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Dans le champ vaste et diversifié des sciences religieuses, l’anthropologie occupe une place singulière, que lui confère en particulier sa spécialisation sur les cultes polythéistes et non-occidentaux. Outre sa contribution aux méthodes de la recherche en sciences religieuses (Honko 1979), l’anthropologie a fourni également quantité de modèles d’analyse, fondés sur l’étude des religions qu’on qualifiait il y a encore peu de « primitives ». Les systèmes de croyances candidats au statut de religion première étaient nombreux : religion « naturelle », animisme, fétichisme, chamanisme ou encore totémisme ont été tour à tour examinés en tant que tels, sans que finalement aucun d’entre eux n’accède finalement à cette place conceptuelle, et que la plupart ne soient finalement délaissés (Obadia 2007). Le débat s’est épuisé avec le déclin, dans les sciences de l’Homme et de la Société ainsi que dans les sciences religieuses, du raisonnement évolutionniste dans lequel il avait été formulé. Si les trames théoriques de l’évolutionnisme et du primitivisme se sont étiolées, la terminologie conceptuelle à laquelle elles ont donné naissance s’est maintenue, avec des fortunes diverses. Certains concepts, comme celui de chamanisme, qui étaient initialement amarrés à des vues primordialistes (Eliade 1951), ont poursuivi leur carrière scientifique à la faveur d’une révision de leur contenu (Atkinson 1992). D’autres, comme le totémisme, ont connu un destin plus chaotique : assailli de critiques, il a été largement destitué de son pouvoir heuristique, et peine à retrouver une place centrale dans le raisonnement anthropologique. En publiant Le totémisme aujourd’hui (1962 pour la première édition[1]), Claude Lévi-Strauss pensait lui asséner un coup fatal. Pourtant, bon an mal an, la catégorie conceptuelle de totémisme, mais aussi d’autres concepts apparemment démodés, comme celui d’animisme, ressurgissent sporadiquement. Cet article entend examiner quelques-unes des raisons qui ont présidé à la disgrâce du totémisme, principalement au prisme du structuralisme en anthropologie mais entend également évoquer ce qui apparaît bien comme une renaissance théorique.

Lévi-Strauss dans son contexte

Si le centenaire de Claude Lévi-Strauss a été célébré un peu partout sur la planète en 2008 à grand renfort de manifestations dans toutes les nations où se pratique l’anthropologie, c’est surtout sa disparition en 2009 qui a été l’occasion d’opérer un retour sur une oeuvre magistrale et monumentale sur bien des plans, qui a infusé, outre les sciences sociales, de vastes secteurs de la littérature, de la psychologie ou de l’histoire. Depuis quelques décennies pourtant, le topique structuraliste de Lévi-Strauss est considéré par une grande partie des anthropologues français ou francophones comme dépassé par des objets de moins en moins stables, localisés, et surtout toujours moins saisissables au prisme de la grille d’analyse structurale. Il s’agit, en l’occurrence, des sociétés de la modernité et dans la mondialisation. Ce sont là deux termes peu usités par le grand anthropologue français (qui ne sont pourtant pas totalement exclus de ses travaux), grâce auxquels le changement social et l’histoire, que Lévi-Strauss assujettissait à ses propres vues structuralistes (Lévi-Strauss 1958 ; Charbonnier 1969), ont été réintroduits au coeur du raisonnement anthropologique. Ainsi, le structuralisme serait, pour beaucoup d’anthropologues contemporains, à verser au compte d’un passé, certes, glorieux, mais suranné. La critique contre Lévi-Strauss, et plus généralement, contre le structuralisme se constitue néanmoins souvent sur la base d’un rejet global d’un système théorique considéré comme total, comme si toute l’oeuvre de Lévi-Strauss imposait avec une égale force les postulats et les méthodes de son paradigme. Une critique qui s’inscrit finalement dans un mouvement de remise en question d’une anthropologie « classique », dont on ne sait jamais très exactement à quoi elle réfère : on y trouve pêle-mêle un peu tous les grands noms de la discipline (de Frazer à Lévi-Strauss, en passant par Malinowski), ou certains seulement, dès lors qu’ils incarnent les paradigmes et modèles d’analyse que l’on entend dépasser, ou contre lesquels se constituent des anthropologies « nouvelles ». Cela a été le cas avec les courants de la Cultural critique et des Writing cultures aux États-Unis qui entendaient réformer le projet de l’anthropologie tout entier (Trencher 2002). Faire jouer au structuralisme un rôle de référence butoir est un expédient commode pour qui veut proposer un système théorique alternatif, d’autant plus qu’il est relativement aisé de trouver des points de désaccord ou des contrastes épistémologiques, ou de pointer la rigidité supposée de l’anthropologie lévi-straussienne, afin, par exemple, de promouvoir le paradigme anthropologique point pour point inverse de la flexibilité (Laplantine 2005). Entre les apologistes de Lévi-Strauss et les offensives anti-structuralistes, quelle place reste-t-il à une oeuvre déjà très discutée ? Contre toute réduction, on se propose ici en premier lieu de repartir d’un ouvrage clé dans l’élaboration du système théorique structuraliste de Lévi-Strauss, en l’occurrence Le totémisme aujourd’hui, pour le restituer à son contexte et rappeler les critiques qu’il contenait, et quelques-unes dont il a fait l’objet. Le totémisme en tant que concept pertinent pour décrire et analyser des formes cultuelles repérées dans différentes régions du monde connaît en outre une relative permanence dans le lexique de l’anthropologie : il n’a donc pas disparu de l’horizon terminologique de la discipline ce qui constituera le second point des pages qui suivent. On s’interrogera finalement sur les possibilités de voir le concept connaître une nouvelle fortune en anthropologie, consécutive à un contexte intellectuel et idéologique qui a permis la reprise d’autres concepts ayant subi un sort similaire en anthropologie, en particulier celui d’animisme.

Le totémisme comme point de départ

Le totémisme aujourd’hui, paru en 1962 est à la fois une oeuvre marquante et une production assez discrète de Claude Lévi-Strauss. Contemporain de La pensée sauvage (publié très exactement la même année), il est pourtant moins cité, mais n’en contient pas moins une partie du programme que Lévi-Strauss entreprend d’appliquer à l’anthropologie : celui de l’analyse structurale. Si certaines des grandes idées qui vont fonder l’armature théorique et le socle épistémologique de son programme sont déjà posées préalablement (avec Les structures élémentaires de la parenté, 1949), Lévi-Strauss oblique, dans d’autres oeuvres, vers une réflexion assez différente du projet structuraliste (Race et Histoire, 1975 [1952]) ou qui ne s’y rattache que de manière partielle (Tristes tropiques, 1955). Sa réédition récente (2000), signale néanmoins que cet opus, petit par sa taille, est loin d’être une production mineure de l’oeuvre de Lévi-Strauss – bien au contraire. Pour autant, il est loin d’être le plus discuté. Le volume Échanges et Communications, des Mélanges offerts à Lévi-Strauss, à l’occasion, déjà, de son soixantième anniversaire (Pouillon et Maranda 1970) ne contenait comme référence au Totémisme que quelques allusions dans les pages introductives. Sauf à reconnaître que les réflexions de Lévi-Strauss s’inscrivent dans un débat révolu – mais néanmoins fondamental à la constitution de la discipline (Rosa 2003), ou de certains de ses champs, comme l’anthropologie des religions (Mary 2010) – Le totémisme aujourd’hui ne semble apparemment plus participer des questions que se pose et repose actuellement l’anthropologie, tant il est marqué du sceau de l’obsolescence. Federico Di Rosa a patiemment et pertinemment reconstitué cette séquence très particulière, mais révolue, de l’histoire de l’anthropologie académique, qui a mobilisé autour d’un même débat la très grande majorité des savants entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe siècle (Rosa 2003). Le totémisme aujourd’hui arrive donc après que le combat ait cessé, faute de combattants : mais il n’est ni anachronique, ni saugrenu – c’est un ouvrage programmatique qui, en scellant d’un côté le sort du totémisme, marque explicitement d’un autre l’avènement imminent du paradigme structuraliste.

Le totémisme aujourd’hui comme programme structuraliste

Avec La pensée sauvage (1962), Lévi-Strauss poursuit cet incessant effort de recadrage de sa pensée pour la concentrer sur ce qui deviendra la marque de fabrique de son oeuvre, qui lui vaudra une reconnaissance internationale, et sans doute d’être passé à la postérité de son vivant : la fondation d’un système théorique global. Déjà, la question du totémisme apparaît comme un chapitre à ouvrir impérativement, parce qu’il semble contenir, idéalement, les bases d’une refonte d’une anthropologie par trop versée dans l’évolutionnisme et surtout le fonctionnalisme. D’un volume restreint, Le totémisme aujourd’hui recèle pourtant nombre des grands principes qui fondent l’architecture de ses théories, et se positionne comme un véritable manifeste structuraliste. Le totémisme, que Lévi-Strauss entreprend de disséquer, n’est en outre pas un objet d’analyse anodin : c’est même l’un des débats les plus importants de l’anthropologie au tournant des XIXe et XXe siècles (Rosa 2003), qui fait se rejoindre les deux premiers chantiers de l’anthropologie alors en pleine institutionnalisation : la religion et la parenté.

D’emblée, l’auteur pose l’angle d’attaque : « il en est du totémisme comme de l’hystérie », et la démonstration pour le premier suivra le cheminement de la déconstruction de la seconde. Pour Lévi-Strauss, fermement convaincu par le dessein de déconstruction entrepris par Franz Boas avant lui (Boas 1916), le totémisme est d’abord une hypothèse au « caractère suspect » (Lévi-Strauss 2002 : 9), un « fantôme » (ibid. : 25) qui a été la cible d’une « entreprise, aujourd’hui victorieuse, de désagrégation » (ibid. : 10), qui, grâce notamment à l’anthropologie américaine, aura pu aller jusqu’à la « liquidation » (ibid. : 12). Avec Goldenweiser (1918), Lévi-Strauss conteste l’amalgame entre les trois ingrédients retenus pour désigner le totémisme : organisation clanique, dénomination clanique (végétale ou animale), croyance en une généalogie mythique de l’objet totem. Et, d’auteur en auteur, de théorie en théorie, il s’ingénie à montrer qu’aucune des combinaisons théoriques possibles, avancées par les défenseurs de la thèse totémique pour trouver une unité à des formes d’organisation sociale, symbolique et religieuse si dispersées, ne résiste à l’examen de leur arbitraire. Deux exemples retiennent plus particulièrement son attention : le totémisme polynésien, décrit par Firth (cité dans Lévi-Strauss 2002 : 37 et sqq.), et le totémisme australien, étudié par Spencer et Gillen (1904), le plus discuté au sein du débat totémique.

Toute une partie de la démonstration de Lévi-Strauss repose sur l’idée, soufflée à demi-mot par Franz Boas (1916) et énoncée explicitement par Goldenweiser (1918), que le totémisme ne serait en fait qu’une « illusion » (Lévi-Strauss 2002 : 7), le produit de la pensée occidentale et non pas une réalité empirique saisissable. C’est du moins ce qui fonde l’amorce de sa déconstruction du totémisme sur les ruines de l’ethnologie évolutionniste qui a constitué ce dernier comme parangon des formes « primitives » de la religion – depuis MacLennan (cité dans Rosa 2003) jusqu’à James G. Frazer (1910). Glissant, avec Boas, d’une définition concrète à une définition formelle (qui dépouille néanmoins le totémisme de son contenu), il poursuit patiemment la dislocation d’un concept à l’unité trompeuse : l’exogamie n’est pas systématique du totémisme ; le champ sémantique des combinatoires relationnelles entre les totems, les espèces, les individus, les unités sociales, recouvre, certes, toutes les formes recensées du dit totémisme, mais procède parallèlement d’une « distorsion » qui fait que l’on en a privilégié certaines au détriment d’autres (Lévi-Strauss 2002 : 29) ; le culte totémique (qui s’exprime de manière métonymique) ne se confond pas avec l’organisation totémique (qui s’exprime de manière métaphorique), ni sur le plan symbolique (des appellations et représentations associées) ni sur le plan empirique (des pratiques) (ibid. : 41-42) ; la modélisation de relations totémiques simples se heurte à la pluralité des corrélations entre des pluralités « de groupes » et « d’espèces » (ibid. : 32) ; les totems ne sont pas tous frappés d’interdits, ou pas tous par les mêmes personnes et de la même manière ; toutes les prohibitions ne sont pas totémiques ; une organisation dualiste n’est pas nécessairement totémique, pas plus qu’une société « en moitié » n’est systématiquement exogame ; le totémisme est loin d’assumer une seule fonction (sociale : de réglementation des mariages ; psychologique : de protection contre l’anxiété, selon Malinowski) ; il n’est pas simplifiable à un résidu de matrices de signification et d’action qui se seraient parcellisées par scissiparité, etc.

Finalement, Lévi-Strauss ramasse les questions autour du totémisme (centrées autour de l’universalité supposée de l’architecture entre un culte, une organisation sociale, des modes de dénominations claniques, etc.) pour les replacer[2] dans une autre topique, celle des classifications, mais qui en explore moins le contenu que les logiques sous-jacentes (traitées sous cet angle dans La pensée sauvage, 1962), ou expliquer, dans une optique structuraliste, la nature du rapport qui fait coexister des séries « naturelle » (des espèces ou catégories de phénomènes) et « culturelle » (des formes et catégories sociales), lui-même engendré par des opérations finalement simples, mais qui ne sont pas d’un ordre et d’une fonction sociale. En définitive, si Spencer (Spencer et Gillen 1904) faisait du totémisme un « système religieux », si MacLennan (dans Rosa 2003 : 11 et sqq.) l’a même érigé au rang de « religion », il n’est pour Lévi-Strauss ni l’un ni l’autre mais plutôt un « système symbolique ». Ce faisant, l’approche de Lévi-Strauss contribue à dissoudre l’objet de l’anthropologie religieuse, et à redéployer l’agenda de celle-ci dans le cadre d’un autre chantier, celui du symbolisme (Mary 2010).

Un modèle contesté

Nombreux sont les anthropologues qui se sont engagés dans la contestation du totémisme, lequel non seulement ne présente que très rarement une convergence empirique de ses traits dits les plus essentiels (exogamie, relation mythique et cultuelle au totem, organisation clanique, etc.) mais revêt en outre, sur le plan ethnographique, une forme mosaïque et diversifiée, qui questionne finalement sa cohérence générale : depuis Elkin (cité par Lévi-Strauss 2002 : 55 et sqq.), l’espèce totémique se distingue entre des formes « individuelles », « conceptuelles », « sexuelles », « claniques », « de moitiés », « de sections », etc. La liste s’allonge en permanence avec les auteurs et les enquêtes, et plus les variétés du totémisme s’étalent, plus les principes unificateurs – et donc l’existence potentielle d’un modèle unique et original – s’étiolent au point que c’est toute la solidité des fondements du modèle du totémisme qui finit par se dissoudre. Comme le disait déjà Howells une décennie avant la publication du livre de Lévi-Strauss, « tout devient totémisme, puisque totémisme il y a » (Howells 1950 : 215).

Lévi-Strauss, loin de simplement poursuivre et achever la démonstration des « déconstructivistes » avant l’heure que furent Boas et Goldenweiser, exploite toutefois le cas du totémisme pour mieux le dépasser et servir ses desseins théoriques : avec Le totémisme aujourd’hui, Lévi-Strauss pose déjà les bases d’une anthropologie générale (un modèle épistémologique et théorique global) et générative (qui explique également la genèse du sens et de l’ordre social, contre le chaos et l’indétermination symbolique) avant d’en déployer magistralement la méthode dans la série des Mythologiques, et d’achever L’Homme nu (Lévi-Strauss 1971) par un renommé chapitre « Final » où sa pensée se ramasse autour de grands principes auquel il aura donné un éclairage attendu. Ses thèses sur les rapports entre le rite et le mythe, le continu et le discontinu, sont par exemple toujours discutées, à l’appui d’un matériau ethnographique renouvelé par des générations plus récentes de chercheurs. Évidemment, si les thèses de La pensée sauvage et du Totémisme aujourd’hui ont été louées, au moment de leur publication, comme les nouvelles pierres angulaires d’un « traité d’ethnologie générale » qu’il a manqué à Mauss d’écrire (Matarasso 1963 : 195), la manière quelque peu cavalière avec laquelle Lévi-Strauss balaye le totémisme, au principe de son inconstance empirique et de son incongruité théorique, continue de fasciner : l’intérêt de ses prédécesseurs ethnologues pour le totémisme aurait relevé d’« un certain goût de l’obscène et du grotesque », c’est-à-dire, de ce qu’il qualifie de « maladie infantile de la science religieuse » (Lévi-Strauss 1960 : 39-40). Il y a quelque chose de troublant dans l’écart constaté entre la rigueur impassible que Lévi-Strauss adopte quand il s’agit de ses propres démonstrations, et la virulence, presque offensante, qu’il déploie contre celles de ses prédécesseurs à propos du totémisme. Son ardeur à démanteler les théories antérieures n’est sans doute pas étrangère à sa volonté de poser et d’imposer son propre modèle, substitutif.

Le totémisme aujourd’hui est en effet une réfutation de plusieurs modèles à la fois. Celui de l’interprétation psychanalytique de l’origine de la civilisation d’un Freud, qui fait dériver les principes sociaux et institutionnels du totémisme, sur le postulat d’une matrice psychoaffective universelle (Freud 1965 [1913]), et d’un processus psychologique (refoulement) issu d’un traumatisme initial (le meurtre du père) – une hypothèse que la psychanalyse n’est pas prête à abandonner, malgré la charge lévi-straussienne (Chebili 2002 : 70-71) car, selon les principes du structuralisme énoncés dans Les structures élémentaires de la parenté  (1949) :

Les phénomènes mettant en cause la structure la plus fondamentale de l’esprit humain […] se répètent tout entiers au sein de chaque conscience, et l’explication dont ils relèvent appartient à un ordre qui transcende, à la fois, les successions historiques et les corrélations du présent.

Lévi-Strauss 1949 : 562-563

Ils relèvent donc de structures métahistoriques et suprasociales, telles que Lévi-Strauss en définit la localisation et la nature dans le chapitre premier d’Anthropologie structurale, « ethnologie et histoire » (1958).

Par ailleurs, Le totémisme aujourd’hui lui permet de trouver matière à étendre la théorie de l’échange et des structures par-delà les relations matrimoniales examinées dans Les structures élémentaires… : la démonstration du Totémisme… procède à une réfutation générale des postulats et des méthodes d’une anthropologie évolutionniste (qui en pose l’archaïsme), fonctionnaliste (qui en énonce les fonctions), formaliste (qui en analyse les morphologies), culturaliste (qui en distingue un contenu particulier), instrumentaliste (qui en désigne une utilité) – même la tentative d’Elkin d’assouplir le totémisme en le pluralisant ne trouve pas grâce aux yeux de Lévi-Strauss (2002 : 70). En fondant l’analyse, finalement, sur le plan abstrait des permutations de la relation totémique (relation de groupe à groupe, d’individu à groupe, d’animal totem au clan, d’espèce totémique à individu…), Lévi-Strauss pose une première fois un cadre (structurel) délimitant les possibles empiriques retenus sous la catégorie de totémisme. En poursuivant par l’extension de la théorie du dualisme par-delà la question des moitiés et des sections, qu’elle dépasse et subsume, Lévi-Strauss (2002 : 73) pose que le dualisme relève d’un autre ordre que celui de l’observation empirique, celui, précisément, des logiques et des « structures » de ces invariants universels qu’il entend mettre à jour, et surtout, de ces « différences qui se ressemblent » à partir desquelles s’organise l’analyse structurale. En comprimant la démonstration dans le goulot d’étranglement des dernières pages, Lévi-Strauss achève dans une théorie générale et générative de la culture (qui convoque Durkheim, Bergson et Rousseau), dans un totémisme « du dedans » qui est alors bien éloigné de ses formes empiriques, pour devenir principe général de l’opposition et de l’intégration, du discontinu et du continu, dans la pensée humaine depuis que l’homme est homme, c’est-à-dire, un être culturel (dans l’idée de Lévi-Strauss 2002 : 148, doté d’un intellect). Le totémisme rouvre ainsi et achève le chantier de la signification, dans le sens où il procède d’un rapport singulier au mythe – par réduction et différenciation des potentiels de sens (donnés dans le mythe) en relations structurées (encadrées par des classes totémiques). L’analyse totémique, si elle invalide la congruence empirique du culte (qu’elle « écrase » derrière l’analyse) et qu’elle réduit son objet même (le totémisme) à un « cas particulier du problème général des classifications » (La pensée sauvage, 1962 : 80-81) pose par ailleurs les bases d’une anthropologie du sens et de l’action, qui ne peuvent émerger, dans ce modèle, qu’à condition qu’ils s’insèrent dans un « réseau d’écarts différentiels entre des termes posés comme discontinus » (ibid. : 296).

Limites de l’approche structuraliste : Controverses autour de Lévi-Strauss

Comme toutes les oeuvres de Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui a évidemment suscité force débats : des jugements les plus virulents aux critiques les plus précautionneuses, les réactions à ce petit opus admettent des écarts considérables. Dans le registre des objections mesurées, on trouve par exemple celle d’un Emmanuel Désveaux (1991) qui reproche à l’intellectualisme lévi-straussien de trop focaliser sur les opérations de classification mentale à l’oeuvre dans la pensée totémique, au détriment de l’inscription de cette même pensée dans la praxis rituelle, sans laquelle pourtant elle ne peut réinvestir et donc rendre efficaces les représentations que la pensée contribue à produire (Désveaux 1991 : 710). Moins étendu, mais plus corrosif, le répertoire des critiques incisives se concentre dans la charge implacable portée par Raoul et Laura Makarius (1973) dans Structure et ethnologie, un opus quelque peu oublié de la littérature ethnologique, qui s’oppose en « critique radicale » contre Lévi-Strauss et oriente une large partie de son offensive anti-structuraliste autour de la question totémique. Les arguments à charge de Lévi-Strauss sont nombreux : absence de rigueur des arguments théoriques convoqués à l’appui de la démonstration ; dissolution de l’empirique dans l’abstraction, et, partant, de l’ethnologie (en particulier de l’ethnographie) dans l’anthropologie structurale ; rapatriement des données empiriques vers un modèle unique (structuraliste) au détriment de cas contradictoires , « aplatissement » ou « banalisation » des traits saillants des cultes totémiques ramenés à des similitudes constatées avec des formes symboliques, des interdits ou des pratiques occidentales non-totémiques : une absorption dans un modèle général qui finit par gommer toute singularité au « totémique » (relevant de ses formes ou de ses structures) ; extension abusive des faits totémiques à l’ensemble des relations humains/non-humains (alors que ceux-ci seraient essentiellement saillants dans le cadre de sociétés claniques et à « moitiés ») ; extrapolation de l’intellectualisme du totémisme au détriment de ses dimensions émotionnelles (pourtant traitées chez Goldenweiser) et « participatives » (dans le sens où l’entend Lévy-Bruhl) ; enfin, négation de l’histoire (une critique récurrente faite à l’oeuvre de Lévi-Strauss) non pas du totémisme en lui-même, mais de ses manifestations au niveau de l’ethnographie locale : nulle part, affirment les Makarius, Lévi-Strauss ne s’intéresse aux conditions et processus qui donnent naissance au totémisme dans une société donnée, mais aussi à ses transformations – alors que Peter M. Worsley (1955) avait déjà fait la démonstration du caractère dynamique des cultes totémiques, et avait distinctement attribué à ce trait adaptatif la raison de leur pérennité. Évidemment, l’assaut des Makarius est brutal, et si leurs critiques sont recevables, elles ne doivent pas faire oublier que leur Structure et ethnologie est avant tout un plaidoyer pour l’ethnologie, et, selon ses auteurs, contre l’anthropologie structurale. Depuis, le structuralisme a connu bien d’autres revers, dont l’énumération dépasserait le format de ces pages, et ceux qui furent ses plus fervents adeptes – du moins dans un premier temps – n’ont plus désormais que des « remarques désabusées » (Deliège 2004 : 145) pour exprimer leur consternation face à l’étiolement d’un paradigme dont la magie résidait dans son efficacité à donner une interprétation à tout phénomène social, une puissance heuristique qui a fini par le rendre scientifiquement suspect : après avoir vu de la structure partout, le doute s’installe au point de n’en voir finalement plus nulle part. La charge, qui ne pêche ni par diplomatie, ni par subtilité, aurait mérité d’être un tant soit peu relativisée – jeter le bébé Lévi-Strauss avec l’eau du bain du structuralisme, c’est faire peu cas des possibilités qu’il offre à l’analyse anthropologique, sans nécessairement subsumer les schèmes structuralistes à une hypothétique immanence universelle de la structure.

Le totémisme, encore : réhabilitation théorique du concept

Si Lévi-Strauss pensait clôturer le débat autour du totémisme, sans doute imaginait-il que la démonstration structuraliste suffisait à cette fin, et que le terme allait enfin s’éclipser avec les autres « illusions » dont se berçaient les premières générations d’anthropologues. Les années 1990-2000 sont néanmoins celles du renouveau de nombre des grands concepts anthropologiques – précisément ceux qui avaient été disqualifiés et relégués dans les archives de la discipline : bien après que l’on ait décrété Tylor obsolète, c’est l’animisme qui opère un premier retour en force, dans l’anthropologie anglo-saxonne et française (Descola 2005). Le totémisme, pour sa part, connaît un regain d’intérêt plus discret et dispersé mais tout aussi significatif. Le terme conserve d’abord, en marge de la fièvre des grands débats intellectuels, une opérationnalité descriptive et analytique, en dépit de sa disqualification sur le plan des « grands concepts » : on a continué à parler de « totémisme » (sous une forme substantive, tout autant qu’adjectivée), après Lévi-Strauss et à propos de cultes et de cultures très différentes. Avec les années 1960, et surtout 1990-2000, deux mouvements de requalification du totémisme se profilent, dans des perspectives assez différentes. Le premier, plus simple à traiter, parce qu’il occupe moins de surface scientifique (en termes de quantités de publications), réside dans le prolongement ou le dépassement des réflexions théoriques attribuées au structuralisme. Philippe Descola rouvre par exemple le dossier de « l’homologie des écarts différentiels entre une série naturelle, les espèces éponymes, et une série culturelle, les segments sociaux » (Descola 2005 : 204), c’est-à-dire, là où Lévi-Strauss croit distinguer deux problèmes différents et donc tend à dissocier (l’identification des êtres humains à des plantes ou animaux, et les dénominations des groupes sociaux). Descola fait quant à lui reposer sa réhabilitation du totémisme comme « mode d’identification » sur celle, concomitante, de l’animisme, et là où Lévi-Strauss insiste sur les phénomènes de disjonction entre les « séries », Descola leur attribue au contraire une dimension « fusionnelle » (Descola 2005 : 205). S’agissant de la révision de la logique (ou de l’arbitraire) des classifications, des cas extrêmes et contradictoires avec les théories générales, la démonstration de Descola a trop d’amplitude pour être abordée dans un espace aussi réduit, sans la tronquer. Le successeur de Lévi-Strauss à la chaire d’anthropologie du Collège de France qualifie toutefois le totémisme d’« ontologie » singulière (Descola 2005 : 233) parmi les quatre qui englobent et révèlent l’ensemble des modes d’être et des modes de relations entre « intériorités » et « physicalités ». Fidèle à l’analyse structurale, la quadripartition des ontologies offre une modélisation générale supposée recouvrir tous les modes possibles de ces relations. La réhabilitation opérée par Descola se situe essentiellement sur le terrain théorique, et procède d’abord d’une révision de l’animisme qui entraîne en second lieu seulement une révision « à nouveaux frais » de la question du totémisme (ibid. : 203). L’important n’est pas tant, pour Descola de reconsidérer la nature empirique de l’animisme et du totémisme (nombre de cas ethnographiques rentrent dans ces catégories et servent la démonstration), que de les ériger au rang de modèle – à l’appui d’une méthode en quelques points similaire à celle de Lévi-Strauss, situant les » ontologies » animiste et totémique (et les autres) dans les profondeurs inconscientes de la pensée humaine, par-delà les fluctuations historiques et sociales qui la travaillent.

Dans une toute autre perspective, John Comaroff (1987) s’est efforcé dans le contexte africain de déplacer la focale du totémisme comme système de classification vers une approche en termes de « forme de conscience » (form of consciousness), en rapatriant l’analyse sur le plan de la production des marqueurs d’identification collective au même titre que d’autres (« race », « nation », ethnie », etc.) et donc en lui donnant un caractère sociologique là où Descola lui confère une dimension psychologique (mais transculturelle). Le totémisme apparaît alors comme une forme de classification sociale plutôt que mentale, et s’oppose à une autre forme similaire, l’ethnicité : le premier émergeant d’un contexte de symétrie entre les groupes sociaux, la seconde d’un contexte d’asymétrie. Dans les deux cas ici présentés, relativement contrastés dans les focales retenues à son propos, le totémisme reste explicitement un modèle consistant avec les réalités empiriques, qu’elles soient de même nature que celles qu’explorait Lévi-Strauss (les principes d’organisation de la pensée humaine en général) ou qu’elles s’en éloignent (les logiques de différenciation sociale), et dans les deux cas, il illustre des modes de production de collectifs moraux et sociaux.

Le totémisme, malgré tout : réhabilitations empiriques

Un second plan de réhabilitation, est d’ordre empirique, cette fois, et s’inscrit dans cette constance, observée malgré Le totémisme aujourd’hui, d’un usage descriptif et analytique du terme à propos de formes ethnographiques. La permanence de cultes qui présentent des affinités, des « airs de famille » avec le totémisme archétypal contre lequel Lévi-Strauss s’est si âprement opposé, suppose de restaurer le concept, en l’amnistiant a priori de son héritage théorique, pour le redéployer. C’est en particulier sur le terrain même des combinaisons structurales que Lévi-Strauss a été contesté, notamment par Désveaux (2004) qui entend requalifier le totémisme algonquin sur une révision du matériau empirique traité par Lévi-Strauss : le système algonquin se présente, contrairement à ce qu’en dit ce dernier, comme un système totémique « complet » dans le sens où il englobe l’ensemble des composantes structurales (et non pas empiriques, et donc il s’agit des permutations) désignées par Lévi-Strauss comme dispersées. Mais c’est hors de ce contexte culturel initial et circonscrit que la question totémique s’est étendue, et ressurgit actuellement – du moins dans la littérature ethnologique. Il est bien connu que l’Océanie et l’Amérique du Nord ont offert aux théoriciens du totémisme, comme à leurs détracteurs, le principal matériau à partir duquel le modèle archétypal du totémisme allait être fondé. Dans Totemism and Exogamy (1910), James G. Frazer notait en outre que dans la distribution mondiale du totémisme, l’Asie – comme l’Europe – représente un « blanc dans la carte totémique du monde » (Frazer 1910 : 336). Certes, la coprésence de l’exogamie et de mythes généalogiques dans certains groupes ethniques du monde sinisé (Kachin de Birmanie, Lolog de Chine) présente des proximités avec lui, mais n’aboutit pas, selon Frazer, à la qualification de « totémiques » des formes de culte ou de parenté (ibid. : 337-339) alors qu’en Inde, les phénomènes « totémiques » sont plus concentrés et plus signifiants (exogamie, interdits, références généalogiques mythiques chez les groupes dravidiens, par exemple ; ibid. : 228). L’Inde n’aura servi par la suite qu’à une ou deux tentatives avortées de réhabilitation du totémisme dans une modélisation évolutionniste, telle que tentée par John V. Ferreira (1965), qui n’aura été suivie d’aucune véritable réforme de la terminologie de l’ethnographie religieuse locale, alors qu’en même temps, les ultimes attaques contre les modalisations évolutionnistes du totémisme étaient portées en Europe et en France (Makarius et Makarius 1961).

C’est alors dans un autre contexte géoculturel, celui de l’Océanie que des formes complexes et pratiquement « complètes » d’organisation totémiques continuent d’être observées et analysées : le totémisme clanique et la légitimation mythico-rituelle de l’organisation dualiste de la société Yafar du Haut-Sépik (Nouvelle Guinée) en est un exemple tout à fait remarquable (Juillerat 1981). Le continent asiatique semble quant à lui faire obstacle à l’extension universelle du totémisme, même si certains se sont essayés à repérer des « formes » ou des « structures » totémiques là où, apparemment, on ne trouvait pas de système ou de complexe totémique complet. Chantal Zheng (1986) estime par exemple que la relation ambivalente (généalogique mais sacrificielle) à un animal mythique dans les formes anciennes (dites « primitives ») de la religion chinoise s’apparentent à des « structures totémiques » (Zheng 1986). Cette « philosophie primitive » comme la désignait William Howells (1950) s’incarne enfin dans des « clans totémiques » ou dans un « totémisme de clans », dont les occurrences ne sont pas qu’océaniennes : en Afrique, la littérature ethnologique est un matériau suffisamment riche pour que les exemples Nuer ou Dinka soient mentionnés comme des formes significativement problématiques du totémisme, que Lévi-Strauss avait lui-même largement soulignées. Et c’est précisément à partir de terrains africains qu’Alfred Adler entend redéployer la notion de totémisme « clanique » inscrite dans des sociétés segmentaires, qu’elles soient non-unifiées autour d’un système politique centralisé (comme les Nuer, les Dinka, les Tallensi) ou des royautés (Shilluk, Moundang, Baganda) (Adler 1998). À conclure ce très bref panorama théorique et ethnographique, il est impropre d’évoquer une véritable renaissance du totémisme, ni, encore, un éventuel renouveau de la question totémique : il s’agit bien ici de la persistance d’un vocable dont l’utilité en tant qu’opérateur descriptif de réalités ethnographiques concrètes – mais aussi en tant qu’outil conceptuel pour l’anthropologie – semble lui avoir donné les moyens de triompher des tumultes théoriques auquel il a été affronté. En définitive, bien après l’opus de Lévi-Strauss, le totémisme reste une catégorie conceptuelle à la résistance et à la plasticité étonnantes, et c’est ce point qui mérite que l’on déplace la réflexion sur le plan de la logique des concepts.

Révisions épistémologiques ?

Cette plasticité, ou plutôt cette labilité épistémique et empirique du totémisme sont à verser au dossier des nombreuses raisons de considérer que le terme est loin d’avoir épuisé son capital explicatif. Y a-t-il alors une quelconque utilité à lire ou à relire Le totémisme aujourd’hui dans le contexte de l’anthropologie contemporaine ? Les transformations profondes qui ont affecté la discipline depuis les années 1970 et surtout 1980 semblent avoir sonné le glas de l’impressionnant, mais sans doute trop ambitieux, programme dont Lévi-Strauss, créateur et figure pionnière, donnait le cadre scientifique et pédagogique dans l’ultime chapitre « méthodologique » du premier volume d’Anthropologie structurale (1958). Cristallisant, de manière presque « minéralogique » (pour reprendre les termes de François Laplantine 2005), le social sous des formes, et réduisant celles-ci à des « structures » méta-sociales, l’anthropologie de Lévi-Strauss a doublement inspiré l’achèvement de l’un des derniers (sinon le dernier) grands paradigmes de l’anthropologie du XXe siècle tout autant que son dépassement. Le « moment structuraliste » de l’anthropologie figure en fait une charnière pour la discipline (notamment en France) à partir de laquelle tous les courants d’idées et paradigmes contemporains ou postérieurs se sont définis – souvent contre lui.

Pour autant, l’une des phrases principales du livre ici à l’examen est sans doute l’une des plus mal comprises, mais également l’une de celles qui pourraient retenir l’attention et rouvrir le chantier de la critique lévi-straussienne à l’aune de nouvelles épistémologies : « le totémisme est une unité artificielle », estime-t-il, « qui existe seulement dans la pensée de l’ethnologue » (Lévi-Strauss 2002 : 18, je souligne). Certes, la phrase se poursuit dans le registre de la correspondance avec l’empirique qu’affectionne Lévi-Strauss : « et à quoi rien de spécifique ne correspond au dehors ». C’est encore du côté d’une fonction débarrassée de ses concrétions culturelles que Lévi-Strauss se situe lorsqu’il opère la conversion du totémisme comme culte totémique vers des principes classificatoires. Celui-ci dépasse ainsi de loin l’enfermement dans un carcan culturel puisqu’une figure totémique apparaît comme « un outil conceptuel aux multiples possibilités, pour détotaliser et pour retotaliser n’importe quel domaine, situé dans la synchronie ou la diachronie, le concret ou l’abstrait, la nature ou la culture » (ibid. : 179-180). Fallait-il que le démenti structuraliste du totémisme, cette volonté de le « faire éclater » jusqu’à le « dissoudre » (ibid : 69) passe par cette attaque en déficience ethnographique, alors que Lévi-Strauss se fait au contraire le champion de la modélisation supra-empirique  ? Le point, apparemment paradoxal, importe finalement peu. Car il y a dans la première posture de Lévi-Strauss une entrée en matière intéressante vers un constructivisme critique, auquel le fondateur du structuralisme, encore fidèle à une épistémologie réaliste – qui veut que les catégories conceptuelles soient érigées au rang de modèles, et ne puissent être forgées qu’à partir de « réalités » empiriques – n’adhérait pas. Les épistémologies contemporaines de l’anthropologie, constructivistes, nourries aux questions de l’« imaginaire anthropologique » (Appadurai 2001), aux débats des Writing Cultures (Clifford et Marcus 1986), mais aussi du post-modernisme et des Cultural Studies (Ghasarian 1997), offrent un regard entièrement rénové, mais essentiellement rétrospectif, sur une « anthropologie classique » accusée de réalisme. C’est là que les choses deviennent sans doute les plus intéressantes. Lévi-Strauss avait pointé du doigt l’une des principales caractéristiques du totémisme : le caractère d’abstraction de la catégorie, dont les éléments, certes, empiriquement congruents, ne sont pas liés au point d’ériger les faits totémiques au rang de système, et le système au rang de modèle. Et il avait posé le problème de la correspondance (théorie-empirie), de la modélisation (abstraction heuristique et épurée) et, partant, de la généralisation anthropologique à partir de cas ethnographiques (Mary 2010). Pour autant, il en va du totémisme comme d’autres concepts d’utilisation courante en anthropologie, dont l’examen épistémologique aurait dû mener au déclassement syntaxique, mais qui demeurent néanmoins des outils « incontournables » (comme le veut l’expression consacrée). La constance lexicale du totémisme et les tentatives de réhabilitation dont il a fait l’objet laissent-elles présager d’un retour en force du concept ? S’il est difficile de répondre à cette question, il est cependant possible de repérer quelques pistes qui signalent que les conditions n’y sont pas entièrement défavorables. L’animisme, concept contemporain du totémisme, et qui, lui aussi, était entaché du sceau infamant d’accointances avec le primitivisme et sur lequel pesait le soupçon d’une opérationnalité conceptuelle discutable, connaît de son côté un renouveau significatif dans l’anthropologie et les sciences religieuses contemporaines (Taylor 2005, 2009). C’est chez Graham Harvey que l’on retrouve de manière très explicite une volonté de restituer à l’animisme, un rôle de premier plan de l’étude de ces traditions « premières » à partir desquelles sont pensés les rapports modernes entre l’Homme et la Nature. Sous la plume d’Harvey (2006), le totémisme – théoriquement solidaire de l’animisme, catégorie plus générale qui l’englobe – relève d’un système de correspondances symboliques et de pratiques sociales qui lui sont liées, système qui constitue des liens réciproques et harmonieux entre le monde humain et son environnement biotique. L’auteur ne fait pas secret de l’activisme politique (pro-écologique) qui sous-tend son oeuvre ni de ses conceptions primordialistes de l’animisme et du totémisme, en contraste avec une modernité néfaste au domaine de l’écologie. Ils relèvent donc d’un idéal et d’un projet de réhabilitation porté par la vague du militantisme écologique, ici, des milieux académiques.

Le retour du totémisme passe donc par une triple réhabilitation conceptuelle, empirique et politique, et il aura fallu préalablement que l’animisme, et en arrière-plan, l’oeuvre d’Edward Tylor qui lui a donné sa forme syntaxique et son contenu sémantique, soit passé à la moulinette de la critique postcoloniale (Chidester 2005). La critique en colonialisme des concepts anthropologiques est-elle alors un passage obligé qui garantirait leur réhabilitation, si et seulement si ils en sortent épurés de leurs concrétions idéologiques ? Rien n’est moins sûr. La destinée des concepts anthropologiques n’est pas seulement dépendante d’une épistémologie externe qui examine les conditions politiques de production du savoir. Il faut aussi se tourner du côté de leurs contextes théoriques et de la pertinence propre de la catégorie conceptuelle en question. Or, le retour sur scène de l’animisme en anthropologie et dans les sciences religieuses est lié à un regain d’intérêt académique lui-même très directement dérivé des nombreux et significatifs signes d’une préoccupation unanimement partagée au sein des sociétés contemporaines pour les questions écologiques, et sa traduction, dans le domaine des sciences humaines et sociales, notamment via l’efflorescence d’anthropologies « de la nature », « écologique » ou « de l’environnement ». Dans ce sens, c’est son caractère doublement « naturaliste » (par les objets qu’il concerne – formes « naturelles » –, et par les mécanismes mentaux qu’il convoque, dans le cadre d’une écologie de l’esprit à la Bateson) qui situent l’animisme au premier plan des concepts réhabilités. Mais dans la mesure où le totémisme reste un outil descriptif pour certains systèmes cultuels ou symboliques, mais aussi dans le sens où il peut figurer alternativement ou concomitamment des modes de classification mentale et des modes d’identification sociale, par quoi d’ailleurs il conserve une certaine capacité à « instituer des collectifs » fussent-ils socio-symboliques (comme chez Descola 2005) ou socio-ethnicisés (chez Comaroff 1987). Il est donc – encore une fois – sans doute loin d’avoir épuisé son caractère heuristique, pour une anthropologie tentée d’un côté par le psychologisme (renouvelé par les sciences cognitives), et de l’autre par le sociologisme (perpétué par l’anthropologie sociale).