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Dans nos sociétés occidentales, l’entrée dans la vie adulte se déploie de plus en plus comme « épreuve ». Le passage ne se fait pas toujours sous de bons auspices. Quand les limites symboliques ne sont pas au rendez-vous pour l’émergence de l’être, l’identité se construit alors dans la douleur. En souffrance est une méditation sur les difficultés de la construction de soi et dont les conduites à risque des adolescents sont des manifestations percutantes. Dans cet ouvrage quintessencié, David Le Breton nous livre l’essentiel de ses réflexions sur la souffrance de devenir soi à l’adolescence. Un thème qui continue à interroger l’auteur depuis plusieurs années et dont il a esquissé les réflexions en traitant du rapport au risque : Passions du risque, 1991, Conduites à risque. Des jeux de mort aux jeux de vivre, 2002, ainsi que du recours à la peau comme lieu d’identité : Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, 2002, La Peau et la trace, 2003.

Au delà de sa rigueur méthodologique et scientifique, EnSouffrance peut être lu comme un recueil contenant les maux des adolescents. Un hommage à cette partie de l’adolescence entravée par le « manque à être » (p. 57), et pour qui la parole fait défaut. Dans une perspective anthropologique, l’auteur conçoit ce que nous appelons communément « la crise de l’adolescence » comme étant, essentiellement, une crise du lien à l’autre propre aux sociétés contemporaines. Si les psychologues et éthologues du lien (Bowlby, Winnicott, Cyrulnik) considèrent le lien à l’autre comme point d’ancrage de l’individu au monde, David Le Breton montre comment la difficulté du lien laisse l’adolescent en suspens, ou plutôt En souffrance. Dans un monde où les Dieux ont été détrônés, les croyances démystifiées, et les pères démunis de toute autorité, l’adolescent doit fonder son rapport au monde sur des édifices qu’il est le seul à bâtir. La transcendance n’est plus en mesure de fournir le « sens », et c’est à l’individu d’inventer un lien mystique au monde susceptible d’octroyer une légitimité à son existence. Narcisse au bord de la noyade, l’adolescent doit trouver en lui les effluves d’un sentiment de soi soutenable dans une culture où l’Autre s’est effondré. La sollicitation du lien symbolique à autrui se lit en filigrane dans nombre de conduites à risque. David Le Breton les classe en neuf chapitres où il montre avec finesse que, même dans les conduites les plus esseulées, les limites symboliques sont percutées dans le seul dessein de renouer avec un autre possible.

L’anthropologie a montré que la religion avait comme fonction de consolider le lien entre les différents membres d’une communauté. Dans certaines conduites à risque, le « sacré » est déplacé de la sphère publique à une sphère strictement privée où on solliciterait des « instances anthropologiques redoutables » (p. 131). Telle est la logique du « recours ordalique » (p. 77) ou encore celle du « sacrifice » (p. 99). Ainsi, dans la tentative de suicide, la mort n’est pas évoquée en tant qu’arrachement irréversible à l’existence mais en tant que « puissance de sollicitation symbolique » (p. 81). Dans les scarifications, l’auteur voit moins des tentatives d’ auto-mutilations que des manières de remodeler, par le biais d’un « rite intime » (p. 131), une image de soi estropiée, altérée par autrui.

Quand l’armature mentale est assaillie par l’angoisse de s’effondrer du fait de l’instabilité du sentiment d’être, l’adolescent peut chercher à disparaître de soi en se déversant dans un Autre, plus puissant. Telle est la logique de la « blancheur » (p. 133). Ainsi, l’errance, où l’adolescent se livre à l’attraction du hasard d’un monde bruyant et tentaculaire, ou encore l’adhésion à une secte ou à un intégrisme religieux sont lues comme des tentatives de se dissoudre dans une « puissance fantasmée » (p. 146). L’imaginaire est, en effet, crucial dans les conduites à risque des adolescents. Tout se joue dans la symbolique que l’individu attribue à ses actes, et à travers laquelle il va bâtir sa propre esplanade imaginaire vers une autre image de soi. Le corps sert alors de lieu de transition. Vu son statut de l’entre-deux, le corps est placé au coeur de l’échange symbolique avec autrui. Il porte les traces de l’altérité de par sa réalité physique (le Créateur, la nature, la ressemblance aux parents) ainsi que la mémoire (bienheureuse ou accablante) du contact avec l’autre (le contact avec la mère ou encore les abus sexuels). En même temps, il demeure un corps propre sur lequel l’adolescent peut agir, il peut se le réapproprier en le dénouant de la dépendance à autrui. L’anorexie et la boulimie sont, donc, appréhendées par l’auteur en tant que tentatives de se dépouiller d’un corps complètement immergé par ce qui ne relève pas de soi. Conduites plus spécifiquement féminines, elles s’inscrivent dans une logique de « dématernisation » du corps (p. 157) quand la fusion imaginaire avec la mère devient insoutenable. Elles sont aussi une recherche de purification extrême quand le corps est souillé de la mémoire d’abus sexuels. David Le Breton insiste que ce n’est pas la mort qui est le but ultime malgré les cas de faiblesse corporelle extrême dans lesquels se retrouvent certaines filles. Le risque majeur de ces conduites demeure tout de même celui de l’addiction. Soit quand l’adolescent se trouve dans une spirale qui le contraint à répéter l’acte dans un « temps circulaire » (p. 193). Tel est le cas de la dépendance aux drogues qui constituent à la longue un « contre-corps de sensations » (p. 186) artificielles palliant la défaillance d’une figure d’attachement affectif réelle.

Par ailleurs, si la présence imaginaire d’une figure persécutrice transcende le « rite intime » de l’adolescent en souffrance, il arrive qu’elle le pousse à retourner la violence symbolique contre d’autres. Celle-ci est exacerbée dans le cas où la présence des pairs incite aux comportements excessifs, tel le phénomène Trash, jackass, ou happy slapping. David Le Breton replace ces comportements dans le contexte des sociétés contemporaines où le lien à l’autre glisse de « l’éthique à l’instrumental » (p. 270). La honte n’est plus une valeur régulatrice des liens sociaux, et les comportements à risque deviennent des « rites intimes d’institution de soi » (p. 313).

D’autre part, l’adolescent cherche en lui des possibilités d’auto-engendrement du fait de sa conviction intime de « disposer d’inépuisables ressources de santé et de vitalité » (p. 250). Cela rend intelligibles les prises de risque sur la route ou encore au cours des relations sexuelles non protégées. Survivre au risque serait alors la preuve que l’on est « intouchable » et une percée vers une autre image de soi devient, alors, pensable. Malgré la souffrance poignante qui surplombe l’ouvrage, il s’achève sur de meilleurs présages. Rappelant qu’à l’adolescence, « tout est passage » (p. 333), l’auteur considère toute conduite à risque comme acte de « résistance » (p. 327).

Il faut rajouter enfin, qu’au-delà de la souffrance propre à l’adolescence qu’il tente d’élucider, ce livre traite d’une question philosophique universelle, celle du sentiment d’être un soi. La même qui traverse l’oeuvre kunderienne. Finalement, l’adolescent en exaltant sa souffrance, nous rappelle qu’il n’est pas évident de vivre quand on se sent pas suffisamment soi : « Ce qui est insoutenable dans la vie, ce n’est pas d’être, mais d’être son moi. Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre, porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède » (Kundera 1993 : 535).