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Dans cette étude originale dont l’occulte se révèle être le terrain de recherche, Jeanne Favret-Saada, ethnologue française qui s’intéresse de longue date à la sorcellerie, continue de dévoiler des pans d’un monde relativement intangible, celui de la sorcellerie. The Anti-Witch, paru en 2015, est la traduction anglaise par Matthew Carey du livre original Désorceler de J. Favret-Saada (2009). L’anthropologue française, devenue en fin de compte psychanalyste, revisite son travail de recherche déjà présenté dans Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage (1977). L’auteure, transparente, mentionne dès le départ que la sorcellerie dont traite l’ouvrage n’est plus ce qu’elle était, le tissu social de jadis ayant de beaucoup changé (p. 5), ce qui n’a pas d’incidence sur l’intérêt que représente la thématique pour les lecteurs et lectrices.

Le livre est préfacé par Veena Das, professeure d’anthropologie à l’Université Johns Hopkins (à Baltimore, au Maryland), qui souligne la pensée créatrice de l’auteure et sa façon unique d’aborder la discipline. En effet, au-delà du propos théorique, l’ouvrage amène le ou la chercheur(e) à considérer le juste recul à prendre pour permettre de s’ouvrir à la réalité des personnes étudiées. J. Favret-Saada marche, pour sa part, sur la fine ligne entre la sphère personnelle et le sujet d’étude, s’impliquant elle-même dans des processus touchant à la sorcellerie. Das en fait d’ailleurs la remarque : « De quelles manières spécifiques les anthropologues se retrouvent-ils tissés avec les mondes qu’ils étudient et représentent alors qu’ils donnent forme à leurs expériences dans ce qu’ils appellent par euphémisme le terrain ? » (p. ix, traduction libre).

Le coeur du texte se divise en six chapitres avec comme fil conducteur les stratégies de contre-action à l’égard de la sorcellerie dans les maisonnées rurales du Bocage de l’Ouest français sur les bases de données datant de 1969 à 1972. Le prélude nous fait rencontrer l’informatrice clé, une certaine Madame Flora, qui est « désorceleuse ». Cette dernière a permis à J. Favret-Saada de cerner avec plus d’acuité la triangulation sorcier-ensorcelé-désorceleur, les trois pivots de cette histoire de forces occultes. Ainsi, un être ensorcelé, toujours un chef de famille masculin, est sous l’emprise d’un sort porté sur lui par un sorcier, ce que le désorceleur identifie selon des « symptômes » variables et souvent subtils qui oscillent entre l’anxiété et les malchances répétées pour le lotissement agricole familial. Le désorceleur offre une variété de techniques de rétablissement, notamment la cartomancie et la lecture du tarot, dont le livre présente quelques illustrations révélatrices dans (p. 64-80). Ces techniques visent invariablement à remettre de l’ordre dans la vie de l’homme ciblé, de sa famille et de leur exploitation agricole (p. 9). Nous pourrions donc assimiler l’« ensorcellement » à un diagnostic délétère posé par un expert, le désorceleur.

Il est pertinent de relever ici la détresse des gens affectés qui vont à la recherche d’une aide qui se personnifie en ce désorceleur. Ce dernier met diverses stratégies en oeuvre qui altèrent l’équilibre psychique de l’ensorcelé. Cela inclut un rapport de complicité avec la femme de l’ensorcelé, qui conserve son « rôle domestique » caractéristique de l’époque tout en mettant discrètement en oeuvre des actions aux visées thérapeutiques, suivant en cela les consignes du désorceleur (p. 87-88). L’objectif ultime réside dans la possibilité que l’ensorcelé soit à nouveau capable de jouer son rôle de « chef de clan » avec efficience, ce que J. Favret-Saada nomme plus précisément le « producteur » ou l’« entrepreneur individuel », termes qui se rattachent, dans le contexte, à la production agricole.

Portant un grand respect pour les pratiques des groupes étudiés, J. Favret-Saada s’est immergée dans les processus de « désorcèlement ». Le journal de terrain a pris pour l’auteure une place cruciale comme outil de recherche. Les expériences et les affects qui surgissent de celles-ci s’y trouvant mis à l’écrit ont permis de révéler le glissement qui amène le « désorcèlement » à revêtir un aspect thérapeutique (p. 153). Bien que ce travail thérapeutique présenté dans l’ouvrage soit « un espace mi-fictif, mi-réel » (p. 47), la spécificité du regard anthropologique semble avoir imposé une rigueur dans les observations ainsi que dans l’analyse, le propos étant ponctué de références académiques et bénéficiant d’un certain recul critique.

L’ouvrage est une lecture d’intérêt pour approfondir la réflexion sur la façon d’aborder le terrain de recherche ainsi que l’engagement du ou de la chercheur(e), pour le bienfait d’une étude, dans des pratiques potentiellement perturbantes. Les anthropologues qui souhaitent explorer, notamment, l’ethnomédecine et la parenté y trouveront matière à penser. De même, des thérapeutes de divers horizons pourraient trouver un intérêt à explorer les questions de la vulnérabilité, de la résilience et des stratégies de guérison en s’arrêtant sur le propos sensible de J. Favret-Saada.