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Mon projet sur le biculturalisme et le souverainisme, tout en portant principalement sur les Maori de Nouvelle-Zélande, fut le premier pas d’un projet plus large, comparatif, mais se limitant tout de même aux pays dont j’ai quelque expérience personnelle : le Québec, les Autochtones, les Orokaiva et enfin un cas européen, celui des Basques. Rappelons que le biculturalisme est un thème rebattu. Si j’y retourne, c’est surtout pour faire revivre ce processus par lequel les gens construisent des mondes conformes à leur imaginaire, inspirés plutôt que défaits par les obstacles. Dans le biculturalisme, l’autre culture est toujours l’obstacle que nous contournons et que nous mettons au service de la nôtre. Mais comment pouvons-nous y parvenir quand nous sommes les plus faibles ?

En effet, on nous enseigne que ce sont toujours les plus forts qui survivent. Cependant, l’un des paradoxes de notre ère du mondialisme, c’est que les gros se nourrissent des faibles. Si les faibles meurent, les gros n’auront plus rien à manger. Les gros s’affairent donc à les laisser survivre. La culture faible, la culture alternative, a donc des valeurs qui aident les gros à battre leurs concurrents. Si les gros sont devenus tolérants, c’est parce que la tolérance leur est utile. Soyons reconnaissants, mais pas trop naïfs.

Les lois et arrêts juridiques consacrant certains droits culturels des cultures alternatives accompagnent le reaganisme des années 1980. Pour l’Espagne, ce fut la loi organique de 1979 conférant au Pays basque le statut de Communauté Autonome. Parmi les pouvoirs transférés à la Communauté Autonome figuraient l’agriculture, l’ordre public et l’éducation (donc l’enseignement de la langue). Ces pouvoirs ne sont pas aussi étendus que ceux des provinces canadiennes, mais la plupart des souverainistes basques ne contestent plus la constitution. Leur problème est plutôt qu’au Pays basque même, les bascophones sont en minorité (25-30 %), surtout après l’implantation sur place, pendant le gouvernement de Franco, de centaines de milliers de travailleurs espagnols méridionaux.

Comme les Maori et les Québécois, mais à la différence des Corses, les Basques ne rêvent donc plus d’un pays à culture unique, dominé à 100 % par leur ethnie, mais de biculturalisme. Une étude publiée par le gouvernent basque (Ruiz Olabuénaga 1983 : 14-15) distingue entre trois modalités : le bilinguisme (statut égal des deux langues), la « diglossie » (qui accorderait la domination sociale à la langue de la majorité) et la « diglossie marginale » (où une élite minoritaire imposerait sa langue). Selon ces définitions, la modalité du « bilinguisme » correspondrait à la politique du gouvernement basque qui publie beaucoup de rapports en basque, beaucoup d’autres en espagnol, sans oublier les étrangers qui ont droit à quelques excellentes publications en anglais et en français. La politique du Canada, du Québec et de la Nouvelle-Zélande, par contre, se fonde sur la « diglossie » tandis que l’empire colonial français fournit l’exemple de la « diglossie marginale », puisqu’il imposait le français à tous ses sujets, quelle que fût leur langue maternelle.

Comment peut-on mesurer et comparer les qualités des systèmes bilingues ou de diglossie partout dans le monde ? La méthode traditionnelle était de dresser des statistiques du nombre de « parleurs » de ces langues, assorties parfois d’indications de leur degré de compétence relative. L’inconvénient de ces statistiques est qu’elles n’indiquent pas en quels domaines les parleurs en question pouvaient effectivement utiliser leur langue maternelle. Or, toute politique visant sa renaissance, c’est-à-dire l’inversion de la tendance à la perte de cette langue (ITPL), a besoin de preuves d’efficacité. Le public voudra savoir si son utilisation a augmenté en famille ou dans l’entourage ou dans les échanges formels en société. À cet égard, la méthodologie a beaucoup progressé, grâce aux recherches de Fishman (1989, 1991) et grâce aux recherches du programme de l’Union Européenne, Euromosaïque (1996 ; Gardner 1999 : 98-99). Ce programme a élaboré un schéma théorique pour comparer la situation de 48 langues minoritaires en Europe. Selon ce schéma, la situation du français au Québec serait classée parmi les meilleures au monde. À l’intérieur de la Communauté Autonome Basque, la langue basque est classée 8e des 48 langues européennes passées en revue. Elle s’approche de la situation du gallois, mais elle se trouve en moins bonne posture que celle du maori.

Les textes basques proposent au moins deux méthodes pour mesurer l’ITPL, la capacité reproductrice d’une langue. La méthode la plus simple est celle de l’enquête sociolinguistique au Pays basque (Euromosaïque 1996) qui distingue entre :

  • la reproduction en famille (avec la mère, le père, le conjoint, les enfants ou en famille en général) ;

  • l’entourage proche (avec les amis, les commerçants, les collègues de travail, les personnes du marché, le prêtre) ;

  • la société (à la banque, à la mairie, avec les enseignants des enfants, dans les services de santé).

Cette méthode convient aux sondages téléphoniques et aux enquêteurs sans formation technique. Elle n’est pas coûteuse et donne des indices très utiles des changements de la situation d’une année à l’autre. Je n’ai vu une telle méthode utilisée ni au Québec ni en Nouvelle-Zélande, mais elle pourrait bien aider beaucoup d’organismes engagés dans l’ITPL à mesurer le résultat de leur travail. Ce type d’enquête ne suffit pourtant pas à aller au coeur du processus de l’ITPL, comme l’envisageait la politique déclarée du ministère de l’Éducation du gouvernement basque. Nick Gardner, porte-parole anglophone accrédité du Ministère, cite les acquis suivants de cette politique :

Basque now has a new legal status, more potential speakers and especially learners than ever before. The new generation of native speakers are virtually fully literate in Basque, a completely new phenomenon which is giving rise to a new wave of printed materials. More books are now being printed in Basque per year than in the whole of the previous 400 years. Basque is being used in areas it never or hardly ever been used in before : administration, University, computer software, audiovisual materials. Its use in the church, in primary and secondary education and in printed materials continues to expand. Some villages and small towns in the BAC where Basque was declining have managed to reverse the decline. Public funds are available to support Basque on a scale unthinkable even twenty years ago thanks to the quota of power obtained by politicians favourable to improving the status of Basque.

Gardner 1999 : 94

Ce résumé donne quatre clefs importantes qui révèlent le processus même de l’ITPL. Le premier pas, au Pays Basque comme chez les Maori, est la reconnaissance, le statut légal, la légitimité. Ce phénomène ne se révèle pas dans les sondages téléphoniques, mais même ceux qui parlent couramment une langue illégitime hésitent à la produire et à la reproduire au-delà de la famille et de l’intimité. L’un des signes de la légitimité, peut-être le plus puissant, est le passage de l’oral à l’écrit, l’alphabétisme. Car, à la différence des Églises québécoise et néo-zélandaise, l’Église basque refusait systématiquement d’enseigner ou de permettre l’écriture de la langue du peuple. Les sermons, la scolarisation, toute la communication légitime était en espagnol, et cela jusqu’à la mort de Franco. La lutte de l’alphabétisation de la langue basque était féroce depuis les années 1860. Même les fêtes folkloriques d’Iparralde, les floralies de Saint Sébastien (Davila Balsera 1995 : 257 et suiv.) devenaient des lieux de concours de tous les genres de la littérature basque. Afin d’encourager les jeunes de moins de 15 ans à écrire en basque, on leur octroyait des prix lors de ces fêtes.

Je me rappelle ma conversation avec un vieillard montagnard distingué qui parlait très bien le français. Je voulais savoir où il l’avait appris. Ce n’était pas à l’école, car il l’avait quittée à l’âge de 15 ans, quand le prêtre ne voulait pas qu’il écrive en basque. Ce n’était pas en France, car il n’avait jamais traversé la frontière. C’était par la radio, par la télévision. En plus d’une acuité linguistique notable, son parcours témoignait donc de la résistance paisible, mais coriace, qu’il opposait à la politique culturelle de l’État.

Une fois que l’écriture de la langue seconde devient légitime, plusieurs conséquences importantes suivent assez vite, sur les plans de l’administration, l’université, l’informatique, l’audiovisuel. En plus de se reproduire, la culture héritée commence à se renouveler. On a peut-être tort de trop se formaliser si la nouvelle culture qui se produit n’emprunte pas toujours la langue vernaculaire. Dans le cas maori, la nouvelle créativité peut s’exprimer en anglais ainsi qu’en maori. Car chaque média a ses contraintes génériques ; on n’aurait pu créer un film comme Once Were Warriors en maori. Pourtant, ce film fut l’expression du renouveau authentique de cette culture. Or, il reste que chaque culture a des contenus distincts qui ne peuvent s’épanouir que sur la base de la légitimité de la langue porteuse de la culture historique, fût-elle maori ou basque. La production biculturelle se fonde sur une relation particulière entre les deux cultures, définie par Ruiz Olabuénaga comme « une distribution dépareillée de prestige et de pouvoir social » (1983 : 14).

Comme le souligne justement Gardner (1999), la langue ne jouit d’un tel statut que si elle se fait appuyer de fonds publics et si elle accède à un certain pouvoir politique. C’est le cas aujourd’hui de la langue basque et des autres langues qui ont pu s’épanouir en Europe et ailleurs. Le financement public de l’enseignement de la langue est donc presque essentiel. À ces conditions, « l’inversion de la tendance de perte » d’une langue reste un objectif d’ordre pratique, même quand sa transmission intergénérationnelle est déjà gravement perturbée (Fishman 1989), pourvu que cette langue soit l’objet de « renforcement extra-communautaire », c’est-à-dire au niveau d’institutions officielles.

Analyse anthropologique

La première analyse majeure du problème de la langue basque commanditée par la Communauté Autonome Basque (CAB) fut celle de Ruiz Olabuénaga (1983), intitulée La lucha del Euskara. Comme toute analyse de « lutte » faite à cette époque, celle-ci fait état de deux positions diamétralement opposées, pour et contre la survie de la langue, tandis que l’approche de la CAB actuelle (Gardner 1999) recherche plutôt l’équilibre négocié entre deux visions interdépendantes du monde qui coexistent en dosages variables dans l’esprit de chaque citoyen. La lutte est donc moins entre deux ensembles de personnes qu’entre deux visions légitimes du monde dont le poids relatif continue à fluctuer.

Cette négociation se fait au sein du gouvernement basque, mais encore plus dans maintes institutions privées, semi-privées ou liées au gouvernement par l’octroi de certaines subventions. Ces institutions sont liées aussi au grand public qui les utilise et les surveille par les moyens habituels de la démocratie. À cause de mon séjour très court (12 jours), je ne pouvais pas les étudier suffisamment, mais je publie ici quelques notes préliminaires. Vu que toutes ces institutions s’occupaient du projet de l’IPTL, la lutte entre l’espagnol et le basque n’apparaît pas dans ces données ; c’est une lacune à combler dans les recherches à venir, mais ces données révèlent une autre lutte, au sein même de l’espace bascophone, marquant ses frontières externes et internes. Elles posent la question de savoir si et comment ces ensembles de petites communautés forment une « vraie nation », si et comment l’espace urbain, largement hispanophone, en fait partie, si et comment la CAB est une Communauté Autonome « comme les autres » ou « distincte », radicalement divergente. Je ne peux répondre définitivement à aucune de ces questions, mais mes informations ouvrent quelques pistes.

Intégration de la nation basque

Les données obtenues portent sur l’intégration linguistique des dialectes basques et la construction d’un dictionnaire général, normalisé du point de vue du lexique, de la morphologie et de la syntaxe. En effet, afin de faire fonctionner la société en basque, le gouvernement de la CAB crée une Commission de lexicographie. Celle-ci maintient et veut intégrer deux organismes : tout d’abord, l’Académie royale de la langue basque, le plus ancien, le plus vénérable, s’occupe de l’analyse lexicographique de 310 oeuvres, publiées entre les années 1545 et 1951, en plusieurs dialectes de basque. Cet organisme, qui en était à la lettre K en 1998, veut distiller des sources écrites une sorte d’essence de l’esprit basque. Il veut que les normes de la langue s’asseyent ainsi sur des bases historiques solides. La Commission fonde un deuxième organisme en 1991, le Centre Basque de Terminologie et Lexicographie (UZEI) qui s’occupe de la langue générale d’aujourd’hui, dans tous les dialectes et qui est en train d’établir quelque 500 millions de fiches. Ne sont recueillies que les oeuvres écrites, mais celles-ci incluent les transcriptions de textes oraux (Urkia 1998).

Le système reconnaît six dialectes, mais il y a beaucoup de variations locales dans chaque dialecte. Le corpus inclut aussi toutes les oeuvres spécialisées publiées en basque et une catégorie d’entrées « non classifiées », comme les publications occasionnelles, articles de presse, etc. On espère créer ainsi un dictionnaire basque d’au moins 40 000 entrées. La méthodologie du processus de correction, inspirée de la mondialisation, utilise judicieusement des connaissances américaines, françaises et espagnoles. Toutes les corrections se font par des moyens informatiques, à partir de scanners OCR, et CREA, ASCII, MORFEUS, EUSLEM. Cela n’empêche pas l’UZEI d’être inventif : la quantité et la richesse des variations dialectiques des lexèmes étant plus grandes dans une langue orale que dans une langue écrite, l’UZEI a trouvé une méthode « objective » de déterminer la meilleure entrée pour un lexème ambigu. Sa méthode permet, par la déconstruction morphologique de toutes les variantes des lexèmes, de vérifier les interprétations antérieures faites par l’Académie. Une interprétation est erronée si elle est fondée sur un lexème enfreignant une règle morphologique dégagée par MORFEUS. Par contre, la variante choisie par l’UZEI comme « la meilleure » figure toujours parmi celles qui se conforment à toutes les règles morphologiques connues.

Je ne peux pas juger les vertus et les vices de cette méthode, mais elle nous aide à mieux comprendre le débat entre les culturalistes et les constructionnistes. Si la Commission de lexicographie avait été radicalement culturaliste, elle n’aurait pas dilué l’autorité de l’Académie. Si elle avait été radicalement constructionniste, cette Académie n’aurait pas l’influence déterminante que lui attribue Miriam Urkia, la spécialiste qui m’a initié aux travaux de l’organisme. Cette subtile chercheuse reconnaît d’ailleurs que la lexicographie scientifique, toute seule, n’offrirait jamais à l’histoire et à la culture basques l’intelligibilité idéologique recherchée par tout patriote. Cependant, elle voulait asseoir ses entrées de dictionnaire sur MORFEUS, au fondement « objectif ».

Ceux qui ont étudié la littérature des cultures préétatiques connaissent bien les écueils des approches comme celle de l’UZEI. Chaque village, chaque clan, plusieurs familles ont des habitudes morphologiques idiosyncratiques qu’ils regardent comme une partie importante de leur identité. Une variante « ab-errante » ne l’est pas pour ceux qui l’ont adoptée. Une théorie comme celle de Lévi-Strauss faisait même de la création de ces différences minimes une cause déterminante de la diversité culturelle en général.

La Commission de lexicographie basque veut transformer une langue orale, locale, en langue écrite, nationale. Ce qui arrive en effet, c’est que cette langue se donne un niveau supplémentaire : elle aura toujours sa forme orale et hétéroclite, mais aussi une forme écrite et normalisée. Sous cette deuxième forme, elle permet surtout le développement d’institutions nationales, capables de prendre en charge la communication au-delà des villages. La loi espagnole qui a créé les communautés autonomes a permis, implicitement, la construction d’un grand nombre d’institutions qui normalisent la langue basque, mais aussi catalane, galega, etc. Depuis les années 1980, beaucoup de pays ont créé des institutions régionales similaires. Or, la tâche de l’anthropologie est d’analyser la lutte qui s’établit entre trois niveaux d’identité : locale, nationale, étatique. Car ce processus est bien d’une lutte, souvent assez paisible, servant à diversifier ce qui était d’abord plus unitaire, sans détruire l’un ou l’autre de ces niveaux.

Le statut des nouvelles institutions

Quand il y a lutte entre trois unités, il y a toujours la tentation de créer de fausses alliances, dont celle entre le peuple villageois et l’État qui s’unissent contre les nouvelles institutions. Ainsi, Fishman prétend représenter les intérêts du peuple basque contre les nouvelles élites scientifiques (Gardner 1999 : 91) et le porte-parole du gouvernement basque semble l’approuver. Pour leur part, les nouvelles élites cherchent des appuis populaires à leur projet indépendantiste, le plus souvent paisible, mais jamais absent comme recours ultime. Depuis Unamuno (Zalbide 1989), en passant par Caro Baroja (1986), la représentation diabolique des nouvelles élites est une lutte menée depuis toujours par certains intellectuels basques centralistes.

Parmi les Basques, comme d’ailleurs parmi les Maori de Nouvelle-Zélande, j’ai trouvé maintes institutions majeures (comme l’UZEI) dont la grande qualité est précisément d’équilibrer toutes ces tendances sans espérer le salut dans une seule d’entre elles. La deuxième que j’avais le privilège de regarder brièvement est l’Université de Mondragon. Mondragon Corporacion Cooperativa est un gros consortium de compagnies coopératives dont le siège social est à Mondragon (Gipuzkoa). Cette institution s’occupe de l’éducation tertiaire, notamment de ses membres travailleurs, depuis plus de 20 ans, mais elle a consolidé ses activités en 1997 par le biais d’une université de 5 000 étudiants, avec trois campus séparés dont deux s’occupent de la polytechnique et de la technologie entrepreneuriale.

Je n’ai pu visiter que le campus à Eskoriatza qui comprend la « Faculdad de Humanidades y Ciencias de la Educacion ». Cette faculté est la seule institution tertiaire dont l’enseignement est exclusivement en basque. La plus grande (44 %) et la plus ancienne de ses trois écoles est celle qui forme des maîtres enseignant en langue basque, établie en 1978 (Garmendia et Sainz 1997), la première de ce type. Intégrée à l’université Mondragon, elle continue à offrir des diplômes en « éducation de l’enfant », « éducation en langues étrangères », « éducation spéciale ». Une deuxième école de cette faculté propose d’autres services, notamment les nouvelles technologies pour l’enseignement, le recyclage des professeurs pratiquants, la didactique de la langue, en sciences sociales, en sciences naturelles, en technologie, la création de manuels scolaires et la documentation en général. Ces services de pointe, attirant 40 % de la clientèle, sont très divers, d’une orientation très pratique, inspirée des besoins multiples de services peu disponibles en langue basque au pays.

Mon ami et guide, Dr Luxio Ugarte, oeuvre à la troisième école, « Humanidades-Empresa » (16 % de la clientèle), probablement la plus originale. La corporation Mondragon a éprouvé deux besoins en humanidades (sciences sociales et humaines) qu’elle a comblés en créant cette école en deux divisions. Le premier besoin était de former en langue basque des experts en gestion d’entreprises — gestion commerciale, financière, gestion de la productivité, des ressources humaines. Cette division propose la maîtrise en gestion entrepreneuriale. Le deuxième besoin, plus général, était une formation en sciences humaines et sociales fondée sur les valeurs et l’histoire de la culture basque, susceptible de produire des cadres plus cultivés, plus habiles aussi à résoudre des conflits qui surgissent entre les branches différentes de l’entreprise ou avec les syndicats, etc. Ugarte fut souvent appelé aux séances de médiation dans l’une ou l’autre des entreprises de Mondragon. On espère qu’il pourra transmettre ce talent à ses étudiants...

Voilà donc la situation qui rendit possible, dans une petite ville montagnarde de Gipuzkoa, le fait que des cours de premier cycle soient enseignés en langue basque, en psychologie, sociologie, anthropologie sociale, littérature, géographie, histoire et philosophie (Humanitateak eta Hezkuntza Zietnzien Fakultatea 1998-1999). Les cours dans ces deux dernières disciplines étaient même très populaires, mais la clientèle aime encore plus les sciences exactes et les mathématiques. Car au centre de cette clientèle, se trouvaient toujours les travailleurs des coopératives. Dans les montagnes de la province de Gipuzkoa, ceux-ci étaient bascophones, mal à l’aise avec le castillan (langue du gouvernement espagnol) conscients du productivisme de la corporation et assidus, studieux.

Mondragon Corporacion Cooperativa se situe donc à mi-chemin entre la vie « populaire » et les institutions d’élite. Il se peut bien que cette université reste la seule à enseigner en basque, car les autres se trouvent dans les grandes villes où cette langue est très minoritaire. Dans quelle mesure peut-elle offrir un contenu, une vision du monde, qui se distingue profondément des autres ? L’ethnographie de Martinez Montoya (1996) fait supposer que les différences ontologiques entre les Basques montagnards et l’Espagne contemporaine sont toujours fondamentales, mais d’autres études de cofradias[2], surtout en Gipuzkoa, sont indispensables avant de risquer des propositions de grande envergure. Même sans parler des cofradias, on soupçonne que presque toute la culture reste cachée, mais que le jour des grandes révélations approche. On se demande, toutefois, si ces révélations pourraient venir des institutions médiatrices méritoires mentionnées ci-dessus. Celles-ci ont créé déjà, dans les villages, une dualité nouvelle, car les enfants apprennent deux variantes de la langue basque : l’ancienne, à la maison, et la forme normalisée, écrite, transmise par l’école qui est, d’une certaine façon, porteuse de l’avenir.

D’autre part, les élites dont dépend la gestion politique de la plupart de ces institutions habitent dans les grandes villes où la langue basque est très minoritaire et très normalisée aussi. Ces élites font partie également des groupes locaux dont elles sont issues ; sans doute, quand elles s’y rendent en visite, elles parlent souvent la langue normalisée, quitte à se permettre certaines locutions du terroir. Cette dualité est vivable et sera, comme chez les Maori, le signe du renouveau de la culture qui sera donc identifiée, en même temps, à l’histoire et à la modernité.

Dans quelle mesure la culture basque est-elle distincte ?

Si l’on compare les « langues » différentes qui sont devenues officielles dans plusieurs communautés autonomes d’Espagne, on note que la plupart de ces langues sont mutuellement intelligibles (par exemple, le castillan, le galego, le catalan), à la différence de la langue basque. Or, le système scolaire espagnol a développé une série de méthodes « bilingues » afin d’encourager chaque élève à apprendre le castillan, au moins comme sa deuxième langue. On encourage les mêmes méthodes au Pays Basque, mais sont-elles encore efficaces là où la « distance interlinguistique » et la « discontinuité des ensembles ethnoculturels » sont des obstacles beaucoup plus vastes (Zalbide 1996) ? Dans la littérature pédagogique en effet, on est frappé par ce que le système a toujours tendance à dénier ou à sous-estimer cet aspect, bien qu’il soit une évidence bien établie (Arnau et al. 1992 : 61-62 ; Sainz et Osinaga 1998).

La méthode analytique pour enseigner le basque proposée par Matilde Sainz n’a rien de surprenant pour un Européen qui veut, par exemple, apprendre la langue maori. Quand la distance interlinguistique est presque maximale, l’apprenti doit passer par une réorientation radicale de ses habitudes linguistiques avant que son intuition naturelle commence à fonctionner dans le média nouveau. Cette vérité s’applique à la culture aussi bien qu’à la langue. Si les Espagnols tiennent vraiment à impliquer les Basques dans leur schéma biculturel enchanteur, ils devront élargir l’envergure de leur schéma de transformations.

En effet, paradoxalement, le système des communautés autonomes était inspiré en bonne partie par le problème basque et fut mis en oeuvre en 1979 après des négociations suivies avec les Basques (Garcia de Cortazar et Lorenzo Espinosa 1997 : 287-289). Vingt ans plus tard, ce système s’est avéré très bénéfique à l’Espagne en général et aussi, dans une certaine mesure, efficace au Pays Basque. Les crises récentes, ainsi que les problèmes du « bilinguisme » — intéressants parce qu’ils vont bien au-delà du jeu politique — font penser que le processus d’accommodation est toujours incomplet. L’État espagnol refuse depuis toujours de voir la question basque comme distincte des questions d’identité d’autres communautés autonomes. Sa politique ressemble beaucoup, en effet, à celle du Canada à l’égard du Québec, ou à celle de la France à l’égard de la Corse. La tolérance de la diversité est limitée partout.

On ne peut qu’espérer que la négociation continuera. Dans ce cas, il serait souhaitable d’avoir de meilleures données ethnographiques sur la culture basque qui, jusqu’ici, a été mal servie par un mélange d’essentialisme et de mystification. Le livre de Martinez Montoya pourrait encourager les ethnographes locaux à revoir leur rhétorique, car les dirigeants actuels de la Communauté Autonome Basque sont bien conscients de la situation réelle. La disponibilité des descriptions plus transparentes de la culture pourrait faciliter leurs négociations continuelles avec Madrid. Car celles-ci ne mèneront nulle part si l’État souverain se fait demander de composer avec une culture plus ou moins imaginaire. Il est tout de même plus facile de vivre avec une culture réelle. Si on devait décider de démystifier la culture basque, il ne serait pas approprié de confier cette tâche aux ethnographes étrangers. Tout au plus, ceux-ci pourraient être utiles comme consultants d’une équipe basque, mandatés pour fournir des modèles comparatifs. Il serait utile, dans ce cas, que ces modèles proviennent, au moins en partie, de cultures non européennes.