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Au cours du dernier quart de siècle, le maintien multilatéral de la paix est devenu un élément principal du système de sécurité internationale et de coopération. Le concept moderne de maintien de la paix a gagné en importance et en attention depuis le milieu des années 1990, mais il est né en 1948, lorsque fut créé l’Organisme des Nations Unies chargé de la surveillance de la trêve (ONUST) qui devait aider à contrôler les accords d’armistice entre Israël et ses voisins arabes (United Nations 1996 ; Urquhart 1989). Le maintien de la paix s’est développé sous les auspices des Nations Unies, mais les armées nationales et les organisations régionales ont progressivement adopté ce terme pour désigner leurs opérations qui établissent ou maintiennent la paix. Habituellement, ces opérations comprennent diverses activités, d’ordinaire non militaires, telles que la distribution d’aide humanitaire, l’engagement dans des projets de développement ou l’établissement de forces de police et de systèmes judiciaires. Le Canada fait partie des nombreuses nations qui participent régulièrement aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies en fournissant des hommes et du matériel. De fait, le « grand récit » national canadien fait remonter les origines du maintien de la paix aux interventions de feu le Premier ministre Lester Pearson qui, en 1956, appela à la création d’une mission de maintien de la paix au Sinaï (Rikhye 1984 : 48).

Ne serait-ce que pour son importance croissante dans le domaine de la sécurité internationale, le maintien de la paix constitue un important défi pour la recherche anthropologique. Pensons notamment aux manières dont la communauté internationale aborde les conflits internes aux États ou à la « stabilisation » et aux « constructions nationales » postconflits. Cependant, le maintien de la paix présente d’autres caractéristiques qui en font un « lieu » important du travail anthropologique. Les missions rassemblent des gens de cultures différentes – membres d’organisations et « locaux » – et constituent ainsi des endroits où observer la négociation de conflits interculturels et les jeux de pouvoir qu’entraînent les différences entre ces groupes. De même, les missions de maintien de la paix présentent les défis de phénomènes transnationaux et multi-sites, comme dans de nombreux travaux anthropologiques. De ce point du vue, étudier le maintien de la paix peut contribuer au développement de méthodes et de théories pour l’étude de tels phénomènes sociaux. C’est en partie à la suite des difficultés observées lors de l’après-guerre en Irak et en Afghanistan que davantage d’anthropologues commencent à étudier le maintien de la paix. Mais, jusqu’ici, en plus de mes propres travaux, il n’existe qu’une poignée d’études anthropologiques sur le maintien de la paix[2].

J’ai publié une série d’articles examinant la manière dont l’analyse anthropologique peut améliorer la compréhension du maintien multilatéral de la paix et sa pratique. Dans ces articles, j’ai exploré différents aspects du maintien de la paix, y compris la façon dont perdure sa large légitimité (1998b, 2005), la manière dont les unités de maintien de la paix s’agglomèrent en entités corporatives cohérentes (1993), les défis culturels et organisationnels qui se font jour au cours d’opérations de paix complexes (2003a) et les défis méthodologiques qu’affrontent les anthropologues lorsqu’ils mènent des recherches dans ces cadres transnationaux et multi-sites (1998a).

Cet article poursuit le travail en examinant le troisième de trois niveaux d’analyse interconnectés. Le premier niveau se concentrait sur les aspects généraux, sociaux et culturels du maintien de la paix en tant qu’activité socialement construite. Il développait l’hypothèse selon laquelle cette construction sociale établit des cadres à l’intérieur desquels l’action peut être menée, ces cadres créant des dispositions générales morales et politiques (Rubinstein 1989, 1998b, 2005). Le second niveau montrait comment ces cadres et ces dispositions structurent le contexte social dans lequel les organisations non gouvernementales (ONG) et les éléments militaires des missions développent leurs cultures organisationnelles et la manière dont celles-ci affectent la mission (Rubinstein 1993, 1998a, 2003a). Le troisième niveau, sujet de cet article, a pour but de relier les schémas de ces plus hauts niveaux à l’action individuelle dans le maintien de la paix.

Cet article prolonge une question anthropologique qui est de déterminer comment l’action individuelle et la structure sociale s’influencent mutuellement. Pour cela, j’étends à ce sujet les travaux anthropologiques sur le pouvoir des inversions culturelles (voir par exemple (1978b) qui donnent forme à des compréhensions individuelles et à des actions de groupe coordonnées. Ainsi que l’ont fait remarquer Laughlin et ses collègues (Laughlin, McManus et d’Aquili 1990 ; Rubinstein, Laughlin et McManus 1984), c’est au niveau individuel qu’il faut chercher les mécanismes à travers lesquels se manifestent les inversions.

Le contexte ethnographique

Cet article se base sur un projet de recherche ethnographique d’une durée de trois ans mené en collaboration avec l’ONUST, à travers tout le Moyen-Orient. Établi en 1948, l’ONUST fut la première mission de maintien de la paix des Nations Unies. Contrairement aux missions ultérieures, qui tendent à n’avoir que des mandats d’une durée limitée à six mois ou un an, la résolution du Conseil de Sécurité qui a créé l’ONUST a permis que son existence soit prolongée jusqu’à ce que la paix règne dans la région. Cela a eu pour résultat de lui conférer un rôle essentiel dans le développement et la connaissance du maintien de la paix. L’ONUST fut la première expérience de maintien de la paix pour de nombreux officiers, façonnant ainsi leur conception première et fondamentale de cette tâche. Des individus ont pu y acquérir de l’expérience pour des missions techniques, apprendre à déterminer les éléments requis pour d’autres missions du même genre. De plus, comme l’ONUST est relativement stable, il peut fournir du personnel susceptible de se déployer rapidement. Par exemple, au cours de ma recherche, un petit contingent d’agents de maintien de la paix de l’ONUST fut détaché pour déterminer les besoins techniques d’une mission dont le but était de contribuer à mettre fin à la guerre Iran-Irak ; plus tard, c’est un plus grand contingent de l’ONUST qui fut le premier groupe à être rapidement déployé pour cette mission.

Ma recherche ethnographique avec l’ONUST s’est déroulée de 1988 à 1992, plus particulièrement avec le Groupe d’observateurs en Égypte (Observer Group Egypt - OGE). Au cours de cette période, j’ai participé à la vie du groupe d’observateurs, mené des entrevues formelles et informelles, et distribué des questionnaires écrits aux observateurs militaires de l’ONU (UNMO), aux volontaires civils internationaux, au personnel local des ONG et aux diplomates de la région[3]. Il y avait, durant tout le temps de mon travail de terrain, environ soixante-dix expatriés de vingt pays différents et quinze « locaux » qui travaillaient à l’OGE. Pour la plupart d’entre eux, le centre des activités était le quartier général de l’OGE, dont le surnom était « la villa ». Ceux qui n’étaient pas basés à la villa étaient les observateurs militaires affectés aux différents postes d’observation mis en place par l’OGE, à partir desquels ils effectuaient régulièrement des patrouilles. Dans ce groupe, quarante pour cent étaient des officiers des États-Unis et de l’Union soviétique (qui existait encore à l’époque de mon travail de terrain) ; les soixante pour cent restants représentaient les dix-huit autres pays engagés dans cette mission. Ici, je me concentre sur le matériel recueilli auprès des observateurs militaires. Ceux-ci, les UNMO, étaient des officiers « senior », ayant au minimum le grade de commandant dans leurs armées nationales.

À l’époque de mon étude, le Groupe d’observateurs en Égypte avait son quartier général au Caire et entretenait un poste secondaire à Ismaïlia, au nord du Canal de Suez, ainsi que d’autres postes d’observation répartis dans les deux-tiers de la partie ouest de la péninsule du Sinaï. En plus d’être ainsi dispersés géographiquement en Égypte, les membres du groupe desservaient d’autres postes de l’ONUST à travers le Moyen-Orient.

Mon observation participante ainsi que les entrevues, structurées ou non, ont eu lieu en Égypte, bien que quelques-unes des personnes interrogées y aient répondu en apportant du matériel de comparaison avec leurs autres affectations. J’ai aussi recueilli du matériel documentaire de l’ONUST — sous la forme d’annonces, de bulletins de liaison, d’invitations et de documents officiels. Ce matériel documentaire, mes notes de terrain et les transcriptions d’entrevues furent tous saisis dans un programme d’analyse qualitative de données dans lequel ils furent codés et analysés[4].

Pourquoi la motivation individuelle?

Le maintien de la paix est un phénomène à grande échelle. Durant certaines périodes, il y eut, sur le terrain, jusqu’à 80 000 militaires, d’innombrables agents d’organisations non gouvernementales et de volontaires internationaux. Pourquoi devrait-on prêter attention aux motivations individuelles dans un tel contexte?

En dépit de la grande envergure du maintien de la paix, les actions individuelles jouent une part importante dans le succès ou dans l’échec de chaque mission. Puisqu’il existe des relations contingentes et réciproques entre les niveaux de l’organisation inhérente au maintien de la paix, la structure en voûte de l’ensemble contribue à former et à diriger les actions individuelles. En même temps, les actions individuelles sont importantes pour maintenir cette structure en voûte, comme nous le verrons ci-dessous.

En 1950, Theodore Geisel (1950), écrivant sous le pseudonyme de Docteur Seuss, publia un petit livre pour enfants qui peut nous donner la compréhension intuitive de ces connexions. Dans Yertle the Turtle, Geisel raconte l’histoire d’une tortue ordinaire, appelée Mack, qui est enrôlée par Yertle, le roi des tortues, pour hisser son trône royal le plus haut possible. Le roi souhaite être placé au-dessus de tous les autres. Dans ce but, le roi Yertle ordonne à ses sujets-tortues de s’empiler les uns sur les autres pour l’élever. Mack se trouve au bas de la pile. Après avoir demandé une pause à plusieurs reprises, chaque fois refusée, Mack se braque, et il rote. Bien sûr, la pile de tortues s’écroule et le roi Yertle choit en même temps qu’il déchoit. Bien que Mack agisse en général conformément à la structure en voûte du système social dans lequel il vit, son action individuelle peut affecter cette structure on ne peut plus radicalement.

Le maintien de la paix est un effort beaucoup plus sérieux, bien sûr. Il articule continuellement des questions de vie ou de mort. Les réponses à ces problèmes ne sont pas apportées simplement par ces entités abstraites que sont les organismes constituant la mission ; ces questions de vie ou de mort sont plutôt le lot quotidien des agents individuels du maintien de la paix – qu’ils soient militaires, personnel humanitaire ou volontaires civils – dans des contextes réels. La manière dont ces individus répondent aux défis qui leur sont posés ne détermine pas seulement le résultat d’une rencontre spécifique, mais contribue également à maintenir le capital social d’une « mission » en particulier et du « maintien de la paix » en général. En ce sens, le maintien de la paix est un processus puisque l’action des individus est formatée par les contraintes structurelles-sociales qui encadrent leur travail, tandis qu’en même temps leurs actions affectent ces contraintes (Maturana et Varela 1988 : 193).

La nécessité d’une analyse multiniveaux

Pour comprendre les dynamiques du maintien de la paix, il ne suffit pas d’analyser la manière dont les membres d’une mission en viennent à adopter une identité commune, ni de comprendre comment les travaux politiques des Nations Unies (ou d’autres promoteurs du maintien de la paix) résultent en décisions légitimes sur le maintien de la paix. D’ailleurs, la seule compréhension des défis financiers et logistiques du maintien de la paix ne pourra pas non plus donner une idée exacte de ce dont il s’agit. Il n’est pas davantage adéquat de n’étudier que les motifs politiques réels ou dissimulés des nations qui contribuent à des missions particulières. Le fait que l’action individuelle et la structure sociale soient mutuellement constitutives signifie plutôt que, pour rendre un compte exact du maintien de la paix, on doit porter attention aux niveaux multiples de l’organisation systémique.

Le modèle multiniveaux que j’emploie pour le maintien de la paix est une application directe de la « règle de l’inclusion minimale », qui spécifie que toute bonne analyse de comportement doit établir des ponts entre, d’une part, les niveaux et inclure des données des niveaux d’organisation appropriés concernés par ce comportement et, d’autre part, l’environnement dans lequel ce comportement se manifeste (Rubinstein, Laughlin et McManus 1984 : 93). De ce point de vue, il est insuffisant de simplement juxtaposer les résultats des analyses à différents niveaux. Ils devraient plutôt être considérés comme s’impliquant mutuellement. C’est-à-dire qu’ils devraient former un échafaudage théorique permettant à l’analyste qui les interprète de se déplacer de manière cohérente entre les niveaux.

Mises à part ces considérations générales, une approche multiniveaux est particulièrement nécessaire lorsque l’on considère la motivation. La motivation d’une personne est influencée par un certain nombre de facteurs, internes ou externes (Rubinstein, Laughlin et McManus 1984 : 26) : pensons aux contextes culturels, sociaux et structurels dans lesquels agit l’individu et à des facteurs comme la faim ou la fatigue.

Dans de précédents articles, mes analyses du maintien de la paix se penchaient sur les niveaux d’organisation les plus larges et montraient comment ils influaient les uns sur les autres. Cet article étend cette analyse aux niveaux les plus bas de l’organisation systémique en examinant la formation de la motivation individuelle dans le domaine du maintien de la paix.

L’inversion culturelle, coeur du maintien de la paix

Le schéma d’ensemble que j’utilise pour le maintien de la paix suggère que, en tant que forme sociale, le maintien de la paix détient sa légitimité morale et son efficacité pratique du fait qu’il est une inversion culturelle étendue (Rubinstein 2005). C’est-à-dire que le maintien de la paix crée un espace social, politique et moral dans lequel des actions qui seraient ailleurs considérées comme mauvaises (ou illégales, ou non désirées), sont non seulement acceptées, mais peuvent faire l’objet d’éloges. Les périodes d’inversion culturelle sont familières à tout le monde ou presque, parce qu’elle peuvent se produire sous de nombreuses formes.

La tradition de la « danse de Sadie Hawkins », dans laquelle les femmes invitent les hommes à danser, inversion du rôle normatif des sexes à l’époque, se produisait communément aux États-Unis tout au long du XXe siècle. De durée relativement courte, l’inversion de la « danse de Sadie Hawkins » n’était souvent qu’une danse parmi d’autres au cours d’un événement qui, par ailleurs, se conformait aux rôles normatifs des sexes. La tradition du « Trick or Treat » de l’Halloween et les célébrations du Mardi Gras sont des inversions culturelles durant une journée entière, au cours de laquelle les règles normatives de comportement et de hiérarchie sont inversées. Les rites traditionnels de rébellion dans les sociétés d’esclaves recourent aux inversions culturelles sur de plus longues périodes (Bauman 1972 ; Dirks 1978, 1988).

Les inversions culturelles tirent leur pouvoir du fait qu’elles sont profondément inscrites dans le monde symbolique des sociétés dans lesquelles elles se produisent – elles accompagnent d’ailleurs souvent des activités ritualisées. Les inversions culturelles remplissent des tâches sociales variées : elles servent, par exemple, à maintenir l’ordre social au moyen du contrôle des ressources et des ressentiments ; elles structurent l’humour, servent à marquer les périodes de transition d’un état de la vie à un autre, ou créent simplement un espace dans lequel peuvent être essayés des rôles inusités ou de nouvelles façons de penser[5].

L’inversion culturelle au coeur du maintien de la paix est la création d’un monde dans lequel l’action conjointe et consensuelle qui soutient des solutions pacifiques pour gérer des conflits prend la place des activités unilatérales, militarisées et « ordinaires » des États nations. Cette inversion s’instaure par le biais d’une variété d’activités symboliques et rituelles aux plus hauts niveaux de l’organisation systémique, dont les analyses sont présentées ailleurs (Rubinstein 1993, 2003a, 2003b, 2005). Le tableau 1 résume les spécificités de cette inversion.

Tableau 1

Inversions culturelles dans le maintien de la paix

Action militaire traditionnelle : intéressée, pouvoir-politique (les affaires continuent)

Maintien de la paix : un nouveau monde est possible

• Pas de troupes étrangères sur le territoire de souveraineté nationale

• Troupes étrangères sur le territoire de souveraineté nationale

• Séparation des adversaires potentiels

• Travail avec les adversaires potentiels

• Le commandement national des troupes est conservé

• Officiers de commandement provenant d’autres pays

• Actions furtives et surprises

• Transparence d’action

• Pas de contacts avec la population civile

• Interaction intense avec les civils, coopération avec des organisations civiles

• Utilisation des moyens militaires de base

• Négociation et persuasion

• Victoire par la force

• Gestion ou résolution du conflit par des moyens pacifiques

D’après Rubinstein 2005 : 537

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Au cours des quinze dernières années, la communauté internationale a déployé des missions de maintien de la paix apparemment différentes de celles qui les ont précédées. Par exemple, depuis les années 1990, les missions ont exercé des responsabilités polyvalentes et les agents de maintien de la paix sont affectés régulièrement dans des endroits où les parties étaient activement en conflit. Ces situations ont donné à penser que le maintien de la paix avait traversé différentes formes, ou générations, et que les dernières formes de maintien de la paix étaient différentes du « maintien de la paix traditionnel ». J’ai montré ailleurs (Rubinstein 2005) que ces différences étaient davantage une question de degré que de nature. Tous les problèmes auxquels est confronté le maintien de la paix récent – qu’il soit « polyvalent », « complexe » ou « de seconde génération » – sont ceux du maintien de la paix traditionnel. De même, le système de base de l’inversion culturelle qui a soutenu le maintien de la paix traditionnel conserve son importance cruciale.

Motivation sur le terrain

Au cours de ma recherche, il est apparu que les observateurs militaires de l’ONU étaient venus à l’OGE pour une grande variété de raisons, que ces raisons résultaient de la manière dont les opérations de maintien de la paix étaient perçues par leurs armées nationales, et que cela influençait la manière dont ils percevaient et réalisaient leurs tâches.

La motivation est liée à la culture par le récit (Kashima 1997). Ainsi que l’a énoncé Munro (1997 : xi), « les récits façonnent nos raisons d’agir en donnant forme à nos buts et à la manière dont nous atteignons ces buts, aussi bien que nos perceptions et nos manières de nous souvenir, de penser et de ressentir ».

Les récits construisent les cadres à travers lesquels nous interprétons notre expérience. Comme le montre la Figure 1, ces cadres contribuent au développement des moyens de réagir, qui sont les images de la manière dont quelqu’un réagira automatiquement à des situations particulières (Kirsch 1999) ; ces images se combinent à l’environnement opérationnel de la mission (Rubinstein, Laughlin et McManus 1984 : 26) pour déclencher le mouvement vers un état de motivation qui mène à l’action. Les résultats et l’interprétation de cette action retournent ensuite nourrir le récit en un processus itératif.

Figure 1

Cheminement motivationnel

Cheminement motivationnel

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Au cours de mon travail avec les observateurs militaires de l’ONU servant dans l’ONUST, j’ai constaté qu’ils concevaient et accomplissaient leurs devoirs de manières très différentes. En analysant les entrevues et mes notes de terrain, je me suis aperçu que le schéma de ces différences pouvait être rapporté à une cartographie des nationalités des observateurs militaires. Ces différences émanaient des grands récits nationaux relatifs au maintien de la paix qui nourrissent la façon dont ces observateurs conceptualisent leurs missions et les accomplissent.

Les observateurs militaires de l’OGE appartenaient à quatre groupes : ceux des États-Unis (environ 25 % des gens interrogés), les Soviétiques (33 %), les Français (19 %), les Chinois (5 %) et ceux du « reste du monde »[6] (environ 16 %). Les différences que j’ai observées entre les observateurs militaires correspondaient à ces groupes.

Grands récits nationaux

Les observateurs militaires des États-Unis (à l’exception d’un seul) ont rapporté que le maintien de la paix était perçu par leurs services nationaux de manière très différente de celle des autres groupes, en particulier du groupe du « reste du monde ». Les observateurs étatsuniens parlaient du maintien de la paix comme d’une activité méprisée qui ne leur apporterait aucun crédit dans leur carrière ; le fait d’être affecté au maintien de la paix était le signe d’une mise sur la touche. C’est la raison pour laquelle ceux qui se trouvaient à l’OGE étaient en fin de carrière (proches de la retraite) ou bien ils avaient eu un problème de parcours et utilisaient leur affectation à l’ONUST comme un moyen de réparer leurs torts. Par exemple, un commandant américain décrivit comment il utilisait son affectation à l’ONUST pour obtenir de l’avancement dans une carrière par ailleurs bloquée :

Arrivé à la fin de mon séjour à Fort X, le moment était venu pour moi d’être transféré […]. Je ne pouvais pas obtenir une affectation décente. Alors, ce que j’ai fait, c’est que […] le commandant XX avait des informations sur cette affectation et m’en a donné le numéro de téléphone en disant : « Vous allez au Moyen-Orient pendant un an, et après vous revenez pour l’affectation que vous souhaitez ». Alors j’ai appelé, dans cette idée.

Au contraire, les observateurs du groupe du « reste du monde » m’ont constamment dit que le maintien de la paix était une affectation hautement prisée et valorisée, que leur temps à l’ONUST contribuerait à l’avancement de leur carrière. Le commentaire suivant, tiré d’une entrevue avec un observateur australien, est typique :

C’est une position très recherchée. Les gens veulent venir servir ici ; la plupart des gens en sont conscients […]. C’est un vrai travail de terrain […]. Il y avait beaucoup de concurrence pour venir ici.

Les deux groupes reconnaissaient que le résultat de cette différence dans les grands récits se reflétait dans la qualité des professionnels envoyés en mission. Un observateur militaire irlandais a fait ce commentaire caractéristique :

Les officiers qu’on envoie ici ne sont pas des neuneus. On n’envoie pas d’idiots. Ils sont le plus souvent – je ne dirais pas les meilleurs – dans la moyenne ou au-dessus. Alors, si on considère ça, contre le fait que nous sommes conscients que les Américains n’envoient pas leurs meilleurs…

Affectation et conception de la mission

Les grands récits nationaux avaient une influence sur la façon dont les observateurs militaires conceptualisaient la mission. Pour beaucoup d’Américains, la mission à l’ONUST, et à l’OGE en particulier, n’était qu’une perte de temps. Ils la ressentaient comme un gâchis de leurs talents et pensaient que la mission ne présentait pas de défi opérationnel. De leur côté, ceux des autres groupes considéraient que la mission remplissait un important rôle politique et donc de sécurité internationale.

Voyez le contraste entre les trois commentaires ci-dessous. Les deux premiers sont ceux d’observateurs militaires des États-Unis, respectivement d’un lieutenant-colonel et d’un commandant, et le troisième est d’un lieutenant-colonel australien.

– Cette mission en Égypte est ridicule. On agite le drapeau en disant « on n’est là que parce l’Égypte nous veut ici! ». C’est un terrible gaspillage de temps et d’argent. Je suis payé cher à ne rien faire.

– Comme je l’ai dit plus tôt, je crois qu’ils auraient pu effectuer la même mission avec probablement dix hommes au lieu de cinquante et quelques. Devraient mieux utiliser les ressources humaines. Il y a des endroits dans le monde où les gens en auraient besoin ; ici et maintenant, ce n’est pas le cas.

– C’est une vraie mission, mais de nature politique. Et c’est pourquoi parfois les observateurs militaires pensent qu’elle est symbolique. Mais je ne peux pas être d’accord avec ça. Ce n’est pas symbolique, parce que, d’un point de vue politique, il y a… disons un troisième acteur, en plus des parties en présence, qui observe le conflit et ses développements, et qui a son propre point de vue, sa propre opinion et cela a été porté à la connaissance du public, alors ce n’est pas seulement une mission symbolique… Le défi professionnel [de la mission à l’OGE] est que, quand on envoie des hommes en opération et patrouiller dans le désert, eh bien on a besoin d’une véritable expérience militaire.

Conceptualiser et accomplir les tâches

Les grands récits nationaux et l’encadrement de la mission ont un impact direct sur la manière dont les observateurs militaires conçoivent ce qu’ils font. Ceux dont les récits et l’encadrement les incitent à percevoir la mission de l’ONUST comme étant sans importance donnent cette orientation à leur travail. Ceux qui conçoivent la mission autrement s’engagent dans leurs devoirs avec un sens bien distinct de l’objectif à atteindre. Cela se reflète dans les commentaires ci-dessous :

– [L’affectation à l’ONUST] vous fait sortir du réseau pendant un moment et vous permet de vous reposer, de récupérer et de voir des choses étranges et merveilleuses, mais cela ne fait pas grand chose en réalité. Je veux dire que le défi d’arpenter le désert du Sinaï est atteint dès le premier jour, et quand on n’a plus l’attrait de la nouveauté, ça ne vous fait plus rien.

– C’est que c’est très différent de travailler avec des officiers qui se conforment à l’entraînement de leurs pays respectifs. Parce qu’ici, la plupart du temps, ce sont deux officiers de deux pays différents qui vont travailler ensemble et résoudre des tâches telles que montrer le drapeau, ce qui est si facile. C’est très bon pour notre avenir personnel. Parce qu’après avoir servi avec les différents officiers de différents pays, 24 heures sur 24, pendant une semaine avec chaque officier, on finit par bien se connaître et au bout d’une semaine on est de plus en plus ouvert l’un avec l’autre. On peut parler de beaucoup de choses différentes, et je pense que je connais au moins dix ou douze des systèmes militaires que nous sommes aujourd’hui à l’ONUST. Et comment pensent ces officiers, etc… Je crois que je pourrais utiliser ma connaissance à l’avenir dans mon pays, quand je pense à la manière dont on travaille à l’armée dans différents pays. Je ne veux pas dire par là parler de secrets ou de choses comme ça. Plutôt comment nous pensons différemment… et nous pensons différemment.

Inversions psychologiques dans le maintien de la paix

En tant qu’instruments de la diplomatie internationale, les opérations de paix se déroulent à grande échelle. Cela a pour résultat que l’on néglige souvent, semble-t-il, le fait que le succès ou l’échec des opérations dépendent des actions d’individus et de petits groupes. Ces actions sont souvent issues de jugements faits « sur le coup » et à propos de problèmes apparemment anodins. La gestion de ces problèmes peut passer inaperçue ou bien déclencher un incident international.

La manière dont un individu répond à un tel défi dépend de nombreux facteurs. Parmi ceux-ci, figurent bien sûr son entraînement, l’environnement social dans lequel il agit et sa motivation personnelle. Tous les individus répondent à leur environnement en fonction des dispositions culturelles qui définissent pour eux l’étendue des actions permises ou appropriées. Le choix des actions permises au sein de leur répertoire dépend en partie de leur motivation, moteur de l’action. L’un des buts de l’entraînement des agents du maintien de la paix avant leur envoi sur le terrain est de les situer dans un réseau de sens symboliques et de modèles de comportement, afin que les membres d’une mission puissent partager des intuitions de base au sujet de leur travail. Je crois que cela aligne les états motivationnels des membres d’une même mission de manière plus ou moins cohérente. Sous un même schéma organisationnel, le langage, le symbolisme, le comportement rituel et les inversions culturelles travaillent ensemble à construire les conditions pour que cet alignement puisse se produire.

En anthropologie, et plus particulièrement en anthropologie symbolique et psychologique, beaucoup d’efforts ont été faits pour tenter de comprendre les actions individuelles et la manière dont ces dernières sont liées aux schémas d’action et de compréhension collective[7]. L’un des mécanismes de la mise en actes des dispositions culturelles est la motivation individuelle. Pour aborder cette question de la motivation, il est utile, pour quatre raisons, de se baser sur la théorie de l’inversion psychologique. Tout d’abord, la théorie de l’inversion reconnaît explicitement que les individus et leur environnement interagissent. Deuxièmement, il s’agit d’une théorie sur les dispositions. De même que la culture crée des dispositions au niveau du groupe, la théorie de l’inversion dirige l’attention sur les dispositions à l’action, pas sur les déterminants (Bourdieu 1990). Troisièmement, la théorie de l’inversion reconnaît que le comportement individuel, comme l’action de groupe, peut se caractériser à différents moments par différents états motivationnels ou thèmes culturels (Apter 1989 ; Apter, Fontana et Murgatroyd 1985 ; Bateson 1988). Enfin, utiliser la théorie de l’inversion permet de se pencher sur les conditions qui font perdurer les dispositions motivationnelles, de même qu’examiner le rôle de la culture dans le maintien de la paix dirige l’attention sur les mécanismes qui pérennisent les inversions culturelles au niveau du groupe. Ces traits de la théorie de l’inversion permettent une sorte d’échafaudage théorique entre les niveaux d’analyse de l’individu et du groupe et permettent de suivre la règle de l’inclusion minimale. Une telle approche multiniveaux est particulièrement appropriée et importante pour la motivation (Munro 1997 : x).

La théorie de l’inversion suggère que les dispositions motivationnelles d’un individu peuvent se décrire dans un espace à quatre dimensions. Ces dimensions sont celles d’un individu qui peut être motivé par : (1) la tentation de l’affrontement ou la tentation de l’évitement ; (2) le fait de suivre les règles ou de les enfreindre ; (3) la compétition et l’assujettissement des autres ou le fait de prendre soin des autres et d’en faire l’expérience comme personnes ; et (4) l’égoïsme ou l’attention au bien-être des autres.

Tableau 2

Motivation et maintien de la paix

États motivationnels

Forces armées traditionnelles

Maintien de la paix

• Recherche de l’affrontement (Paratelic)

• Recherche de l’évitement (Telic)

• Suivi des règles en coopération et obéissance (conformisme)

• Suivi des règles en coopération et obéissance (conformisme)

• Compétition, recherche du contrôle, assujettissement des autres (maîtrise)

• Expression d’attention aux autres, expérience des gens en tant que personnes (sympathie)

• Concerné par soi-même (autocentré)

• Concerné par les autres (allocentré)

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Pour que les opérations de paix soient réussies, il doit y avoir un alignement fondamental entre les états motivationnels et la métaphore au coeur de l’inversion culturelle représentée par l’opération. Une vue hypothétique de ce que peut être un tel alignement est présentée dans le Tableau 2.

La manière dont un individu réagit dans l’accomplissement de ses tâches – qu’il surveille un point de contrôle, patrouille un secteur, interroge un suspect ou interagisse avec la population locale – dépend dans une large mesure de son état motivationnel. Il est clair que tous les membres d’une opération de maintien de la paix ne se trouvent pas absolument et tout le temps dans l’alignement extrême présenté dans ce tableau. Je pense plutôt qu’il doit y avoir quelque seuil statistique de dispositions motivationnelles à atteindre chez l’individu et dans le groupe.

Puisque des facteurs environnementaux peuvent déclencher un changement dans l’état motivationnel, les opérations de paix ont besoin de moyens pour aider leurs membres à s’orienter vers les états motivationnels appropriés. Par exemple, le stress peut provoquer un éveil physiologique et psychologique. La manière dont un individu traite cet éveil dépend (1) de l’ensemble de ses états motivationnels (par exemple, éviter davantage d’éveil ou le rechercher) et (2) du fait que cet éveil le pousse à passer d’un ensemble de dispositions motivationnelles à un autre. Dans ce contexte, les symboles, les rituels et les discours employés au niveau du groupe interagissent avec l’expérience individuelle pour contribuer à maintenir l’alignement des états motivationnels.

Récemment, plusieurs missions de maintien de la paix ont connu de sérieux problèmes à cause d’actions individuelles qui ont débordé de l’alignement motivationnel nécessaire au maintien de la paix. Les Canadiens ne connaissent que trop bien l’affaire de la torture et du meurtre d’un adolescent en Somalie par leur régiment Airborne (Winslow 1997). Des rapports récents et largement diffusés d’abus sexuels et d’exploitation de femmes par des agents de maintien de la paix lors de différentes missions apportent d’autres exemples d’actions menées en dehors du cadre motivationnel prévu (Rehn et Sirleaf 2002). Dans un ordre plus général, d’autres interactions négatives ou ordres outrepassés ont été relevés dans certaines missions comme au Kosovo, au Cambodge (Ghosh 1994) et au Timor oriental (Chopra 2000).

Améliorer le maintien de la paix en tant qu’instrument d’action internationale exige que l’on prête attention à l’alignement entre les états motivationnels et les inversions symboliques de base essentielles au maintien de la paix. Cela signifie que les agents doivent suivre un entraînement qui développe les récits appropriés, dont ils pourront tirer un encadrement cohérent. Cet encadrement, en retour, donnera forme aux moyens de réagir, qui, avec les facteurs environnementaux, amèneront les individus à des états motivationnels et contribueront à façonner leurs actions. Les agents du maintien de la paix sont des personnes ; il n’est donc pas réaliste d’espérer qu’ils seront, à tout instant de leur déploiement sur le terrain, en accord parfait avec les inversions culturelles (et les états motivationnels qui leur sont liés). Les états motivationnels sont, après tout, variables par nature. Ce qui est nécessaire, c’est que les chercheurs comprennent mieux les facteurs de l’environnement opérationnel du maintien de la paix qui déclenchent des changements motivationnels chez les individus, et que les agents de maintien de la paix soient entraînés à reconnaître leurs états motivationnels et à nourrir en eux-mêmes la capacité d’être flexibles pour passer correctement d’un état à l’autre. Passer par ces étapes de recherche et de pratique conduirait à des opérations de maintien de la paix plus efficaces et plus soutenues.

Conclusion : comprendre l’agir et l’action sociale

Les anthropologues ont reconnu la tension entre la structure sociale et l’agir individuel depuis le début du XXe siècle. Des travaux théoriques récents, tels que ceux de Bourdieu (1990), ont contribué à clarifier (et à compliquer) cette relation en explorant la manière dont la structure sociale et les actions individuelles s’affectent réciproquement. Quelques-uns de ces travaux ont suggéré à juste titre que, pour avoir une exacte compréhension de ce lien, il est essentiel que l’anthropologie développe une description multiniveaux de ces relations, en embrassant tous les niveaux d’organisation systémique qui empiètent sur les processus en jeu[8]. En d’autres termes, comprendre le lien entre l’action sociale et l’agir individuel exige que l’on explore les processus qui se déroulent au niveau individuel aussi bien qu’au niveau du groupe.

Une description multiniveaux adéquate doit permettre aux modèles théoriques de chaque niveau de se relier aux modèles des niveaux adjacents : les modèles doivent former un échafaudage théorique.

Il a été démontré ailleurs que le coeur du maintien de la paix en tant qu’instrument d’action internationale est l’inversion culturelle qui permet à des activités inacceptables ailleurs d’être non seulement tolérées, mais valorisées. Dans cet article, j’ai exploré la manière dont cette inversion au niveau du groupe est transférée et soutenue au niveau individuel. Pour ce faire, j’ai utilisé la théorie de l’inversion, un modèle de motivation psychologique compatible, sur un plan logique et épistémologique, avec les dynamiques d’inversions culturelles telles qu’elles ont été schématisées par d’autres théoriciens. En reliant les niveaux sociaux et individuels au moyen de ces modèles théoriques, cet article est un pas vers l’élucidation des mécanismes qui gèrent les tensions dynamiques entre la structure et l’agir. Il contribue à dégager les pistes que l’on pourrait suivre pour conférer au maintien de la paix davantage d’efficacité en tant qu’instrument d’action collective.

Article inédit en anglais, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou.