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Tout d’abord, il faut avouer que la recension d’un livre de plus de 600 pages, si passionnante qu’en soit la lecture, n’est pas une tâche facile et demande au préalable de choisir un type de présentation. J’ai privilégié un bref résumé de toutes les contributions à un regroupement par thèmes, ce qui aurait demandé de nombreux croisements entre les auteurs en raison des nombreux points communs que partagent les articles. Cet ouvrage plurilingue (français, anglais et espagnol) et multidisciplinaire (anthropologie et linguistique) est le résultat d’un symposium tenu à Quito en 1997 à l’occasion du 49e Congrès international des américanistes. Bien que le sous-titre puisse laisser croire que les promenades auxquelles nous sommes conviés couvrent l’ensemble des Amériques, les vingt articles de ce volume sont exclusivement consacrés aux aires mésoaméricaine, amazonienne et andine. La problématique, magistralement énoncée dans l’introduction de Monod Becquelin, remet en question la réponse du courant postmoderniste face à l’ethnocentrisme des monologues propres à l’ethnologie classique. Monod Becquelin souligne que cette réponse, qui proposait de mettre la dimension dialogique — en tant que réalité construite sur le terrain — au coeur du projet anthropologique, déplace plus qu’elle ne résout le problème des notions de dialogue et qu’il faut surtout « s’interroger sur l’exercice de la parole [...] dans tel ou tel contexte culturel [et] interroger les notions dans une perspective véritablement ethnolinguistique, au lieu de les reprendre comme allant de soi » (p. 24). C’est dans cette optique que les vingt et un auteurs se sont intéressés à l’utilisation conceptuelle du dialogue et à sa dimension corporelle en tant qu’outil d’analyse. En explorant la zone d’ombre qui sépare les deux pôles que sont les dialogues cérémoniels et les dialogues du quotidien, ils remettent en question cette opposition ethnocentrique responsable de la dichotomie entre l’anthropologie et la linguistique. Soulignons que l’objet linguistique est ici interprété dans son contexte en tenant compte des théories indigènes de la communication et que le dialogue le plus ordinaire est analysé avec autant d’application que le rituel le plus complexe.

Deux articles accompagnent l’introduction de Monod Becquelin. Dans le premier, Manheim et van Vleet mettent en évidence quatre niveaux du dialogisme qui démontrent que les narrations quechua n’existent pas indépendamment de certains contextes d’énonciation qui tiennent compte de l’auditoire. Dans cet article remarquable, les auteurs dénoncent la présentation traditionnelle de ces narrations orales qui consiste à les montrer sous forme de recueil de contes et légendes selon une structure événementielle façonnée par la main du traducteur et de l’éditeur. Dans le second, dont l’aridité des équations linguistiques détonne avec l’ensemble de l’ouvrage, Desclés et Guentchéva montrent comment la structure des langues amérindiennes oblige le locuteur à prendre position sur la véracité et le statut du discours au moyen de marques linguistiques.

L’ouvrage est divisé en quatre parties dont la première traite des échanges cérémoniels et des dialogues de la rencontre en Amazonie. Dans une étude comparative entre deux ethnies pano, Erikson démontre que la dimension ontologique des salutations quotidiennes les plus ordinaires qui ont lieu dans le cadre du travail et des fêtes de boisson sont intimement reliées à l’organisation sociale et politique et servent à délimiter la frontière spatio-temporelle entre les morts et les vivants. Ces fêtes de boisson sont également traitées par Journet qui s’intéresse à la dimension métaphorique des dialogues chantés chez les Curripaco. L’auteur analyse la façon dont la prédominance masculine et les pratiques pacifiques de l’alliance, dans un contexte de dépendance des hommes par rapport aux femmes et de violence entre affins, séparent l’humain de l’animal. Dans un article sur les dialogues cérémoniels yanomami, Lizot montre comment ces dialogues, déconnectés de la fonction de communication et qui exigent une maîtrise exceptionnelle de la langue et de l’art oratoire, s’inscrivent dans un contexte de compétition qui vise à consolider les relations pacifiques entre les communautés et à rétablir l’harmonisation des relations sociales. De son côté, Basso traite des rencontres entre affins chez les peuples xiguano à partir de l’étude des discours formels et des techniques corporelles des chefs. Ces techniques (diètes, saignées, peintures corporelles, réclusion et tabous menstruels) sont reliées aux représentations morales et politiques des Kalapalo et elles sont centrales à l’émergence d’une personne morale.

La seconde partie est consacrée aux dialogues interculturels pendant la période coloniale, et les articles témoignent des impasses auxquelles ont abouti ces tentatives relevant de traditions inconciliables dont les formes dialogiques — didactiques chez les Espagnols et cérémonielles chez les Mésoaméricains — ne se situent pas au même niveau. Dehouve et Hank présentent respectivement les dialogues de conversion et l’échec des premières tentatives de prosélytisme chez les Nahuatl et chez les Mayas yucatèques. Ensuite, Husson s’intéresse au drame rituel de la mise à mort de l’Inca Atawallpa dans les Andes péruviennes et montre en quoi ces représentations théâtrales contribuent à la mise en scène du conflit de soi et de l’autre. Les articles de la troisième partie proposent une analyse des quelques dialogues interculturels contemporains. Par le biais des textes religieux, Gnerre considère l’introduction de l’écriture chez les Shuar de l’Équateur au XVIe siècle. Dans un des articles les plus intéressants de cet ouvrage, par le style, le cadre théorique explicite et la profondeur de la réflexion, Descola présente des ethnographies croisées d’un dictionnaire espagnol-shuar qui montre que les choix opérés par les lexicographes indigènes illustrent leur perception des institutions occidentales et reflètent les mutations sociales des champs politique et économique. Par la suite, Dasso discute de l’introduction de genres narratifs nouveaux chez les Wichi d’Argentine et de l’impact des textes ethnographiques sur leur contenu. Enfin, Petrich aborde le même thème chez les Mayas et montre comment le récit d’une histoire de vie est formaté par l’interlocutrice.

La quatrième partie s’intéresse aux marques linguistiques et aux interactions rituelles des dialogues chamaniques plutôt qu’à leur dimension ésotérique. Ces articles décrivent comment les chamanes utilisent les dialogues rituels pour donner vie aux esprits invisibles qu’ils convoquent. Haviland présente une série de séances de guérison chamanique tzotzil auxquelles il a participé. Il analyse les dialogues entre le chamane, les esprits et les participants (patient, aides, assistants et parents) dans le but de décrire la nature multivocale et dialogique de ces séances qui incluent autant les divinités autochtones que les saints catholiques. Cuturi montre ensuite comment les anti-déictiques servent à désinsérer le message de l’espace, du temps et du rôle attachés à l’énonciateur dans les dialogues rituels chez les Huaves de l’état d’Oaxaca. Dans une description dense des processions et des discours qui ont lieu lors de processions de saints catholiques chez les Mayas yucatèques, Vapnarsky explore ensuite les liens entre la structure de ces dialogues rituels, le modèle d’interaction verbale et les formes de relations sociales auxquelles ils s’intègrent. Avec Franchetto, nous abordons les rencontres rituelles entre chefs dans le Haut-Xingu qui ont lieu à l’occasion des nombreuses fêtes qui ponctuent l’année. Les rites verbaux, dits «conversations de chefs» permettent aux individus de descendance noble de se construire un rôle en tant que chef ainsi qu’une trajectoire politique. Ces rites servent à consacrer le réseau social qui englobe les différents villages autonomes et dont les unités reconnaissent leur interdépendance mutuelle. Le but de l’article de Monod Becquelin, qui s’intéresse à la conversation quotidienne et aux dialogues rituels dans la tradition orale maya, est de montrer que «quotidien» et «rituel» s’empruntent certaines marques dans l’exercice de la parole, rendant ainsi perméables les frontières entre les deux genres. À partir de l’analyse d’une prière de guérison, elle explique comment le guérisseur manipule la rhétorique et mêle les genres selon ses besoins. Enfin, Véricourt présente les contenus et les contextes sociaux et narratifs dans lesquels ont lieu les dialogues cérémoniels et rhétoriques chamanique dans les Andes boliviennes. L’auteure analyse les procédés symboliques, scéniques et métaphoriques du rituel et se penche ensuite sur sa rhétorique en étudiant les implications performatives des dialogues comme lieu d’énonciation d’un « réel-autre ».

En conclusion, cet ouvrage sur les dialogues — qu’ils soient quotidiens, cérémoniels, de la rencontre entre groupes, cultures et êtres non-humains — fait une large place à la transcription de prières, de dialogues et de chants en langues amérindiennes qui sont ensuite traduits pour l’analyse. Bien que certains contributeurs se détachent de l’interprétation fonctionnaliste qui fait des dialogues cérémoniels un outil de renforcement social dans des contextes potentiellement conflictuels, le dénominateur commun de ces dialogues semble consister à préserver les entités sociales de la violence mimétique en créant une différenciation entre les niveaux de réalité et d’exercice du pouvoir. Ce livre, qui présente les développements récents de l’ethnolinguistique et fait référence à l’engagement de l’anthropologue pour les populations qu’il étudie et pour son interlocuteur, saura captiver l’étudiant et le professionnel intéressés par la dimension dialogique et l’intersubjectivité du travail de terrain. Soulignons en terminant que les textes en espagnol auraient pu bénéficier d’un résumé en français ou à tout le moins d’une meilleure présentation en introduction.