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Introduction

Les imams (de la langue arabe imam au singulier, a’imma au pluriel), comme responsables des prières collectives ainsi que des mosquées de quartiers, et en tant que conseillers locaux en matière de religion et de religiosité, ont généralement beaucoup d’influence dans la vie spirituelle et sociale des fidèles. Il serait donc logique que les programmes et projets gouvernementaux et non gouvernementaux qui visent à suggérer des changements positifs dans les domaines de la santé, du développement, de l’éducation, de l’économie et de l’environnement social en général au sein des communautés musulmanes sollicitent la participation des imams et d’autres leaders religieux dans la réalisation de projets de recherche-action communautaire. Or, une telle collaboration s’avère assez rare, car le personnel des organisations gouvernementales et non gouvernementales (ONG) tient pour acquis que les leaders religieux musulmans sont nécessairement ultraconservateurs et qu’ils résistent au changement, alors que les leaders religieux, pour leur part, se sentent délibérément tenus à l’écart des programmes de recherche-action et, par conséquent, tendent à se méfier de leurs objectifs et des intentions des chercheurs. Le présent article porte sur une recherche-action participative visant une meilleure compréhension de l’équité de genre (ou de son absence) et dans laquelle sont activement impliqués des imams et d’autres leaders religieux musulmans au sein d’une communauté principalement musulmane de 600 000 habitants à faible revenu à Mumbai (anciennement Bombay), en Inde. Cet article met en lumière que la participation des imams à la coconstruction de programmes de recherche-action peut avoir une certaine incidence sur les comportements qui menacent l’équité de genre, le bien-être et la santé sociale des femmes.

L’Inde, où près de 73 % de la population est de confession hindoue, abrite la troisième population musulmane la plus importante au monde, après l’Indonésie et le Pakistan qui sont deux pays musulmans. En effet, selon le dernier recensement réalisé en Inde (Census Organization of India 2011), 14,2 % de la population du pays, soit environ 172 millions d’habitants, sont musulmans, ce qui en fait la minorité musulmane la plus importante de la planète. Depuis la partition de 1947 et la fixation des frontières actuelles de l’Inde, et la création du Pakistan Occidental (maintenant le Pakistan) et du Pakistan Oriental (maintenant le Bangladesh), les musulmans de l’Inde sont devenus une minorité ethno-religieuse défavorisée, aux prises avec des explosions de violence intercommunautaire, une discrimination systémique et un niveau socioéconomique relativement faible par rapport à la majorité hindoue sur le plan tant des revenus que de l’éducation et du développement (Sachar et al. 2006).

Environ 81 % des résidents de la communauté discutée dans cet article s’identifient comme musulmans. Ils vivent dans ce qui est généralement désigné par le terme de « bidonville ». Les rues sont bondées, les maisons et les commerces souvent délabrés. La boue et les mares d’eau abondent pendant la mousson. En plus de l’un des principaux sites d’enfouissement de Mumbai se trouvant à proximité de la communauté, de gros amoncellements de déchets jonchent les rues. Les familles comptent en moyenne 6,1 membres et 90 % de ces familles vivent dans une seule pièce d’une dizaine de mètres carrés et ont un accès restreint à l’eau potable et aux installations sanitaires. Beaucoup d’hommes travaillent comme journaliers, alors que de plus en plus de femmes (29 %) font du travail à la pièce à domicile ou oeuvrent comme domestiques et occupent des emplois précaires.

Au cours des 15 dernières années, le nombre de mosquées au sein de la communauté est passé d’une dizaine en 2002 à 48 aujourd’hui ; elles sont principalement sunnites. La multiplication des mosquées a aussi entraîné une plus grande présence des hommes lors des prières collectives, surtout lors des jumma namaz (prêches et prières du vendredi). Les imams sont des leaders religieux qui célèbrent les cérémonies religieuses, dirigent les prières à la mosquée et font le sermon du vendredi ou Khutbah (Ali et Milstein 2012), également appelé Takreer par les imams indiens. Les imams sont considérés comme une autorité pour les aspects religieux de la vie ; ils sont aussi consultés par les fidèles qui ont besoin de conseils pour mieux gérer des situations familiales et personnelles délicates. Leur rôle peut même s’étendre à la résolution de conflits et de litiges qui sont normalement réservés aux tribunaux de l’État (Al-lssa 2000 ; Ali et al. 2004 ; Azmat 2011 ; Ali et Milstein 2012).

Concernant la participation des imams à la recherche-action, notons que dans les pays à revenu élevé les programmes de promotion de la santé menés en collaboration avec des imams ont essentiellement été axés sur la sensibilisation aux maladies chroniques et à leur gestion (ex : le diabète, l’hypertension, le cancer ; voir Ghouri 2005), ou encore sur la santé mentale (Abu-Ras et al. 2008 ; Milstein et al. 2008). Dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, la plupart des interventions portent sur des questions considérées par les imams comme étant plus sensibles et potentiellement conflictuelles, comme la promotion de la santé sexuelle ou de la santé reproductive des femmes (UNFPA 2005) et la sensibilisation à la prévention et au traitement du VIH/SIDA (Kagimu et al. 1998 ; Maulana et al. 2009 ; Sachs 2009 ; Altaf et al. 2013).

Au Kenya, les imams et les enseignants des madaris (de la langue arabe madrasa au singulier, madaris au pluriel) participent aux efforts d’éducation communautaire dans le cadre de projets de lutte contre le VIH/SIDA (Mwarogo 2007). Les chercheurs en charge de ces projets utilisent les enseignements de l’islam et de ses textes fondateurs pour promouvoir, avec les imams, la santé sexuelle et l’utilisation du condom (Maulana et al. 2009). Ce processus d’interprétation conjointe des textes canoniques de l’islam (Coran et ahadith) par des imams et des chercheurs a mené les imams à considérer qu’il était acceptable d’inclure l’éducation à la santé sexuelle dans leurs enseignements religieux, ce qui leur était inconcevable avant une telle collaboration[1].

En Ouganda, les projets de recherche et d’intervention liés au VIH/SIDA sur le rôle des imams et pilotés par la Islamic Medical Association of Uganda (IMAU) ont souligné qu’il était plus probable que les messages d’intervention soient bien reçus s’ils étaient communiqués par un membre de confiance de la communauté (Kagimu et al. 1998). En se fondant sur les résultats de son étude préliminaire, l’IMAU a mis sur pied plusieurs activités d’intervention pendant deux ans, parmi lesquelles des ateliers qui se sont tenus dans 200 mosquées au sein desquels des centaines d’imams ont été formés aux stratégies de prévention du VIH/SIDA. L’évaluation de l’intervention de l’IMAU révèle qu’au cours des deux années qu’a duré le projet, 83 % des fidèles ont consulté leur imam (formé) au sujet du SIDA. Le projet a permis aux imams et à leurs fidèles d’être beaucoup mieux informés sur la transmission et les méthodes de prévention du VIH (Kagimu et al. 1998 ; UNAIDS 1999).

Au Bangladesh, l’Imam Training Academy a intégré dans son curriculum des modules d’enseignement et de formation sur le VIH/SIDA, les infections transmises sexuellement (ITS) et la santé reproductive afin de favoriser une meilleure diffusion des savoirs médicaux sur ces sujets (Tahmina 2002 ; Usmani 2002 ; Islam et Conigrave 2008). Le Masjid Council for Community Advancement (MACCA) et le Family Health International (FHI) ont également élaboré un programme et des messages de prévention du VIH/SIDA qui ont été communiqués par les imams à plus de 500 000 résidents en une seule année (Sachs 2009). USAID travaille aussi avec les imams pour améliorer la connaissance et l’utilisation de la contraception ainsi que l’accès à cette dernière dans plusieurs pays (USAID 2010).

En Inde, les recherches sur le rôle des imams dans la santé sociale des femmes sont à peu près inexistantes. Le présent article souhaite contribuer à combler ce vacuum, et ce, tout en proposant une approche participative culturellement sensible, à l’écoute des perspectives, des interprétations et des pratiques des personnes interviewées. Il existe en Asie du Sud quelques exemples de projets de recherche-action auxquels le secteur religieux musulman collabore relativement à la santé sociale des femmes, à leur quête d’autonomisation et de réappropriation du pouvoir (empowerment) au Bengladesh (Alim et Ali 2012) ; à la réduction de la violence domestique au Pakistan (Zakar et al. 2011). En Inde, les auteurs du présent article se sont penchés sur les perspectives de musulmanes indiennes quant à ce qu’elles considèrent comme des « relations conjugales saines » (Schensul, Saggurti et al. 2009 ; Schensul, Verma et al. 2009) et comme représentant à leurs yeux l’équité de genre (Schensul, Singh et al. 2015). Plusieurs versets coraniques et enseignements du Prophète Muhammad (ahadith) décrivent l’équité de genre en contexte marital et la nécessité pour les époux d’affronter l’adversité, de se protéger et de se soutenir mutuellement, et de gérer les affaires familiales dans un effort conjoint. Toutefois, l’interaction entre les enseignements de l’islam et les traditions patriarcales locales (antéislamiques) a entraîné une relation inéquitable qui apparaît dans de nombreuses sphères de la vie familiale et sociale.

Notre projet de recherche-action participative, d’où proviennent les données présentées ici, émane d’un programme plus vaste visant initialement à contribuer à mieux comprendre et à réduire le risque pour les femmes mariées de contracter le VIH et/ou des ITS, risque essentiellement lié aux relations extraconjugales et aux comportements sexuels à risque du mari. Dans notre effort d’atteindre cet objectif central initial s’est alors rapidement imposée à nous l’urgence d’une meilleure compréhension des relations conjugales et la nécessité d’identifier, selon les répondants en général et les femmes de la communauté sous étude en particulier, ce qui constitue un environnement social favorable à l’équité de genre. Il serait en effet vain que les femmes gagnent en réappropriation de pouvoir (empowerment) si cela avait pour conséquence que leur vie en devienne plus difficile en raison d’un environnement peu enclin à l’équité de genre et à la subjectivation des femmes, une subjectivation qui serait entravée par des réactions hostiles (voire violentes) de la famille, des voisins et des leaders religieux et communautaires.

Nous avons présenté dans un article antérieur (Schensul, Singh et al. 2015) les résultats quantitatifs issus du présent projet quant à la mesure longitudinale du changement d’attitudes et de comportements en matière d’équité de genre chez les imams, ainsi que chez les hommes et les femmes de la communauté sous étude. Alors que cette publication insistait essentiellement sur les perspectives des femmes et des hommes, le présent article se focalise sur un élément central que nous avons peu exploré jusqu’ici, à savoir les perspectives et le rôle des imams et autres leaders religieux musulmans dans la promotion de l’équité de genre au sein de la communauté étudiée. Les imams, de par l’influence qu’ils ont dans la communauté en général et sur les hommes en particulier, peuvent-ils s’avérer des « complices » stratégiques pour les nombreuses femmes qui, d’une part, ont une scolarisation insuffisante leur donnant un accès limité aux textes canoniques de l’islam et pour qui, d’autre part, l’accès aux mosquées est interdit en Asie du Sud en général et en Inde en particulier ? L’islam repose tout entier sur des textes canoniques qui, par définition, autorisent la production d’autres textes au sein de la tradition musulmane. Or, l’herméneutique de ces textes est souvent complexe et exige une maîtrise de la langue arabe que seule une scolarité considérable, à l’instar de celle de nombreux imams, peut permettre. Les femmes peu scolarisées sont alors les plus pénalisées lorsque leur aspiration vise à proposer des interprétations féminines et féministes de l’islam, contrairement à ce que peuvent faire d’autres musulmanes plus instruites, comme par exemple en Afrique de l’Ouest ou au Québec (voir respectivement Gomez-Perez et Benhadjoudja, ce numéro). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous nous demandons alors si, dans un contexte culturel patriarcal où la domination masculine est la règle, les femmes de la communauté pourraient faire des imams des complices pour renégocier en contexte marital des relations saines, une sexualité relativement épanouie, une communication constructive, et une réappropriation du pouvoir. Une telle renégociation du sens et des normes, avec les imams comme complices, pourrait-elle s’avérer une stratégie culturelle autorisant la construction d’un sujet féminin musulman, par définition non-individué et ancré dans un espace normé ? Une telle « stratégie culturelle » permettrait-elle aux femmes d’habiter la norme et de se l’approprier, plutôt que s’y subordonner sans qu’aucune résistance ne soit possible ? Cette stratégie dans la complicité contribuerait-elle ainsi à une herméneutique du sujet féminin musulman, un sujet en mesure de faire de l’islam une technologie de soi et de se donner ainsi la capacité d’agir sur soi en tant que sujet ? C’est dans ces questions nodales qu’apparaît le lien central entre le présent article et l’esprit du présent numéro, Femmes et subjectivations musulmanes : « Il y a en effet lieu de se demander s’il n’y aurait pas un autre mode de subjectivation à explorer plus à fond et qui, central dans la plupart des populations non-occidentales (migrantes ou non), construirait la liberté du sujet plus dans des espaces collectifs que par l’individuation » (Mekki-Berrada, présentation, ce numéro). Alors que les imams sont souvent perçus comme un obstacle misogyne, nous nous demanderons ici quel rôle peuvent donc bien jouer les imams de Mumbai dans la promotion de l’équité de genre, par quels moyens, et quelles en sont la portée et les limites.

Méthodologie

Les données mobilisées dans cet article sont tirées du programme Research and Intervention on Sexual Health : Theory to Action (RISHTA), financé de 2007 à 2013 par le US National Institute for Mental Health (NIMH)[2]. RISHTA est le fruit d’une collaboration étroite entre la University of Connecticut School of Medicine et l’Institute for Community Research (ICR) basés au Connecticut (États-Unis), du Population Council de New Delhi et de l’International Center for Research on Women (ICRW) basés à New Delhi (Inde), du Tata Institute of Social Sciences (TISS) de Mumbai (Inde), de la Tulane University de la Nouvelle-Orléans en Louisiane (États-Unis), ainsi que du département d’anthropologie de l’Université Laval à Québec (Canada).

Depuis 2001, RISHTA élabore en partenariat avec les résidents et intervenants de la communauté étudiée une série d’interventions à paliers multiples, lesquelles comprennent : des interventions à l’échelle de la communauté ; la mise sur pied de cliniques pour la santé sexuelle des femmes et des hommes au centre urbain de santé local ; la création conjointe de programmes de consultation individuelle et en couple ; la promotion des théories et pratiques des guérisseurs traditionnels ; ainsi que des interventions auprès des ONG locales et des leaders religieux[3]. Le présent article se consacre au rôle des leaders religieux musulmans dans la promotion de l’équité de genre au sein de leur communauté.

La communauté étudiée

D’après les deux études quantitatives à partir de sondages systématiques aléatoires que nous avons menées (N=2408 et N=2470 respectivement), près de 81 % des 600 000 résidents de la communauté étudiée s’identifient comme musulmans, 16 % déclarent être hindous et 3 % indiquent qu’ils sont chrétiens ou bouddhistes. Près des deux tiers (66 %) des résidents sont des migrants des États indiens pauvres du nord, du Mahārāshtra rural et du Tamil Nadu. Les hommes et les femmes ont une scolarisation moyenne de six et cinq années respectivement, et le revenu mensuel moyen des hommes est de 5 900 roupies (environ 100 USD). La plupart des hommes sont journaliers, petits commerçants, marchands de fruits et légumes, tailleurs, colporteurs, conducteurs d’autopousses (taxis à moteur à trois roues), camionneurs, ou bien fonctionnaires au bas de l’échelle salariale. De plus en plus de femmes (28 % aujourd’hui, comparativement à 4 % dans un sondage mené en 2006) tirent des revenus de leur travail à la maison et/ou à l’extérieur. Les femmes travaillant à la maison touchent un salaire minime (1 200 roupies, soit 20 USD en moyenne par mois) pour des tâches comme la broderie, la couture, la cuisine ou la vente de fruits et légumes.

Parmi les 48 comités de mosquées (CM) existants dans la communauté, 46 ont accepté de participer au projet. Nous avons effectué 20 entrevues semi-structurées (comprenant six groupes de discussion et 14 entrevues individuelles) avec 39 leaders religieux (imams et autres membres des CM). Nous avons aussi effectué de l’observation participante dans 21 mosquées lors de 30 prêches du vendredi (takreers) accompagnés de chercheurs-interprètes d’expérience. Les données qualitatives ont été codées et analysées à l’aide du logiciel Atlas.ti (Muhr 2010).

Nous avons également développé une nouvelle Échelle de mesure de l’équité de genre (ÉMÉG – Gender Equity Scale, GES) que nous avons utilisée longitudinalement auprès de 51 imams et d’autres leaders religieux musulmans[4]. Nous avons administré l’ÉMÉG à trois reprises en deux ans (T1, T2, T3), à savoir T1 (n=48 imams) en septembre-octobre 2009, au moment où nous inaugurions la phase recherche avec les imams et avant de commencer la phase action ; T2 (n=51) en septembre-octobre 2010, c’est-dire durant la phase action qui a commencé plusieurs mois auparavant en janvier 2010 ; et T3 (n=44) en septembre-octobre 2011, c’est-dire à la fin de la phase action. Parmi les 51 imams, 44 ont été interrogés les trois années consécutives. L’ÉMÉG comprenait 29 énoncés tirés de 81 énoncés normatifs découlant des entrevues qualitatives réalisées auprès des résidentes et des résidents de la communauté lors des travaux de recherche antérieurs de RISHTA (2004-2008)[5]. Les éléments de l’échelle comprenaient des points comme la mobilité des épouses, la sexualité maritale, la communication maritale, la violence domestique, les disputes, la tenue vestimentaire des femmes, les travaux domestiques, la liberté des hommes et la réputation de la famille. Une analyse longitudinale de régression hiérarchique multiple des données issues de T1, T2 et T3[6] a été effectuée à l’aide du logiciel SPSS (v.21). Cette approche longitudinale nous a permis de mesurer les transformations opérées par les imams en ce qui a trait à leurs perceptions et attitudes face à l’équité de genre, avant, pendant et après la phase action.

Phase recherche (septembre 2009-janvier 2010)

Avant même que nous commencions la recherche-action participative avec les imams, nous avions réalisé une étude auprès des femmes de la communauté en 2004-2005 puis en 2008. Nous avions alors pu rencontrer 260 femmes résidant dans la communauté. Elles ont répondu à un questionnaire contenant, entre autres, des questions sur la fréquence et la nature de la violence domestique (verbale, physique, sexuelle) perpétrée envers elles par leurs maris au cours des 6 derniers mois. Presque toutes les répondantes (92,5 %) ont déclaré avoir connu au moins un épisode de violence conjugale, incluant 15 % de femmes ayant subi une forme de violence sexuelle, et ces chiffres sont appuyés par des données qualitatives qui sont autant de témoignages de femmes bouleversées par la violence de leur mari (pour plus de détails, voir Kostick, Schensul, Jadhav et al. 2010). Ces femmes nous disaient aussi ce qu’elles concevaient comme étant une vie conjugale où régnerait une certaine équité de genre (Schensul, Saggurti et al. 2009 ; Schensul, Verma et al. 2009 ; Schensul, Singh et al. 2015). Ces résultats ont été présentés de façon étayée par RISHTA aux imams, à la suite de quoi la plupart d’entre eux se sont montrés très préoccupés, même si plusieurs ne condamnaient pas initialement la violence conjugale. En effet, si les imams n’étaient pas sans ignorer que la violence domestique était assez courante dans la communauté, ils semblaient fort surpris que plus de 9 femmes sur 10 en soient la cible. Les chercheurs de RISHTA et les imams purent alors assez aisément convenir de la nécessité d’agir de façon plus soutenue pour sensibiliser les hommes de la communauté.

En plus de présenter ces résultats aux imams, nous avons profité de cette phase initiale de recherche pour établir avec eux des liens de confiance et pour poser les bases de la phase dédiée à l’action. Nous avons aussi cartographié la communauté étudiée pour identifier les composantes du secteur religieux (y compris les 48 mosquées), et avons réalisé des entrevues qualitatives pour connaître les points de vue des leaders religieux, nous familiariser avec leurs activités, et cerner les convergences et les divergences entre les résultats fondamentaux issus des travaux de RISHTA et les interprétations par les imams des textes religieux comme le Coran et les ahadith quant à l’équité de genre en contexte marital.

Phase action participative (septembre 2009-septembre 2011)

La phase action participative avec les imams s’est déroulée en même temps que continuait la phase recherche, et l’une s’est arrimée à l’autre durant toute la durée du projet. Les neuf activités participatives que nous avons menées avec 30 leaders religieux, y compris les imams de 11 comités de mosquées, sont les suivantes :

  1. Élaboration conjointe d’une première série de messages destinés à la communauté. Ces messages étaient axés sur l’équité de genre, impliquant chercheurs et imams et combinant les résultats de la recherche précédente, réalisée auprès des femmes de la communauté, avec les perspectives exégétiques des imams. Certaines postures ultraconservatrices (usage de violence domestique pour le bien des épouses ; sexualité conjugale pour la satisfaction exclusive des maris, par exemple) exprimées en T1 à travers l’ÉMÉG et véhiculées par des imams durant les premières entrevues qualitatives que nous avons réalisées avec eux entre septembre et décembre 2009 (phase recherche) ont été confrontées (durant la phase action à partir de janvier 2010) avec les résultats issus à la fois des entrevues réalisées avec les femmes, et avec des ahadith qui prônent des attitudes plus ouvertes et équitables. Nous nous sommes appuyés avec les imams sur le recueil d’ahadith « Sahih Al-Bukhari », considéré comme une source authentique (sahih) principale par une forte majorité des musulmans résidant dans la communauté ethnographiée. Nous avons pris en considération une version originale arabe, ainsi que des traductions anglaises et françaises de ce recueil pour y puiser essentiellement les ahadiths en lien avec les relations hommes-femmes. Nous avons alors négocié avec des imams la coconstruction et la pertinence de messages qu’ils pourraient transmettre à leurs fidèles et qui sont conciliables avec les ahadith comme avec les résultats préliminaires des recherches de RISHTA ;

  2. Discussion avec des résidents choisis au hasard au sein de la communauté sur la clarté, la pertinence et l’acceptabilité de ces messages ;

  3. Sélection par les chercheurs et, surtout, par les imams, de 17 de ces messages jugés les plus adéquats et inclusion de ceux-ci dans leurs prêches du vendredi ;

  4. Observation participante pendant les prêches du vendredi ;

  5. Réunions mensuelles avec les imams pour évaluer la progression de la communication des messages ;

  6. Réunions de groupe informelles et formelles (Ijtema’) avec les imams et les membres des Comités de mosquée ;

  7. Ateliers et discussions de groupe avec les imams ;

  8. Impression en hindi et en urdu des messages choisis sur les prospectus distribués aux hommes après les prières du vendredi pendant 12 mois, et tous les jours pendant le mois du ramadan.

  9. À la demande des imams, production par RISHTA de grandes banderoles rectangulaires d’environ 3 mètres carrés sur lesquelles les 17 messages ont été imprimés et qui ont été installées à l’entrée principale des mosquées.

Parmi ces neuf activités reliées à l’action participative, les activités centrales demeurent, d’une part, la coconstruction des messages par les chercheurs et les imams qui, ensemble, ont pu identifier les zones de convergence et de conciliation entre les résultats préliminaires de la recherche et les ahadith prônant l’équité de genre et condamnant la violence domestique (activité No 1) ; et, d’autre part, l’inclusion de ces messages axés sur les questions d’équité de genre dans les prêches du vendredi comme principal moyen de communication (activité No 3). Les ateliers, discussions de groupe et réunions informelles consistaient à examiner la progression de la communication des messages (prêches), et à prendre en compte les opinions et suggestions des imams pour réorienter l’action au besoin. C’est cette articulation de la recherche et de l’action, impliquant les chercheurs et les imams, qui est au coeur de notre conception de la recherche-action participative. Une autre étape est présentement en cours de réalisation et consiste à évaluer auprès des hommes et des femmes de la communauté l’impact possible de notre recherche-action participative.

Résultats

Le secteur religieux musulman

Il y a 48 mosquées dans la communauté étudiée au sein de laquelle près de 90 % des musulmans sont sunnites. Parmi ceux-ci, 5 % appartiennent aux deux branches conservatrices et littéralistes locales deobandi et ahl hadith qui, en Inde, ont fait leur apparition en réaction au colonialisme britannique ; 5 % sont chiites ; et 5 % appartiennent à d’autres branches mineures de l’islam. Chacune des 48 mosquées a son propre comité qui comprend habituellement jusqu’à sept membres, dont un président, un secrétaire, un trésorier, l’imam et deux autres membres, généralement des résidents reconnus au sein de la communauté. Les comités de mosquée (CM) sont chargés de gérer les mosquées et l’organisation des activités et programmes religieux, ainsi que les événements et rituels musulmans comme le Ramadan et les fêtes de l’Aïd (jours saints). Les CM participent aussi aux activités communautaires, notamment au sein des écoles et pour la construction et la réparation des mosquées. Ils recueillent des dons pour la distribution de blé, de riz, de céréales et d’huile à cuisson. Les comités constituent une ressource importante pour régler les problèmes communautaires et familiaux comme les dots, la violence familiale, le viol et autres activités criminelles. Les mosquées organisent des madaris (pluriel de madrasa) pour dispenser un enseignement religieux aux enfants. Dans les madaris, les garçons et les filles apprennent l’arabe pour pouvoir lire le Coran et en réciter des passages par coeur. Nous avons observé une madrasa mixte où garçons et filles partagent les mêmes espaces dédiés à l’apprentissage. Les madaris fournissent aussi de la nourriture, des vêtements et de l’éducation aux enfants pauvres et aux orphelins (Kostick, Schensul, Sayed et al. 2010 ; Schensul, Singh et al. 2015).

Les hommes se rendent à la mosquée jusqu’à cinq fois par jour, et d’autres prient à la maison ou au travail. De nombreux hommes se rendent à la mosquée pour la prière du vendredi. En l’absence de données de recensement, et selon notre connaissance approfondie de la communauté étudiée, nous estimons que les 80 % de musulmans représentent environ 500 000 personnes, dont 250 000 enfants et adolescents de moins de 18 ans, et 250 000 adultes de plus de 18 ans. Environ la moitié de ces adultes sont des hommes et environ 30 % de ces hommes (n=35 000) assistent à la prière collective et aux prêches des imams (takreer) chaque vendredi. Il y a en moyenne 700 fidèles présents par mosquée pour le prêche du vendredi, et jusqu’à 2 000 fidèles dans les plus grandes mosquées. Même si dans presque tous les pays musulmans on autorise et on encourage les femmes à aller à la mosquée, celles-ci ne sont pas admises dans les mosquées de la communauté étudiée, ainsi que dans la plupart des mosquées indiennes et de l’Asie du Sud. Les femmes hindoues et musulmanes de la communauté étudiée prient à la maison en raison de leurs lourdes tâches ménagères et de normes genrées locales voulant que les femmes demeurent à l’intérieur ou près de la maison. Les femmes dépendent donc des hommes et des médias pour recevoir un enseignement religieux.

Les membres des CM ont signalé qu’avant RISHTA, tous les imams utilisaient déjà les discussions du vendredi (après le takreer) et d’autres rassemblements communautaires (ex : les fêtes de l’Aïd) pour gérer les problèmes tels que ceux liés à l’hygiène personnelle, à la consommation d’alcool, aux tensions familiales et aux dots :

Jusqu’à maintenant, nous avons résolu de nombreux cas dans cette communauté, notamment de violence familiale et… cinq ou six cas sont confiés à notre comité par année… Notre comité travaille depuis plus de 20 ans dans cette communauté pour résoudre leurs problèmes.

Cette affirmation d’une membre d’un CM illustre l’intérêt des imams à prodiguer des conseils individuels et familiaux aux résidents de la communauté. Toutefois les principales questions soulevées, dans le cadre du travail de collaboration entre RISHTA et les leaders religieux, sont relatives à la sexualité maritale, à la violence domestique, à la communication entre les conjoints, et à l’autonomisation des femmes.

Sexualité conjugale et extraconjugale

Pendant la phase action participative du projet, les imams et autres membres des CM étaient de plus en plus nombreux à encourager les conjoints à s’exprimer le plus librement possible sur leurs rapports et leur désir sexuels : « Le mari et la femme devraient se confier leurs désirs sexuels. Il n’y a pas de mal à le faire… ce n’est pas interdit (manaai) ». De plus, la satisfaction sexuelle mutuelle est perçue par les imams comme une priorité qui doit être considérée pour éviter les difficultés émotionnelles et maritales :

Le mari devrait savoir comment être à l’écoute des désirs sexuels de son épouse… C’est très important pour le bonheur du mari et de la femme. S’ils n’obtiennent pas de bonheur mutuel, ils pourraient avoir des différends et des difficultés pourraient survenir.

Comme un imam l’a indiqué,

Dieu a créé la femme pour l’homme, et l’homme pour la femme afin qu’ils puissent combler leurs désirs mutuels, les plus essentiels étant les besoins physiques [désir, besoin sexuel]. L’homme devrait combler les besoins physiques de la femme et la femme ceux de l’homme.

Toutefois, d’autres imams impliqués dans notre recherche-action participative persistaient depuis T1 à percevoir la sexualité comme un devoir conjugal qui a très peu à voir avec le plaisir et le désir mutuels : « Lorsque l’homme a envie de sexe, le refus de la femme constitue un crime. En pareil cas, il s’adonnera à des relations sexuelles extraconjugales et cela engendra des difficultés ». Pour un autre imam, lorsque l’homme s’adonne à des relations sexuelles extraconjugales (zeena), la faute est imputée à la femme, et zeena est un des pires péchés aux yeux des imams et d’autres membres des CM : « Les ahadith conseillent à la femme de satisfaire son mari lorsqu’il a envie de sexe, afin d’éviter qu’il satisfasse ses désirs à l’extérieur du nid conjugal ». Dans cette optique, la femme est présumée coupable du « pire péché » de son mari. Un péché qui pourrait être puni par la peine de mort, nous ont rappelé les rares membres ultraconservateurs des CM lors d’un entretien pendant la phase recherche : « Une relation extraconjugale (zeena) est un crime grave (gunaah) et la personne est envoyée en enfer (jahanaam) », et punie en public, afin que l’ordre social soit rétabli et les péchés personnels expiés. Ainsi que l’avancent les imams les plus radicaux,

Une relation extraconjugale est un crime très grave… La personne qui s’adonne à une relation extraconjugale avec une personne mariée devrait être punie en public. Elle devrait être ensevelie jusqu’à la taille et lapidée… Si une personne n’est pas mariée et qu’elle s’adonne à une relation extraconjugale, elle devrait recevoir 80 coups de fouet… Elle sera ainsi purifiée de son crime.

Cette radicalité est demeurée inchangée de T1 à T3 pour une minorité d’imams. En revanche, un imam a déclaré en T2 lors d’un prêche (takreer) devant une congrégation d’environ 1 200 fidèles masculins, dont plus de 85 % étaient des adultes, que la meilleure façon d’empêcher les relations sexuelles extraconjugales était pour le mari et la femme de combler leurs besoins mutuels dans le cadre du mariage, ce qui est une responsabilité sacrée :

Après le mariage, l’homme et la femme sont liés par une relation sacrée et deviennent tous deux des personnes responsables. La satisfaction mutuelle du besoin sexuel est primordiale après le mariage afin d’éviter les gandee aadate [mauvaises habitudes, les rapports sexuels extraconjugaux] et les deux conjoints en sont mutuellement responsables.

En somme, certains imams utilisent les prêches pendant la phase action du projet pour aborder la sexualité et encourager la satisfaction sexuelle mutuelle qu’ils ont légitimée en se fondant sur des ahadith ; alors que d’autres imams évitent le sujet durant leurs prêches ou se concentrent sur des messages négatifs déniant la satisfaction des femmes, qu’ils accusent et culpabilisent.

Violence domestique et communication maritale

Pendant la phase action participative du projet, les imams et autres membres des comités de mosquée étaient de plus en plus explicites et nombreux à condamner la violence domestique. Un imam a déclaré que « Les disputes entre mari et femme sont strictement interdites dans la charia ». Dans la même veine, un autre leader religieux a ajouté que « c’est mal de battre sa femme, peu importe la raison », parce que c’est interdit par la jurisprudence islamique (charia) : « Il n’est pas permis de battre sa femme dans la charia (manaai) ». Pour condamner la violence domestique, les répondants s’appuient sur des sources canoniques comme le Coran et les ahadith : « Certains maris (shohar) estiment que leur femme est une domestique et ils la battent (maar-peet). Notre prophète a strictement interdit de battre (maar-peet) sa femme ». La plupart des leaders religieux ont signalé que l’islam s’oppose à la violence domestique ; d’autres abondent dans le même sens en présentant une raison plus pragmatique contre cette violence et son incidence sur la vie familiale :

Il conviendra de dire au mari que battre sa femme est une mauvaise façon de résoudre un problème. Battre sa femme entraînera de la tension [tenshun, de l’anxiété, des relations tendues] au sein de la famille ; la vie des enfants sera perturbée, il y aura une conséquence sur le travail et une perte d’argent également.

Toutefois, bien que la violence domestique soit ouvertement condamnée par ces leaders religieux, certains préconisent une forme de violence plus subtile mais néanmoins réelle : « L’islam n’ordonne aucunement de battre sa femme. Si le mari et la femme ne s’entendent pas (shohar), il peut la battre sans laisser de trace ». Un autre imam a affirmé : « Dans la charia, il n’est pas permis de battre sa femme… Selon la charia, le mari peut la battre légèrement… pour la ramener sur la bonne voie ». La violence est ainsi « banalisée » afin de mieux la nier en « l’invisibilisant » (Mekki-Berrada 2018).

Pendant la phase action participative, l’un des imams qui a fait son prêche du vendredi devant environ 1 500 hommes a déterminé que l’abus d’alcool était la principale cause de la violence domestique : « Il est interdit [par la charia] de boire de l’alcool. En évitant de boire de l’alcool, les gens peuvent éviter d’avoir des disputes à la maison ». D’autres imams ont attribué la violence domestique à une mauvaise communication entre mari et femme et ont, par conséquent, indiqué que la meilleure solution à la violence domestique est d’améliorer la communication maritale. Les comités de mosquée encouragent les imams à utiliser les prêches pour promouvoir une communication constructive entre conjoints. Toutefois, les imams les plus conservateurs parmi ceux qui ont participé à la phase action du projet continuaient d’estimer que les femmes étaient elles-mêmes la principale cause de la violence domestique dont elles étaient la cible, et que la meilleure façon d’y mettre fin est d’« éduquer les femmes » afin qu’elles respectent leur mari, sinon la responsabilité de ceux-ci est d’avoir recours à la violence pour montrer la « bonne voie » à leur femme. Le plus grand nombre des imams qui ont participé à la phase action du projet ont toutefois refusé d’adopter ce point de vue dans leurs prêches (97 %), même si plusieurs d’entre eux (50 %) envisageait initialement, en T1, la violence domestique comme une alternative acceptable et efficace.

Durant la phase action, un imam participant au projet a fortement recommandé la communication entre conjoints à une congrégation de 1 200 fidèles masculins rassemblés pour un prêche du vendredi :

Selon les enseignements de l’islam, les problèmes peuvent être résolus par la communication entre mari et femme et non par des disputes et des cris à la maison. La charia conseille que tous les membres de la famille s’assoient pour manger ensemble à cette fin. Ainsi, tous les membres de la famille ont la chance de se rassembler pour parler et discuter des difficultés familiales et trouver des solutions aux problèmes, et l’amour entre mari et femme est ranimé. 

Cet imam recommande aux membres de la famille de partager des repas pour créer des occasions de discuter des difficultés familiales. Il sait très bien que les gens de la communauté qu’il sert travaillent jusqu’à 18 heures par jour, six jours par semaine, pour gagner un revenu familial de 100 $ par mois. Au XXIe siècle à Mumbai, avec sa population de 21 millions d’habitants, le temps pour communiquer en famille est une ressource sociale bien rare. L’hyperurbanisation, et non l’islam, est perçue ici comme le principal obstacle à la communication maritale.

Durant la phase action, un autre imam participant au projet a indiqué lors d’un prêche prononcé devant 900 fidèles que l’affection entre conjoints et l’équité de genre sont une stratégie prônée par la charia pour prévenir la violence domestique :

Un mari devrait fournir [à sa femme] la même nourriture que celle qu’il mange, la même qualité de vêtements que celle qu’il porte, les mêmes traitements pour la maladie que ceux qu’il suivrait lui-même, le même niveau de vie que le sien, et répondre à tous ses souhaits et goûts. Et, lorsqu’une telle importance est accordée à une femme, il n’y a aucune place pour les mauvaises conduites ou les disputes dans la famille.

Et cet autre imam a ajouté dans un prêche devant 800 personnes, dont 85 % avaient plus de 18 ans : « Le prophète a déclaré que “La meilleure personne parmi vous est celle qui agit avec amour et qui se comporte bien avec sa femme” » ; l’imam a puisé ses conseils dans la charia du fait qu’elle parle du modèle ultime à suivre, à savoir celui du prophète Muhammad, dont le comportement est censé être émulé par tous musulmans. Ces imams soutiennent que la communication entre les conjoints est la principale stratégie pour prévenir la violence domestique, ce qui est conforme tant à leur compréhension de la charia qu’aux messages de prévention ancrés dans l’empirie ethnographique et développés par RISHTA.

Mobilité, burqa et hidjab

La mobilité et le port de la burqa ou du hidjab sont souvent vus comme des indicateurs d’asservissement des femmes, et certains imams les voient en fait comme les éléments les plus importants à contrôler par les hommes. Un leader religieux ayant participé aux phases de recherche et d’action du projet a affirmé qu’une femme ne devrait pas avoir le pouvoir de décider par elle-même si elle peut sortir ou non ; qu’elle est censée demeurer à la maison et que, si elle n’a pas d’autre choix que de sortir, par exemple, si elle est le soutien de famille, « elle devrait sortir pour travailler, mais elle devrait porter une burqa ». Un autre leader religieux va plus loin en affirmant que « Les femmes ne devraient pas sortir. Ce n’est pas permis », ce qui signifie qu’avec ou sans burqa une femme ne devrait pas quitter sa maison parce que :

La principale raison de la propagation du SIDA de nos jours est la liberté des femmes… C’est l’influence de la culture occidentale. Nous en souffrons en Inde. Le fait que les femmes circulent en toute liberté, légèrement vêtues, accroît la proximité entre les hommes et les femmes. Cela peut mener à des rapports sexuels et à la propagation des maladies. Dans l’islam, il est interdit aux femmes de sortir sans burqa

Il y a ici très clairement un projet « anatomo-politique » (Kilani, ce numéro) qui fait jubiler certains imams radicaux et vise à contrôler le corps des femmes. Nos observations montrent que leurs perspectives sont demeurées inchangées de T1 à T3.

Les données qualitatives tirées des travaux de recherche et d’action du projet indiquent que les imams et autres membres des CM tiennent majoritairement à ce que les femmes portent le hidjab, la burqa ou la dupatta. Ceci contraste avec ce qui a été présenté plus haut au sujet des changements dont ont fait preuve la plupart des imams participant à la phase action en matière de sexualité conjugale, de communication maritale et de violence domestique.

Ce qui a changé grâce à la collaboration entre imams et RISHTA

Nous soulignons ailleurs (Schensul, Singh et al. 2015) que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les imams et autres leaders religieux se montrent au fil du temps plus favorables à l’équité de genre que tout autre sous-groupe de la population (notamment les ONG locales et les résidents hommes et femmes). D’après l’Échelle de mesure de l’équité de genre (ÉMÉG) que nous avons utilisée auprès des imams pendant les deux années qu’a duré le projet, la conclusion la plus importante est qu’il y a eu un changement global important dans l’équité de genre de l’an 1 à l’an 3 (b=0,40, se=0,02, t[78]=19,10, p<0,001), illustrant une évolution considérable chez les imams vers des attitudes et points de vue plus équitables entre les genres. Les résultats de l’ÉMÉG indiquent aussi que les changements les plus importants exprimés par les imams et d’autres leaders religieux ont trait à la violence domestique et aux relations sexuelles conjugales. En effet, en termes de violence domestique : au temps T1 (phase recherche), 80,4 % (n=37) des imams estiment que « Si un mari est furieux, il peut crier après sa femme », alors qu’au temps T3 (après la phase action), seulement 22,7 % des imams (n=10) approuvent ce comportement. Par ailleurs, en T3, seulement un imam (2,3 %) approuvait qu’« une femme soit battue si elle n’écoute pas son mari ou si elle ne lui obéit pas », alors que 24 (50 %) partageaient ce point de vue en T1. Et si une femme est violentée, seulement trois imams (6,8 %) lui refusaient le droit de signaler le comportement violent de son mari en T3, alors qu’en T1, 58,3 % (n=28) des imams déclaraient que « si un mari bat sa femme, elle ne doit en parler à personne ». Autrement dit, l’action participative impliquant les chercheurs de RISHTA et les imams semble avoir eu une incidence sur la « conspiration du silence » qui cachait la violence en T1 (Kostick, Schensul, Sayed et al. 2010). Pour ce qui des relations sexuelles conjugales : au temps T1, 91,1 % (n=41) des imams estimaient qu’« une femme doit toujours être prête à combler les désirs sexuels de son mari », alors que seulement 22,7 % pensent ainsi en T3. De plus, en T1, 40,4 % (n=19) des imams soutiennent que « les femmes ont des rapports sexuels uniquement pour satisfaire leurs maris », et seulement deux imams (4,5 %) partagent cette opinion en T3. Ces conclusions quantitatives corroborent les énoncés qualitatifs des leaders religieux soulignés plus haut.

Ce qui n’a pas changé après la collaboration entre imams et RISHTA

Même si la phase action participative impliquant les chercheurs de RISHTA et les imams a entraîné des transformations sur plusieurs plans, sans que les imams n’aient eu à remettre en cause leur foi ou leur islamité, ceux-ci demeurent rétifs au changement sur d’autres aspects. Ceci est particulièrement vrai pour l’autonomisation des femmes évaluée en fonction de variables comme l’indépendance par rapport aux maris, la mobilité, et le port du hidjab, de la burqa ou de la dupatta. Il n’y a eu qu’un léger changement de point de vue chez les imams au sujet de l’indépendance des femmes face à l’autorité de leur mari : en T1, 97,9 % (n=44) des imams, par rapport à 70,5 % (n=31) en T3, soutiennent qu’« une femme devrait demander à son mari la permission de sortir de la maison ». Certains imams ont déclaré qu’« une femme peut participer aux activités de la communauté à sa guise » (14,6 % en T1 : n=7 comparativement à 36,4 % en T3, n=16). Tous les imams (sauf trois) ont affirmé que « les femmes devraient toujours se couvrir la tête et porter une burqa ou une dupatta lorsqu’elles sortent de la maison », et ce point de vue « non négociable » et qui ne semble pas pouvoir être remis en question reste sensiblement le même de T1 (100 %, n=48) à T3 (93,2 %, n=41). En ce qui a trait à l’énoncé « une femme peut être souillée si elle sort de chez elle », 91,7 % des imams y souscrivent en T3 comme en T1. Ces conclusions quantitatives corroborent les énoncés qualitatifs des leaders religieux soulignés plus haut.

Discussion

La recherche-action participative avec les imams comprend des avantages et des désavantages. Parmi les principaux avantages, les imams : 1) sont habituellement consultés par les membres de la communauté qui souhaitent obtenir des conseils, et ils peuvent ainsi influencer le comportement des résidents (UNAIDS 1999 ; Campbell et al. 2007 ; Kegler et al. 2010) ; 2) ont une compréhension du terrain et une perspective globale des communautés qu’ils servent (Kagimu et al. 1998 ; UNAIDS 1999) ; 3) facilitent pour les chercheurs l’accès à d’autres acteurs sociaux (dans le cas de notre projet, à des hommes) qui se rendent à la mosquée au moins chaque vendredi (Campbell et al. 2007) ; et 4) pourraient aider les programmes de recherche-action participative à rejoindre les membres les plus conservateurs de la communauté (UNICEF 2003 ; Ali et Ushijima 2005).

Il y a également certains désavantages qu’il faut considérer avant de mettre en oeuvre une recherche-action participative impliquant des imams, dont : 1) le manque d’une base d’information factuelle adéquate pour déterminer la réelle efficacité des collaborations entre les chercheurs et les imams (Jabbour et Fouad 2004) ; 2) le fait que les imams peuvent avoir des points de vue conflictuels car l’islam n’est pas monolithique et les textes sacrés sont interprétés différemment par les imams selon le courant de l’islam auquel ils appartiennent (Mekki-Berrada 2010, 2013) ; 3) le fait que la collaboration des chercheurs avec l’un de ces courants plutôt qu’un autre peut contribuer à alimenter les tensions qui existent déjà entre eux (Jabbour et Fouad 2004 ; Jayasignhe 2007 : 623) ; et 4) le fait que la collaboration avec les imams pourrait leur donner plus de pouvoir au sein de leurs communautés, et perturber ainsi l’équilibre sociopolitique intracommunautaire (Jabbour et Fouad 2004).

Cette recherche-action participative révèle que les imams et autres leaders religieux se sont en général impliqués de façon très enthousiaste dans le projet et ont souvent déclaré qu’on ne leur demande pas habituellement de participer à de tels programmes de recherche-action. Cette réaction positive a considérablement contribué à l’élaboration conjointe d’activités de recherche-action culturellement sensibles. RISHTA et les leaders religieux ont déterminé ensemble les messages que ces derniers ont transmis à la communauté en prenant soin de concilier les perspectives religieuses des imams et les résultats de recherche d’un RISHTA séculier.

Les résultats qualitatifs et quantitatifs indiquent qu’il y a eu un changement global important entre le début (T1) et la fin (T3) du projet de recherche-action participative. En effet, les imams ont fait montre d’un cheminement significatif vers des opinions et attitudes plus équitables entre les sexes. Les résultats indiquent que la plupart des changements importants survenus chez les imams et d’autres leaders religieux sont liés aux domaines de la violence domestique et des relations sexuelles conjugales. Toutefois, les résultats indiquent aussi que l’attitude d’un sous-ensemble d’imams envers l’équité de genre a peu changé malgré le fait qu’ils ont participé à la phase action du projet ; et il y a deux possibilités pour l’avenir : soit les imams qui sont prêts à prôner une certaine équité de genre influenceront les imams plus conservateurs (qui sont en minorité), soit ces derniers préconiseront une interprétation tellement conservatrice des écritures canoniques de l’islam qu’il est inutile de s’attendre à un changement de perspective de leur part.

Bien que la plupart des imams ont fait preuve d’un changement d’opinion et d’attitude positif quant aux normes liées à l’équité de genre au cours des deux années du projet, presque tous les imams, des plus conservateurs aux plus flexibles, ont continué d’insister sur l’importance pour les femmes de porter un hidjab, une burqa ou une dupatta lorsqu’elles quittent la maison. Comme il n’y a pas de consensus parmi les imams à travers le monde au sujet du port du hidjab, de la burqa ou de la dupatta, il convient d’approfondir ici quelque peu la question afin de mieux comprendre la réticence des imams indiens de la communauté sous étude à changer d’opinion et d’attitude envers le port de tels vêtements. Il nous semble important de préciser d’abord que l’une de nos publications sur le sujet indique que les femmes interviewées appuient fortement la posture conservatrice des imams au sujet de ces parures féminines (Schensul, Singh et al. 2015). Pourtant, si la modestie et la respectabilité sont pour les femmes musulmanes des valeurs centrales dans le Coran, nulle part il n’est indiqué qu’il est obligatoire pour elles de porter un hidjab, une burqa ou une dupatta. Le mot « burqa » n’apparaît jamais en fait dans la version originale arabe du Coran. Ce texte sacré est perçu par tous les musulmans, peu importe leur affiliation théologique et leur langue maternelle, comme la transcription des paroles et du discours d’Allah qui ont été communiqués en arabe au prophète Muhammad. Parmi les 6 236 versets qui composent le Coran, seulement douze mentionnent le voile (hidjab) ou deux autres termes « jalabib » et « khimar »[7]. Burqa n’est jamais mentionné : ce mot n’existe pas dans le Coran. Parmi ces douze versets, seulement trois font le lien entre les femmes et khimar (24 : 31), hidjab (33 : 53), jalabib (33 : 59), et aucun n’indique qu’il est obligatoire pour les femmes de porter l’un de ces atours. Les neuf autres versets mentionnent le voile (hidjab) sans faire de lien explicite avec les femmes : le mot « voile » (hidjab) dans ces versets est utilisé comme protection symbolique et séparation légère entre Allah et les croyants, l’enfer et le paradis, les croyants et les non-croyants, les femmes de la famille du Prophète et les autres femmes. Il semble qu’il n’y ait aucun verset dans le Coran qui oblige les femmes à porter un voile, une burqa ou une dupatta. Pourtant femmes et imams semblent s’accorder, dans la communauté étudiée, sur l’impératif de porter l’un ou l’autre de ces atours.

Il y a plusieurs significations associées au port du hidjab, de la burqa et de la dupatta de nos jours, dont trois sont parmi les plus populaires dans la littérature anthropologique. La première signification est que la burqa, par exemple, est un symbole traditionnel local et « l’une des nombreuses formes d’habillement dans le sous-continent indien et en Asie du Sud-Ouest qui s’est développée conventionnellement pour symboliser la modestie ou la respectabilité des femmes » (Abu-Lughod 2013 : 35)[8]. Par ailleurs, chez les Pachtounes de l’Asie du Sud qui ont probablement inventé la burqa bien avant la venue de l’islam, ce vêtement est associé aux « femmes issues de familles influentes qui ne sont pas obligées de gagner leur vie en tant que vendeuses ambulantes » (ibid. : 38). Pour moi, écrit Abu-Lughod, ces robes enveloppantes (burqas) sont

[D]es « maisons mobiles ». Partout, un tel voilement signifie à la fois appartenir à une communauté particulière et participer à une moralité, dans laquelle les familles jouent un rôle primordial dans l’organisation des communautés et où le foyer est associé au caractère sacré des femmes.

Abu-Lughod 2013 : 36

La deuxième signification de ces vêtements féminins dans la documentation anthropologique est que le fait de les porter pourrait être une stratégie d’autonomisation pour les femmes musulmanes du XXIe siècle qui se construisent une « nouvelle modernité islamique » (« a new Islamic modernity », ibid. : 39) et qui participent à des mouvements ancrés dans l’islam, en quête d’une subjectivation politique et d’une agentivité (Foucault 2001a, 2001b ; Butler 2002 ; Mahmood 2005). La troisième signification possible est que le port de la burqa serait :

[Un] compromis entre le besoin pour les femmes de s’impliquer dans la société et le souhait de les garder en réclusion : les femmes sont autorisées à sortir en public, en autant qu’elles portent la burqa.

Rosario 2006 : 378

Le port de la burqa, du voile et d’autres parures de cette sorte peut être perçu à la fois comme un signe de résistance et comme un choix effectué par des femmes autonomes et, pour des femmes moins autonomes, comme imposé par une herméneutique misogyne, car les hommes produisent des interprétations hypermasculines qui renforcent le système patriarcal local, lui-même antérieur à l’arrivée de l’islam en Asie du sud. Ce processus herméneutique va de pair avec un abus de pouvoir qui fait en sorte qu’il est plus facile pour les hommes (surtout ceux qui sont lettrés et en position d’autorité comme certains imams) d’imposer le voile, la burqa et la dupatta à des femmes moins autonomes pour légitimer la domination masculine et l’inégalité de genre.

Le principal obstacle est ici moins l’islam que le faible accès des filles et des femmes à une scolarisation de qualité. En effet, l’accès illimité des femmes à l’alphabétisation est une condition nécessaire à leur accès direct au Coran et aux ahadith, et l’accès direct à ces textes fondateurs permettra aux femmes d’intégrer en toute légitimité les négociations herméneutiques aujourd’hui monopolisées par les hommes en Inde. Aussi, si ces femmes le jugent pertinent, elles devraient pouvoir intégrer une collaboration continue avec des chercheurs, des imams et d’autres leaders religieux sensibles à l’équité de genre pour oeuvrer à la démasculinisation graduelle, au niveau local, des interprétations des écritures canoniques de l’islam. Des questions s’imposent alors : la subjectivation des femmes musulmanes devrait-elle s’effectuer au sein de l’islam, et plus précisément en féminisant les interprétations de ses textes fondateurs ? La source de la souffrance sociale et de l’inégalité de genre réside-t-elle davantage dans l’analphabétisme structurellement imposé aux femmes et dans leur exclusion économique et sociale que dans l’islam, et davantage dans la pauvreté structurelle et la redistribution inéquitable de la richesse que dans la culture ? Les modes d’explication fondés sur les dimensions religieuses et culturelles ne devraient-ils pas de toute urgence être relativisés et mis en perspective en accordant plutôt une attention spéciale aux dimensions macrosociales, structurelles et politiques qui expliqueraient bien mieux la pérennité de l’inégalité de genre ?

Les données présentées dans cet article illustrent la possible évolution de certaines positions conservatrices des imams qui, pour la plupart, peuvent être enclins à promouvoir l’équité entre les sexes, et ce, sans compromettre aucunement leur islamité. La résistance au changement se limite chez les imams au port du hidjab, de la burqa ou de la dupatta. Ces imams indiens rejoindront-ils leurs collègues de la plupart des pays musulmans qui ne préconisent pas le port de la burqa et vont même jusqu’à en interdire le port et la fabrication, comme au Maroc depuis 2017 ? Le port du niqab et du tchador est légalement obligatoire dans deux pays seulement, soit l’Arabie saoudite et l’Iran, et le hidjab est obligatoire aux yeux de la loi dans le sud de l’Irak uniquement. Très peu de pays musulmans et leurs imams obligent les femmes à porter ces parures, les laissant décider de leurs préférences vestimentaires, et les imams indiens pourraient suivre la tendance actuelle… à moins que les femmes indiennes ne revendiquent elles-mêmes le port de ces atours !

Les imams indiens au sein de la communauté étudiée condamnent publiquement la violence domestique et appellent au respect des femmes, de leurs désirs et de leurs aspirations en termes de sexualité, de partage et de communication dans la relation conjugale. Même si de nombreuses femmes indiennes luttent pour une plus grande autonomisation, une collaboration participative et à long terme entre elles, les chercheurs et les imams sensibles à l’équité de genre pourrait s’avérer pertinente pour encourager davantage d’imams à être, non pas des obstacles, mais des acteurs de changement pour la subjectivation des femmes musulmanes. Cette collaboration synergique pourrait aussi être bénéfique aux chercheurs afin qu’ils soient plus conscients des dimensions plurielles et complexes de cette subjectivation et puissent éventuellement mieux dompter le syndrome d’orientalisme genré qui tend à scléroser la pensée.