendrait aussi à voir un nombre important d’activités dans le troisième courant, celui du dialogue. En réalité, une analyse du programme à partir de la grille « 3D » démontre le contraire, avec une prépondérance d’activités dans le courant diversité, un certain nombre d’activités axées sur le dialogue et une minorité d’activités qui s’adressent aux problématiques de la discrimination[29]. Dans l’analyse de la programmation de l’édition 2013, ce sont environ 73 activités qui ont été organisées. Selon mon analyse, la moitié (36) des activités se situent dans le courant diversité, environ un cinquième (16) dans le courant dialogue, un autre cinquième (13) dans la catégorie intégration, et un très petit nombre d’activités (5) se classe dans le courant discrimination[30].

Il semble donc qu’il y ait un décalage entre la mission du programme (les rencontres interculturelles) et le contenu de la programmation (qui est davantage axé sur la reconnaissance de la diversité que sur le rapprochement interculturel). Il faudrait faire plus de recherche pour savoir si ce décalage est dû aux orientations données par le ministère ou plutôt du fait que le courant diversité est mieux connu par la population et mieux balisé que les courants discrimination et dialogue (White 2013)[31]. Mais déjà cette première analyse permet de faire quelques constats qui confirment nos observations dans le cadre de notre recherche sur les pratiques et les politiques interculturelles : 1) on peut travailler dans un contexte interculturel sans utiliser une approche interculturelle ; 2) il y a des programmes qui portent l’étiquette interculturelle sans utiliser un modèle interculturel ; 3) il y a aussi des programmes et des projets qui utilisent une approche interculturelle sans porter l’étiquette interculturelle. Ce flou conceptuel (dont le flou terminologique n’est qu’un symptôme) pose problème à plusieurs niveaux. Premièrement, la confusion entre les différentes orientations pluralistes cause de la frustration auprès des acteurs et organismes qui travaillent pour l’intégration des immigrants et des nouveaux arrivants[32]. Deuxièmement, la forte présence d’activités dans le courant de la diversité peut renforcer la folklorisation des communautés issues de l’immigration. Troisièmement, et de façon assez subtile, ce type d’activités contribue à une tendance à réduire les dynamiques interculturelles – qui touchent tous les membres et tous les groupes qui composent la société – aux enjeux de l’immigration (Rocher et White 2014).

À partir de cette grille d’analyse, il devient possible de mieux cerner les différents courants de pensée pluraliste et de comprendre l’utilisation de ces courants dans le contexte de l’action interculturelle. Cette grille permet de faire un premier niveau d’analyse afin de dégager les différents modèles d’action qui correspondent aux courants de pensée pluraliste. Le même exercice pourrait être fait pour d’autres programmes ayant aussi des objectifs pluralistes, par exemple, la Semaine interculturelle de l’Université de Montréal, ou le Programme Montréal Interculturel (PMI) de la Ville de Montréal[33]. Il serait particulièrement intéressant de faire une analyse d’un programme de la même institution qui met de l’avant un courant pluraliste différent. Une version de cette grille d’analyse sur les politiques de gestion de la diversité dans les municipalités a été utilisée dans la première version de notre projet de recherche sur les villes interculturelles (voir Massana 2018) et, avec certaines modifications, elle pourrait être utilisée dans différents milieux de vie et d’intervention (organismes communautaires, institutions publiques, associations citoyennes, etc.). Les résultats préliminaires indiquent que la grille peut être utilisée non seulement à Montréal et dans d’autres municipalités au Québec, mais aussi pour certaines villes à l’échelle internationale (surtout en Europe). Cependant, nous avons des réserves par rapport à la possibilité d’appliquer la grille en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

Les noeuds de la pensée pluraliste

Il y a une grande diversité d’acteurs qui composent le champ de la concertation interculturelle à Montréal. Les acteurs dans ce domaine – intervenants, conseillers, chargés de projet, gestionnaires et autres – arrivent avec des parcours personnels et professionnels très divers. En dehors de ces orientations individuelles, les acteurs sont traversés par les courants de pensée pluraliste, même dans les contextes où les courants pluralistes ne font pas l’objet d’une réflexion explicite. L’analyse des interactions en contexte de concertation permet de comprendre les dynamiques entre les courants pluralistes. Les différences entre les courants se manifestent dans des noeuds de signification qui peuvent être une source de confusion mais aussi de tensions[34]. Dans certains contextes ces tensions sont productives, dans d’autres elles alimentent des conflits de territoire et des combats idéologiques qui sont fortement ancrés dans les pratiques d’accompagnement, d’intervention et de recherche[35]. Dans la section qui suit, je décris trois exemples de noeuds de signification pour expliquer les dynamiques d’interaction entre les trois courants de pensée pluraliste.

Premier noeud

Le premier noeud que nous avons remarqué dans nos recherches concerne le phénomène de l’interculturalisme[36], qui oppose ce dernier (courant dialogue) au multiculturalisme (courant diversité) et s’exprime de plusieurs façons dans les différents contextes de concertation à Montréal. Dans ces milieux, de nombreux intervenants se disent perplexes par rapport au modèle de l’interculturalisme (White et al. 2015). D’un côté, ils s’identifient au projet de société interculturaliste qui veut harmoniser les relations entre les différentes communautés et faciliter la participation citoyenne. D’un autre côté, ils disent avoir l’impression qu’il y a moins de racisme en Ontario parce qu’il y a moins de chômage chez les immigrants et que le multiculturalisme met beaucoup d’accent sur la reconnaissance des communautés issues de l’immigration. Finalement, ils questionnent la motivation derrière l’interculturalisme, lequel est souvent associé avec un certain courant au sein du mouvement nationaliste au Québec (voir en introduction)[37].

Nous avons aussi constaté que les gestionnaires et chargés de projet qui travaillent dans les arrondissements ou pour la Ville se trouvent souvent coincés entre le modèle multiculturaliste (qui est défendu par de nombreux élus municipaux) et le modèle interculturaliste (qui devrait en principe orienter les actions des municipalités qui relèvent du provincial), par exemple dans la distribution des fonds pour des activités liées aux communautés culturelles telles que les défilés religieux ou les fêtes nationales. Les tensions autour de l’interculturalisme s’expliquent non seulement par la confusion terminologique (White et al. 2015), mais aussi du fait que les différents courants pluralistes comprennent les modèles à partir d’un point de vue différent : le courant diversité voit l’interculturalisme comme inutile et polémiste ; le courant discrimination le voit tantôt comme une posture utopiste, tantôt comme une posture nationaliste ; le courant dialogue y voit un changement social potentiel qui n’est pas nécessairement réalisé.

Deuxième noeud

Nous avons aussi fait face à une série de noeuds en relation avec la notion de « culture », surtout dans l’analyse de problèmes de communication interculturelle. Du point de vue du courant dialogue, il est nécessaire de prendre en compte les codes culturels et les cadres de référence des uns et des autres parce que ces éléments constituent le premier niveau de barrières à l’inclusion et à la participation citoyenne. L’analyse des interactions en contexte pluriethnique permet d’identifier les facteurs qui mènent à de nouvelles formes de discrimination et d’exclusion sociale. Dans le cadre d’un atelier de recherche-action que nous avons organisé sur la précarité des travailleurs étrangers temporaires, mes collègues et moi nous avons donné l’exemple d’un travailleur maghrébin qui a connu plusieurs difficultés à la suite d’un accident de travail. L’analyse de la situation expliquait non seulement le problème des barrières linguistiques, mais aussi celui des barrières culturelles (connaissances du système de santé et sécurité au travail, rapport aux institutions et aux services publics). Ce choix de mise en situation a provoqué plusieurs réactions qui correspondaient au courant de la discrimination, comme si le fait d’avoir nommé les origines de la personne pourrait renforcer les stéréotypes au sujet des groupes minoritaires : « Pourquoi vous avez choisi un immigrant pour cette histoire ? La même chose aurait pu arriver à un Québécois de souche… ! » ; « C’est quoi pour vous un Québécois ? » (s’adressant au conférencier) ; « Je n’aime pas cet exemple parce que nous sommes tous des Québécois ! » ; « Même pour nous les Québécois c’est impossible de comprendre le système de santé ici ! ».

D’un point de vue discrimination, nommer les différences « culturelles » est considéré comme dangereux parce que les immigrants et les minorités visibles sont déjà victimes de discrimination et que le fait d’attribuer des comportements à la culture peut renforcer davantage les mécanismes d’exclusion. Pour le courant dialogue, ne pas nommer les différences peut aussi renforcer l’exclusion (White et al. 2015), mais pour identifier la source du problème, il faut faire une analyse de ce qui a été dit et ce qui a été compris, sans chercher à pointer du doigt les différents acteurs ou à leur attribuer des intentions. Du point de vue discrimination, on se demande : « Qui a le pouvoir de nommer les différences ? ». Du point de vue dialogue, on se demande : « Quelle est la motivation derrière le désir de nommer les différences ? ». L’application d’une grille pluraliste nous permet de voir que les deux courants voient deux aspects du même problème, mais que chaque courant a de la difficulté à comprendre la préoccupation de l’autre.

Troisième noeud

Le dernier noeud que j’aimerais discuter est un véritable casse-tête et semble opposer non seulement le courant dialogue au courant discrimination (comme dans l’exemple numéro 2), mais aussi ces deux courants à celui de la diversité. Dans le cadre de ses recherches sur la santé et les services sociaux à Montréal, le chercheur Alex Battaglini (2010) a démontré que le travail dans les quartiers et les arrondissements pluriethniques exige environ 40 % de plus de temps pour les tâches habituelles des professionnels. D’un côté, on pourrait utiliser cette statistique (qui, selon Battaglini, serait une estimation conservatrice dans certains contextes) pour plaider le besoin de ressources additionnelles dans la provision des services. De l’autre côté, et là on s’approche d’un discours anti-pluraliste, la société québécoise ne devrait pas être obligée d’investir des ressources publiques précieuses pour prendre soin des personnes qui viennent d’ailleurs et qui arrivent avec des besoins particuliers.

Dans le cadre d’un atelier de théorie pratique, cette question a été à la source d’un long débat très animé qui a polarisé les positions des personnes dans la salle. Certains participants, préoccupés par les problèmes de la discrimination, ne voulaient pas que le partenariat recherche publicise davantage ces données par crainte de réveiller un sentiment anti-immigrant ou anti-immigration. D’autres participants, mobilisant des arguments en faveur du dialogue, ont insisté sur l’importance de protéger les intervenants et les professionnels de la santé, qui eux ne peuvent pas prendre soin des personnes vulnérables s’ils deviennent eux-mêmes vulnérables (notamment par une surcharge de travail). Un autre groupe de participants, insistant sur le fait que les immigrants sont une source de richesse, autant pour la société que pour l’économie, ont exprimé un malaise profond et ont proposé de passer à un autre sujet. Du point de vue des courants dialogue et discrimination, le sujet du 40 % de plus est important mais explosif. Vouloir ignorer cette question constitue une forme de négligence pour le courant dialogue, et une forme de naïveté politique pour le courant discrimination. Comment donner sens à un sujet aussi délicat qui peut aussi facilement polariser des acteurs qui ont tous, a priori, le mandat et la mission de favoriser l’inclusion des immigrants et la cohésion sociale entre les citoyens de toutes origines ?

L’analyse des tensions entre les différents courants de pensée pluraliste permet de dépasser la simple description des discours sur le pluralisme et également de questionner les logiques internes[38] de la pensée pluraliste, surtout celles qui peuvent limiter sa capacité de combattre l’exclusion des personnes issues de l’immigration récente. Les courants de pensée pluraliste constituent des configurations épistémologiques qui sont portées par des individus et habitées par des institutions. L’utilisation d’une grille d’analyse pluraliste permet de voir : 1) que chaque courant présente des forces et des faiblesses ; 2) que chaque courant correspond à un contexte politique et historique particulier ; 3) que le choix du courant dépend du contexte ou de la situation. L’analyse des dynamiques entre les courants donne accès à différents niveaux d’action et de sens : le conflit entre le courant dialogue et le courant discrimination permet de comprendre la diversité d’approches et d’outils à l’intérieur de la pensée pluraliste ; la mécompréhension entre le courant diversité et le courant discrimination nous renseigne sur notre capacité à nommer les problèmes vécus en contexte pluriethnique ; la difficulté de consensus sur l’utilisation des statistiques donne une idée de l’ampleur des enjeux d’exclusion et d’inclusion en contexte pluriethnique. Comment faire pour concilier ces différentes façons de défendre les principes pluralistes ?

Pensée pluraliste en contexte de concertation

Comme nous avons vu dans la première partie de ce texte, les courants de pensée pluraliste partagent un certain nombre de principes (la reconnaissance de la diversité, l’égalité devant la loi, et la cohésion sociale), mais ils n’ont pas toujours la même façon d’expliquer les problèmes ou d’identifier des solutions. Dans des contextes où il y a divergence entre les courants, la pensée systémique insiste sur le principe de la complémentarité[39]. Cela signifie que chaque courant possède des outils pour faire avancer notre compréhension de la nouvelle réalité de la cité. Faire l’analyse au niveau de la pensée pluraliste – et non pas au niveau d’un des courants – permet de voir les forces et faiblesses de chaque courant mais aussi les liens de complémentarité entre eux.

Figure 1

Complémentarité des postures pluralistes

Complémentarité des postures pluralistes

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Dans cette logique, il n’y a pas un courant qui soit plus important que les autres, puisque c’est le contexte qui détermine lequel des courants est à privilégier et comment trouver le bon équilibre entre les courants. Par exemple, il est normal que dans les contextes de rassemblement politique les discours sur la diversité prédominent ; la diversité est un courant qui permet la reconnaissance et la recherche de la différence dans l’unité. Dans d’autres contextes, par exemple face aux problèmes d’exclusion des groupes racisés, il est nécessaire d’utiliser les outils de contestation juridique et d’analyse des rapports de pouvoir souvent associés avec le courant discrimination. Finalement, en ce qui concerne les problèmes de l’accessibilité des services, de la résolution du conflit, ou de la cohabitation, il est important d’avoir recours au courant dialogue. Quand il s’agit des problématiques complexes (par exemple la radicalisation et l’islamophobie, le profilage racial, les relations entre les communautés religieuses, la situation des peuples autochtones, etc.), il est nécessaire d’avoir recours à plusieurs courants. Mais comment et dans quel ordre[40] ?

Il n’y a pas de réponse facile à cette question, mais dans le cadre de nos recherches à Montréal nous avons souvent constaté, autant pour les individus qu’au niveau organisationnel, que les acteurs du milieu suivent une progression assez linéaire qui commence par la diversité et termine par les principes du dialogue : « la reconnaissance de la diversité doit être suivie par la prise en compte des inégalités causées par la discrimination ; et seulement, en aval, on pourra parler des conditions du dialogue qui favorisent l’inclusion » (White et al. 2015). Cette façon de faire des liens entre les différents courants pluralistes pourrait être spécifique au courant dialogue – une progression linéaire qui commence par la reconnaissance et aboutit par le rapprochement – mais nous avons vu plusieurs exemples de cette progression dans l’évolution des programmes et des politiques, au moins au niveau municipal (White 2018)[41].

Figure 2

Chaîne logique vers l’inclusion citoyenne

Chaîne logique vers l’inclusion citoyenne

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Dans plusieurs milieux de pratique, la grille d’analyse « 3D » a facilité le travail de concertation entre les différents acteurs dans le domaine de l’action interculturelle. Je présume qu’il y a différents points de vue sur la façon de prioriser les actions en contexte pluriethnique et ces points de vue peuvent être à la source de factions (autant à l’interne qu’à l’externe). Pour faciliter la communication dans les différents milieux de pratique, nous avons d’abord fait un travail d’explicitation sur les approches pluralistes[42]. Les exercices d’explicitation que nous utilisons dans le cadre du partenariat ont été développés au fur et à mesure de l’évolution du projet de recherche. Habituellement l’exercice d’explicitation passe par cinq étapes : 1) décrire les idées principales de chaque courant en utilisant le modèle « 3D » ; 2) montrer une série d’exemples (propos, discours, projets, programmes, politiques) qui utilisent les trois courants et demander aux participants de placer les différents éléments dans les trois catégories « 3D » ; 3) revenir à chaque courant pour essayer de générer un certain nombre de mots clés qui seraient spécifiques au courant ; 4) prendre des exemples de situations problématiques (noeuds ou incidents critiques) afin d’appliquer la notion de complémentarité ; 5) demander aux participants de se situer par rapport aux « 3D » afin de se positionner d’abord en tant qu’individus, ensuite en tant que groupe.

Nos expériences avec l’explicitation dans le cadre du projet de partenariat ont eu certains effets insoupçonnés au niveau du processus de concertation :

  • Le fait de nommer les différents courants est souvent inattendu pour les participants. Comme il s’agit d’un exercice d’explicitation épistémologique (où les participants sont encouragés à réfléchir sur les prémisses de leurs pratiques et principes), cette activité exige de la concentration et peut créer des malaises, mais dans la plupart des cas nous avons constaté que l’exercice crée un effet de soulagement, surtout à l’interne dans les groupes.

  • Selon nos interlocuteurs, cet effet de soulagement vient principalement de deux facteurs : 1) l’explicitation des différents courants pluralistes donne la possibilité de mettre des mots sur des impressions ou des intuitions ; 2) souvent l’explicitation permet de dépersonnaliser des situations parce que les principes et arguments évoqués émanent d’un courant de pensée et non pas des individus.

  • Dans l’évaluation de l’activité, les participants se disent rassurés par le fait d’avoir un outil qui s’applique dans plusieurs situations. Dans certains cas, surtout dans des contextes qui opposent le courant discrimination et le courant dialogue (deux courants qui ont souvent de la difficulté à cohabiter), nous avons constaté une nette amélioration dans les relations de concertation.

  • Le fait de nommer les forces et les faiblesses de chaque courant peut renforcer la notion de complémentarité. Cet aspect a tendance à renforcer la coopération au sein des équipes parce qu’il y a une plus grande transparence par rapport aux rôles, aux mandats et aux expertises. La notion de complémentarité rassure les individus par rapport à la valeur des différentes approches et peut aussi réduire les tensions entre les différents acteurs du milieu (par exemple entre la municipalité et les organismes communautaires, ou entre les gestionnaires et les intervenants).

  • Quand il y a un déséquilibre entre les courants (en nombre ou en termes de rapports de force), l’explicitation peut déstabiliser des équilibres au sein des équipes de travail. Dans certains cas l’explicitation peut rééquilibrer pour créer une dynamique plus égalitaire au sein du groupe, mais pour arriver à ce résultat il est important d’avoir la présence d’une personne externe qui est familière avec les dynamiques entre les courants pluralistes.

L’articulation d’une posture pluraliste claire, autant pour les individus que pour les organisations, constitue un défi majeur pour l’avenir de la cité, qu’elle soit interculturelle ou non. Quand on explicite les prémisses des courants pluralistes, le travail de concertation devient plus facile, et cette explicitation peut renforcer la pensée pluraliste à une échelle plus large. Force est de constater qu’il n’est pas toujours facile de distinguer entre les trois courants. Nous sommes familiers avec ce qui est partagé par les trois courants (reconnaissance de la diversité, égalité devant la loi, recherche de la cohésion sociale) mais les spécificités de chaque courant mènent à des interprétations et à des solutions divergentes. Tant que les différences entre les courants ne sont pas explicitées, il reste difficile pour les acteurs du milieu d’assurer un équilibre entre les courants. À certains niveaux, par exemple dans le développement d’un cadre de référence interculturel, des éléments des trois courants doivent être présents pour créer les conditions qui facilitent l’inclusion de tous les citoyens. À d’autres niveaux, par exemple à l’échelle des projets et programmes, l’utilisation d’un courant en particulier peut s’avérer plus efficace, à condition qu’il y ait une cohérence entre les objectifs du programme et les moyens qui sont donnés pour les atteindre (Massana 2018). L’équilibre entre les courants pluralistes dépend du contexte mais aussi des mandats et des rôles des différents acteurs impliqués.

Vers un pluralisme citoyen ?

L’analyse que je présente dans ce texte présume que la cité ne se limite pas aux sphères « politiques » des acteurs et structures officiels de l’État. Pour étudier l’espace polymorphe et pluriel de la cité interculturelle, j’ai proposé une analyse « d’à côté », mettant l’accent sur différents acteurs du milieu qui sont en train de repenser le pluralisme, parfois sans le savoir, à partir d’une série de notions interculturelles. La pensée pluraliste est relativement bien connue dans ce contexte et la grille d’analyse proposée dans ce texte permet de voir les différents courants pluralistes qui coexistent et sont utilisés pour faire en sorte que la cité devienne plus inclusive. Les notions interculturelles sont plus difficiles à cerner, mais l’analyse de l’action concertée en contexte interculturel permet d’en nommer certaines.

Premièrement, d’un point de vue interculturel tout passe par la communi-cation[43]. La concertation en contexte interculturel est gérée par une série de codes qui donnent une cohérence et un sens à l’action, mais ces codes sont constamment renégociés, recontextualisés et retravaillés. L’analyse de la communication permet de comprendre les dynamiques d’interaction entre les groupes qui composent la cité mais aussi le fonctionnement des systèmes. Deuxièmement, l’analyse des interactions en contexte interculturel nécessite un travail d’explicitation. Prendre conscience des traditions dont nous sommes porteurs permet de questionner (et parfois valider) nos convictions profondes et de faire la comparaison entre les différentes convictions qui se trouvent sur un même territoire partagé ; ceci est très important dans l’analyse des conditions de l’inclusion en contexte interculturel (White et al. 2015). La centration sur nos propres cadres de référence (qui est une forme spécifique d’explicitation) exige une dose d’humilité et parfois l’encadrement, mais elle est essentielle pour réduire les écarts dans la communication (Gratton 2009) et pour aller vers la réconciliation (Blattberg 2015). Une troisième notion interculturelle que nous avons vue dans cette recherche est celle du complémentarisme. Dans le travail difficile de concertation en contexte interculturel, il n’y a pas une approche qui peut tout faire ; même en travaillant ensemble, il y a certaines problématiques que les courants de la pensée pluraliste n’arrivent pas à résoudre. Le complémentarisme présume que chacun est expert dans son domaine et que le travail de concertation exige des analyses contextuelles qui permettent de comprendre non seulement les mandats mais aussi les attentes de tous les acteurs concernés.

Ce qui reste à expliquer, c’est le lien entre la pensée pluraliste et la participation dans la cité. Hannah Arendt considère que la pluralité est la source de la conscience citoyenne. Dans cette analyse, les liens affectifs de la communauté politique se créent, non pas à partir d’un système de valeurs partagées ou à partir des affinités ethniques, mais à travers la participation active à la vie et aux institutions publiques (Arendt 1998). Du point de vue interculturel, cette analyse présente deux problèmes. Premièrement, la plupart du temps la pluralité est un obstacle à la participation citoyenne, principalement parce que les normes de la majorité sont généralement imposées de façon hégémonique sans qu’il y ait prise de conscience du fait qu’il s’agit d’un cadre de référence du groupe majoritaire, ou parce que c’est le résultat d’un processus historique. Malgré tout ce que le courant diversité nous dit sur la richesse de la pluralité, le courant discrimination nous rappelle que nos différences sont souvent source d’inégalités (Côté 2018). Deuxièmement, et ici nous avons besoin de faire une application rigoureuse des principes du courant dialogue, la notion de participation citoyenne n’est pas universelle. Dès que nous ouvrons la bouche, nous sommes traversés par différentes traditions (Gadamer 1996 ; Emongo 2014) et les discours sur la participation citoyenne ne font pas exception à cette règle.

Vu sous un certain angle, tous les citoyens recherchent la même chose – un logement sécuritaire, des écoles de qualité, un emploi digne. Dans cette logique, la dignité n’a pas de couleur et tous sont égaux devant la loi. Nommer les différences entre les personnes et les groupes qui composent la cité risque de nous faire basculer dans le chaos du communautarisme et dans une crise politique identitaire ; l’identité citoyenne serait la seule garantie de la cohésion pour l’ensemble de la communauté politique. En réalité, nous savons que certains groupes – immigrants récents, minorités visibles, communautés autochtones – sont victimes de discrimination systémique et que cette situation a un impact négatif sur la participation sociale et politique. En même temps, si nous acceptons la proposition qu’il y a différentes façons de concevoir la participation, autant pour la majorité que pour les différents groupes minoritaires, nous devons aussi reconnaître que la discrimination explique une partie du problème mais pas tout. L’imposition d’un système unique de pensée peut mener à un cycle de mépris-repli (White 2016 : 50-51), surtout dans des villes qui sont marquées par une certaine « fatigue de la diversité » (Germain 2013 ; Côté 2018).

Un des plus grands défis de la cité interculturelle, c’est alors de savoir quand et comment nommer les différences. La concertation en contexte interculturel, qui est aussi une forme de participation citoyenne, est une excellente illustration de ce phénomène : le fait de nommer les différences (dans ce cas-ci les différences épistémologiques) entre les acteurs semble contribuer à la cohésion vers un objectif commun. En même temps la marche est assez haute si on veut appliquer les principes pluralistes à l’échelle de la cité. Réfléchir sur la possibilité d’un pluralisme citoyen nécessiterait tout un programme de recherche et de consultation qui permettrait une explicitation des différentes modalités de participation dans les cités, y compris des mécanismes pour assurer le complémentarisme d’approches. Sans mentionner le travail difficile de recherche de modèle commun, un travail qui peut faire ressortir d’autres défis et problématiques. Il y a de bonnes raisons de croire que la proximité et la souplesse de l’échelle municipale puissent donner lieu à des solutions novatrices (Rocher et White 2014) ; mais encore faut-il être en mesure de poser la question : « Qui appartient à la cité ? » ; ou plutôt : « À qui appartient la cité ? ».