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Introduction

Cet article[1] pose le problème du contenu du web dans le secteur spécifique du tourisme en Afrique. Le tourisme, forme de contact culturel singulièrement importante pour les sociétés non industrielles de petite échelle (Lane 1988 : 66), produit une construction (ou une représentation) symbolique de l’Autre tout comme celle qu’offraient les voyageurs, explorateurs, administrateurs coloniaux et ethnologues d’antan. Il s’agit donc ici de comprendre si les pages web en français (langue officielle du Mali) sur le tourisme offrent une nouvelle perspective sur la société dogon, ou si elles ne sont au contraire que le prolongement et la reproduction des stéréotypes coloniaux. Participent-elles ainsi à la construction d’une nouvelle « dogonité » dans le cyberespace ou mettent-elles plutôt en oeuvre une reproduction renouvelée de l’idéologie africaniste coloniale ?

Nous cherchons à appréhender les clichés, les stéréotypes et les discours (webdiscours) utilisés pour diffuser le tourisme dans la région aujourd’hui. Il s’agit de saisir le langage utilisé, qui est aussi générateur de significations culturelles. Le web offrant un accès privilégié et facile au cyberespace, il impose « un processus de négociation, de distorsion, d’appropriation à partir de cette nouvelle dimension spatiotemporelle de communication et d’information planétaire »[2] (Lemos 2002 : 136). Le web propose un langage nouveau renvoyant à la cyberculture (Castells 2002 ; Downing 2002 ; Lemos 2002) qui redéfinit les localités et la globalité, et où s’opèrent des négociations entre les constructions imaginaires et le monde « déterritorialisé » (Appadurai 2001 ; Giddens 1994). Espace imaginaire où se repense la signification sensorielle d’une civilisation occidentale, le cyberespace est « le lieu où se rencontrent rationalité technologique, vitalisme social et pensée magique[3] » (Lemos 2002 : 138).

Comme toute communication, celle médiatisée par les nouvelles technologies n’est pas affranchie des rapports de force entre identités collectives. Il est alors concevable de soulever l’hypothèse du web comme lieu de construction d’identité culturelle, voire d’ethnicité. Il est important de repenser la production de stéréotypes dans les relations d’altérités distanciées au travers des contextes postcoloniaux qui se renouvellent. Le web réduit les distances et augmente de manière exponentielle les possibilités de contact et les relations d’échange personnel. Mais il est également relié aux intérêts économiques et politiques qui créent un lien entre ces relations, et participent à rénover les formes antérieures de qualification de l’autre. La présente étude a donc été menée pour identifier et comprendre comment le discours touristique du web contribue à l’interprétation et à la substantivation de la société dogon comme groupe ethnique figé. De façon plus spécifique, il s’agissait, en premier lieu, d’examiner la performance du discours touristique du web en langue française sur le Pays Dogon ; en deuxième lieu, d’identifier l’éventail des adjectifs qualificatifs sur les Dogon dans le corpus de pages web sélectionné ; et enfin de discuter les formes de l’affirmation d’identité substantivée qui est attribuée à cette société.

Le Pays Dogon se situe dans l’ouest de la République du Mali, qui a été une colonie française de 1903 à 1960, année de l’indépendance du pays. L’isolement supposé des Habés[4], peuples des montagnes, « ancêtres » des Dogon, « réfractaires à l’islamisation, a renforcé la fascination qu’ils exercent, depuis les années 1930, sur les voyageurs, les administrateurs et, plus tard, sur les chercheurs, les médias, les touristes et les aventuriers d’aujourd’hui » (Barros 2004 : 21-29). Un certain discours du tourisme puise dans l’anthropologie officielle pour fonder sa légitimité en usant de l’autorité de cette discipline des sciences humaines. Dans le même temps, il se tient à distance de la rigueur méthodologique et des critiques importantes sur l’ethnicisation des sociétés en Afrique comme un produit du colonialisme (voir Bhabha 2001 ; Amselle et Mbokolo 1985).

Plusieurs auteurs[5] remettent en cause les méthodes de Marcel Griaule[6], notamment à partir de Dieu d’eau… (Griaule 1976), considéré comme un montage romancé et spéculatif. Les publications de Griaule et de Dieterlen ont beaucoup intéressé et inspiré artistes et intellectuels du monde entier (Barros 2004), et ont été depuis 1935 complétées par de nombreux autres travaux réalisés dans la région et dans différents domaines (Barros 2004).

Le terme « dogonité », se réfère au « cadre idéologique commun de populations que l’histoire, la langue et la culture ont agrégées et distinguées les unes des autres » (Martinelli 1995 : 374). Il forme un faisceau de caractères exprimant et définissant à la fois l’ethnonyme et le toponyme connu comme Dogon. Pour notre part, il n’y a là ni substantivation, ni réification de l’ethnie. La construction de la « dogonité » peut d’ailleurs s’inscrire dans un processus de réappropriation de cette notion par les sujets eux-mêmes et pour leur propre compte[7] : « soit par effet dialectique, soit parce qu’elles ne pouvaient exprimer autrement leurs revendications économiques et politiques – du discours ethniciste (ou indigéniste, ou tribaliste) employé à leur endroit par les dominants » (Taylor 1992 : 243).

La problématique de la construction de la dogonité requiert de saisir comment et par quels mécanismes les agents sociaux locaux orientent ou redynamisent ces classifications, comment ils les transforment, en font des références identitaires reconnaissables, et constituent un capital symbolique (Bourdieu 2000 : 355) dans l’économie des relations translocales.

Corpus et méthode

Le web est ici considéré comme « terrain » de recherche présentant dès lors une multiplicité de lieux, formant un monde composite fait de territoires, de langages et d’espaces visuels variés (Morgado et Barros 2008). Sélectionner un corpus nécessitait d’abord de choisir parmi les moteurs de recherche les plus pertinents indexant les pages web en langue française, comprenant dès lors (a priori) des pages maliennes dont on peut conjecturer la faible représentativité[8]. Il s’en est suivi une phase quantitative d’inventaire des pages web, effectué au moyen du programme Copernic Agent Professional[9]. Enfin, une étape qualitative s’est focalisée sur le choix d’un petit échantillon, tiré de la pléthore des pages web de type « information service » (Wolton 2000 : 95). L’échantillon respecte donc les différents types de tourisme (selon les mots-clés des pages web) repérés dans l’ensemble des pages considérées : « tradition », « aventure », « sport », « savoirs », « éthique », « équitable », etc.

L’utilisation du programme Copernic, avec ses 293 moteurs de recherche et ses 700 résultats trouvés pour chacun, nous a permis de repérer dans les 5 457 pages valides (répétitions exclues et liens ignorés) comprenant le mot « Dogon » pas moins de 2 217 sites web sur les Dogon. Nous avons visité l’ensemble des pages et en avons sélectionné 769 après en avoir opéré un classement en fonction des différents sujets présentés : politique, rituels, tourisme, société et développement, cinéma et radio/TV, culture et spectacle, art et objets, religion, astrologie et cosmogonie, livres, articles de presse, environnement. Dans les pages sélectionnées, les Dogon constituent le véritable centre d’intérêt et ne sont pas simplement cités ni ne constituent des exemples fortuits. Si cette étude prend appui sur une recherche antérieure (Barros et Morgado 2008), le présent article insiste résolument sur l’aspect qualitatif du corpus, en privilégiant le caractère exemplaire des éléments analysés.

L’examen des diverses articulations possibles entre les éléments composant le langage du web produit une lecture mettant en évidence les stéréotypes sur les Dogon issus des catégories utilisées par les narrations des différentes pages web, catégories qui sont en quelque sorte émiques. Les stéréotypes, appliqués tant à des individus qu’à des catégories entières d’individus, constituent la base des préjugés utilisés pour justifier les discriminations négatives autant que positives qui fonctionnent comme éléments de « typification » (Schütz 1987). Ces éléments peu flexibles, à l’oeuvre dans les différents « types » de discours touristiques (tourisme « commercial », « écotourisme », tourisme « anthropologique », etc.), composent notre corpus.

L’esthétique et la nature au Pays Dogon

L’esthétique ou l’esthétisation est essentielle dans la construction de la dogonité. Une même ambiance prévaut : nuances latéritique, rouille, terre rouge, avec des couleurs chaudes récurrentes, dans de vastes paysages avec une verdure plutôt rare, où la foule constitue une mosaïque bigarrée sur fond d’imposants massifs pierreux. Le temps est comme suspendu dans cette nature imposante et figée. En effet,

Au sud de Tombouctou, dans la boucle du fleuve Niger, plusieurs massifs sont disposés à régaler nos appétits de grimpeur. Durant ce voyage nous nous concentrerons sur le massif du Hombori, zone qui présente à elle seule une cinquantaine d’itinéraires parmi les plus beaux du pays. C’est ici que l’on trouve la plus connue des montagnes du Pays Dogon : la Main de Fatma (Aiguilles de Garmi) dont les plus hautes faces avoisinent les 600m. Mais au-delà de l’escalade c’est aussi un voyage à la rencontre du peuple dogon qui habite depuis toujours ces falaises dans des constructions défiant notre imagination. Bien avant l’ère de l’alpinisme les habitants de cette région avaient pour des besoins de survie gravi la plupart des sommets.

MontagnesDuMonde.fr[10]

De même, le « Trial du Pays Dogon », l’escalade au Pays Dogon ou « la course à pied » se présentent comme de véritables outils de découverte[11]. Pour ce qui est de l’escalade, le mont Hombori, point culminant du Mali (1 155m), « avec des parois abruptes pouvant atteindre jusqu’à 400 mètres ! », est un lieu de prédilection pour les grimpeurs de haut niveau, et donc une « excellente » destination illustrant encore :

[…] à la fois l’ancestralité et l’intelligence stratégique des Dogon : si les premiers sommets ont été atteints par des Européens dans les années 1920, d’autres, d’envergure, avaient été escaladés par les Dogon dès le XVe siècle pour construire, au sommet des falaises, des greniers inaccessibles afin d’y stocker leurs récoltes ou leurs objets de culte.

Visit Algeria[12]

En raison de ces paysages pittoresques, magnifiques, typiques d’une Afrique longtemps isolée du monde (Iron Organisation Centerall), le Pays Dogon est considéré comme le joyau du tourisme malien et accueille chaque année de nombreux touristes venus de l’étranger. « Du haut de la falaise, c’est un panorama magnifique qui s’ouvre à vous. La randonnée en Pays Dogon est l’expérience d’une beauté incomparable et d’une culture fascinante, où le sacré règne » (Clin d’oeil Évasion)[13]. Le Pays Dogon est aussi un joyau en raison de l’architecture de ses villages et de ses maisons :

Les villages dogon apparaissent mieux dans la splendeur de leur architecture remarquable : maisons de famille aux terrasses carrées, greniers à mil surmontés de toits de paille aigus, vestiges en forme de niche, le tout accroché aux flancs des rochers. Peut-on imaginer constructions plus pittoresques ?

OMATHO[14]

L’exemple du site de la renommée athlète Catherine Destivelle est typique de la recherche de dépaysement où l’Occidentale va se montrer plus audacieuse que les Dogon pourtant habitués à cet environnement difficile[15].Tout se passe comme si le discours du tourisme lui-même niait le tourisme, ou à tout le moins décriait le faux ou le mauvais tourisme. Ainsi, le tourisme « vrai » renverrait à la générosité : « Ici pas de clubs, de complexes hôteliers ou de grands tour-opérateurs : des agences spécialisées travaillent en partenariat étroit avec les guides locaux organisés collectivement » (Novethic)[16]. L’exotisme vient d’abord de la nature qui, en elle-même, n’existe pas dans l’univers des Européens ciblés par les messages. Il s’inscrit ensuite dans les peintures rupestres des grottes de circoncision (par exemple), l’artisanat (sculpture, tissage, vannerie, poterie, masques, portes de greniers, serrures en bois, piliers de togu-na, autels sacrificiels, etc.), la danse et la musique. La sobriété et l’élégance de cet art dogon, si riche qu’il n’a cessé d’être pillé par le marché d’art du tourisme, renfermeraient l’immuabilité des valeurs humaines et des traditions immémoriales… L’architecture dogon traduit à sa manière la sagesse de ce peuple, cette technologie millénaire des Dogon qui enchanta de nombreux ethnographes européens et qui fascine encore le touriste d’aujourd’hui. Bref, si l’on en croit les pages web, le Pays Dogon constitue un lieu authentique d’équipées et d’aventures saisissantes et inoubliables que chacun doit vivre ou avoir vécu.

L’authenticité

Un des lieux communs du « webdiscours » sur les Dogon reste leur authenticité : « Peuple d’Afrique qui a su conserver son identité et une authenticité parfaite. Son histoire s’explique grâce à la volonté des habitants » (Clin d’oeil Évasion)[17]. Ce discours est repris par la voix officielle du Ministère de l’Artisanat et du Tourisme du Mali qui décrit les Dogon comme un des peuples d’Afrique qui « a échappé à toute influence étrangère ». En effet, « leur histoire est marquée par la volonté et l’obstination de demeurer authentiques, de préserver leur âme » (OMATHO). Cette authenticité s’inscrit aussi dans le refus de l’islam ou la résistance à l’islamisation attribuée aux Dogon pendant une large période.

C’est entre le XIe et le XIIe siècle que les Dogon se sont installés dans les falaises de Bandiagara. En raison de leur isolement et du caractère ésotérique et ancestral de leur organisation sociale et religieuse, ils ont pu résister à la domination des différents empires, préserver leur identité culturelle et résister à l’influence islamique.

Tafouk[18]

Là encore, même si les dates ne concordent pas, le discours officiel semble être repris in extenso : « Les Dogon auraient quitté le Mandé (empire du Mali) au XIIIe siècle selon la tradition orale, quand cet empire décida de faire de l’islam sa religion » (OMATHO). Le discours de l’État malien, qui fait un appel au tourisme articulant intérêt commercial et perspective extérieure, reste très proche du discours des agences étrangères de tourisme.

On retrouve cités dans le discours touristique sur les Dogon la sensibilité, les « valeurs humaines authentiques », ainsi que les paysans, considérés comme à redécouvrir (des gens simples, naturels, instinctifs, irrationnels, n’ayant aucun sens de l’individualité). De façon secondaire apparaît aussi dans la propagande du tourisme sportif en Pays Dogon la construction d’un certain état de nature, d’une certaine primitivité qui pourrait enrichir l’expérience du touriste à l’occasion d’une randonnée ou d’une escalade entre villages aux paysages splendides où il croiserait des gens vivant d’une manière primitive ou authentique.

La problématique de l’authenticité est au centre de l’interaction entre les divers acteurs du tourisme. Le tourisme, illustration de la mondialisation économique, et son discours racoleur sont toujours en quête d’une authenticité « plus authentique ». Cela explique au moins en partie le développement d’alternatives du genre « tourisme anthropologique », « tourisme écologique », « écotourisme », « tourisme militant », « tourisme solidaire », ou encore « tourisme éthique » que nous désignons sous le terme d’« alter-tourisme ».

La sagesse et le symbolisme lié aux mystères et son scénario

Les Dogon sont aussi réputés pour leur « mystère », leur « ésotérisme » et leur « cosmogonie ». Leur symbolisme réputé au-delà de leurs localités ou de leurs territoires renforce l’image du Pays Dogon dans l’imaginaire touristique.

Véritable abbatiale avec une cosmogonie complexe, la civilisation dogon, dont l’origine reste mystérieuse et qui vit retranchée dans les anfractuosités de la falaise du Bandiagara, a survécu à tous les assauts venant de l’extérieur et fascine d’emblée. Le symbolisme est visible partout ; l’artisanat – avec la confection des masques et la sculpture des portes –, l’architecture, la musique et le folklore sont empreints d’une valeur sacrée. Chaque village, accroché au flanc de la falaise et défiant la gravitation universelle, est une merveille d’architecture, avec ses habitations en « banco » et paille de mil, ses greniers surmontés de « chapeaux » de paille coniques du plus bel effet, ses autels et sa fameuse « togu’na » ou « case à palabres », où se réunissent les anciens pour discuter des affaires du village. Le toit de cette habitation carrée surélevée par des piliers sculptés étant volontairement bas, s’il arrive que l’un d’eux s’emporte jusqu’à vouloir se relever, il se cognerait inévitablement au plafond ; belle leçon d’humilité qui devrait inspirer nos dirigeants actuels ! Banané est assurément le plus typique des villages avec ses maisons biscornues, ses chemins abrupts menant à un tunnel et à l’autre bout, un spectacle saisissant : des champs d’oignons à perte de vue sur le plateau de la falaise !

Visit Algeria[19]

Il transparaît un étonnement qui nous semble typique du webdiscours touristique : « Lorsque les ethnologues [européens] ont découvert l’étendue du savoir astronomique des Dogon, ils ont été littéralement époustouflés. Les farouches habitants des falaises de Bandiagara étaient-ils les héritiers d’une science antique oubliée ? »[20]. Ainsi s’est construit un « peuple fantastique », « imaginaire », « métaphysique », « ultime possesseur de la plus ancienne sagesse africaine » pour l’État malien, « les qualificatifs et les superlatifs pour décrire les Dogon sont légion et ne sont pas ici une exagération » (OMATHO).

Établi et légitimé par l’autorité scientifique des ethnologues français, le statut spécifique de l’étoile Sirius dans le symbolisme et l’ésotérisme des Dogon installe ceux-ci dans un paradoxe d’ombrageux détenteurs d’une civilisation perdue, dépositaires d’une science antique dont ils auraient oublié l’origine rationnelle.

Pour les Dogon, la naissance de l’Univers, des étoiles, des planètes et de la Terre, c’est d’abord l’histoire d’une faute, du sacrifice expiatoire et de la résurrection d’un poisson-chat. C’est surtout l’histoire d’un amour impossible, celui d’un renard des sables et d’une étoile, le Soleil…

OMATHO

En somme, le sacré, dans ces farouches villages de la falaise,

[…] est mêlé de façon inextricable à la réalité. Les mythes dogon, très complexes, constituent le fondement même de l’existence, et la religion a fortement marqué de son empreinte jusqu’à l’architecture du village.

OMATHO

En dépit de son inscription dans la république moderne d’aujourd’hui, le Pays Dogon, en raison de la persistance de ses croyances anciennes, demeure essentiellement mystérieux :

Rituel funéraire rare et intense, un Grand Dama se fête dans le strict respect des traditions dogon. Mystère, esthétique et surnaturel sont l’essence de cette cérémonie animiste, riche de croyances ancestrales.

Afrik.com[21]

Ainsi, les Dogon, un des peuples les plus anciens de l’Afrique noire, « [sont] aussi une des civilisations les plus riches et les plus mystérieuses qui, depuis une cinquantaine d’années fascinent les ethnologues »[22], et sont censés conserver leurs traditions, et par là préserver leur authenticité africaine.

Le discours web-touristique renvoie à la société des illusions qui tendent à convertir la réalité sociale en un scénario (Freire Filho 2003 ; Burke 1989). Et Lane a raison de rappeler :

Dans une certaine mesure, les principaux composants de ce modèle proviennent d’études anthropologiques menées par Marcel Griaule et ses étudiants, mettant en particulier l’accent sur l’exégèse de la société dogon à travers une compréhension pointue de leur mythologie. Quand ces éléments sont mélangés dans les brochures de voyage avec des descriptions colorées des falaises de Bandiagara, l’image d’une société mystérieuse, exotique et lointaine est habilement restituée.

Lane 1988 : 66[23]

Un tel scénario est toujours plus ou moins attribué à un exotisme entremêlé avec la production anthropologique qui lui sert de légitimation. Le champ touristique est traversé par des divisions entre les « purs » et les « commerciaux », ces derniers produisant le discours dominant. De façon générale, le discours web-touristique étudié ne s’écarte pas du modèle touristique discursif dominant et est même tourné vers la reproduction de ce modèle international et populaire dans lequel la plupart des activités touristiques sont gérées. Mais, « comme toute activité enchantée, le tourisme repose sur la dénégation de sa réalité économique. Tout doit se passer comme si les rapports étaient directs, personnels et transparents » (Winkin 2001 : 222-223). Il y aurait même un effort pour « protéger l’aimable innocence indigène que violentent conquistadores, créoles, colons et autres fauteurs d’urbanisation » (Bayart 1996 : 85). En réalité, ces pratiques désintéressées ne cessent d’obéir à l’intérêt économique, « alors même qu’elles donnent toutes les apparences du désintéressement » (Bourdieu 2000 : 362). Ainsi, quoi qu’il fasse, l’alter-tourisme reste un spectacle piégé par la domination du modèle même du tourisme qu’il combat.

Les pages web qui font l’objet de ce travail donnent force à l’exotique, à l’exotisme ou même à l’« exotisation » et à la préservation, voire à la primitivité du Pays Dogon. Ces leviers fondent la substantivation de l’identité dogon, renouvelant ainsi les stéréotypes et le discours colonial, qui, en retour, viennent renforcer l’identité ethnique dogon.

Substantivation de l’identité

Le discours web-touristique n’échappe pas à cette logique où l’autochtone est en quelque sorte et en définitive évacué. Les Dogon eux-mêmes ne proposent que très peu de contenus qui leur sont propres, sinon de façon très marginale. Lorsqu’il est présent, l’individu dogon apparaît stéréotypé – artisan, paysan, bouvier, danseur, guide – et localisé, parce qu’il est attaché à un lieu et à une activité précise.

Or, le discours web-touristique reste majoritairement le discours des dominants, qui tend à renforcer les stéréotypes susmentionnés, considérablement simplifiés, appliqués tant aux individus qu’à des catégories entières d’individus, et qui constitue la base des préjugés utilisés pour justifier les discriminations, négatives aussi bien que positives. Les guides touristiques locaux, basés dans les villages, ainsi que ceux appartenant aux espaces socioculturels urbains de Bamako, la capitale économique et politique, forment en effet des « entreprises » opérant sur le marché du tourisme dogon. À l’instar du discours étatique, et pour des raisons liées au caractère artisanal et récent de leurs entreprises, ils tendent à reprendre la rhétorique et la phraséologie des discours touristiques. Dès lors, ils se trouvent « engagés dans des stratégies de légitimation de leurs pratiques politiques ou économiques quotidiennes » et « sont activement engagés dans la mise en valeur touristique et artisanale du patrimoine dogon, dont ils voudraient bien tirer un profit économique » (Bouju 2002 : 13). Ici, le rôle des guides dans l’effort d’une autoreprésentation est incontournable.

Par ailleurs, « se dire Dogon » s’articule avec « se montrer », « se donner à voir » comme Dogon ; d’où l’importance de la présentation des masques et de leurs usages par les Dogon eux-mêmes, ainsi que par les agents du tourisme et sur les pages web. Le webdiscours touristique constitue un de ces lieux où sont principalement produits et diffusés des formes et contenus dans lesquels des catégories coloniales sont réappropriées et pérennisées. Pour ce qui est des implications théoriques résultant de l’examen du corpus, il est logique que ces pages produites sur le Pays Dogon en tant qu’actes de discours explicatifs attribuent sens et signification (somme toute peu équivoques) à l’identité dogon, constituant une interprétation de cette identité et participant ipso facto à une sorte d’ethnification. En effet, l’identité dogon y apparaît percluse de stéréotypes sur l’authenticité de la culture, le symbolisme spécifique, l’ésotérisme, la splendeur des paysages, etc. Mais la caractérisation même de l’authentique est toujours problématique : l’authenticité conventionnelle, socialement ou culturellement construite par ses promoteurs (professionnels ou amateurs), est le produit d’un regard (affectivement chargé et idéologiquement orienté) « qui nous parle du présent en fabriquant le passé » (Bayart 1996 : 85-90). L’authenticité dogon, d’après ces pages, ne se situe pas dans l’immanence de la société dogon. Ces stéréotypes, parce qu’ils procèdent d’une construction de l’authentique, fondent la substantivation de l’identité attribuée. Leur manipulation est au coeur d’une mise en spectacle du Pays Dogon et celui-ci est un parangon du tourisme d’Afrique de l’Ouest en même temps qu’un véritable paradigme de la prétendue authenticité et de l’art et de la culture africains.

Que les choses apparaissent comme étant authentiques pour l’Autre s’explique non pas parce que leur « authenticité » est une vertu inhérente, mais parce qu’elle est construite sur les croyances ou pouvoirs d’une collectivité (Wong 1999, cité par Iankova 2009 : 98). De la même façon, si le tourisme exotique cherche une authenticité fabriquée, les pages Internet n’en représentent-elles pas un miroir ? Mais il ne s’agit pas uniquement de cela : tous les espaces médiatiques (fêtes nationales, rassemblements politiques, discours des leaders dans la télévision ou dans la presse, etc.) donnent lieu à un mouvement d’affirmation et de patrimonialisation de la culture, et le monde non-autochtone n’est pas à l’abri de ce processus. Par quels moyens chaque peuple affirme-t-il son autochtonie ? Ces outils peuvent-ils, dans un même groupe, se modifier en fonction du contexte et des possibilités techniques ? Si l’on prend le cas des jeunes Amérindiens du Brésil, on observe que, depuis le milieu des années 1990, grâce à un mouvement étendu de la société civile – ONG, intellectuels, militants, etc. – des ateliers de vidéo réalisés dans plusieurs communautés ont rendu possible la maîtrise de ce langage par beaucoup de jeunes. Ces nouveaux moyens ont permis de faire rapidement naître une nouvelle production de films autochtones, dont quelques-uns ont été primés dans des festivals de documentaires nationaux et internationaux. Il en est de même au Québec :

Au Québec, et tout particulièrement parmi les Innus, la conscience identitaire des jeunes voit notamment le jour à travers la musique populaire qui, peu à peu, façonne un mouvement d’affirmation culturelle et favorise un processus social de guérison. Nous assistons dans la même dynamique à une naissance de l’art littéraire qui occupe une place de plus en plus importante.

Morgado 2010 : 87

Pour les Dogon et beaucoup d’autres groupes, les sites web et blogs commencent à occuper un espace privilégié de communication. Comprendre les messages qui y sont relayés ne peut cependant se faire qu’en regard avec le rapport qu’entretient chacun de ces groupes avec la société qui l’entoure.

Conclusion : renouvellement de la construction identitaire coloniale ?

Le web offre théoriquement un espace pour d’autres formes d’interactions susceptibles de parcourir les mêmes domaines virtuels avec des messages multidirectionnels. Pourtant, les subjectivités créées dans ces échanges signalent des inégalités sociales et s’inscrivent dans un domaine de constructions de vérités, de fictions considérables et de conflits entre intérêts concurrents. Mais les inégalités d’accès aux moyens de communication ainsi que le peu d’initiatives volontaires pour le transfert des technologies (fondées entre autres, sur la défense de la neutralité dans le champ principal de l’académie) tendent à favoriser considérablement cette position d’objet de la société et de la population dogon.

De plus en plus, des pages d’ONG locales comme Ginna Dogon[24], des pages personnelles (de touristes) ou des blogs de guides locaux se développent, notamment dans le domaine du tourisme et de l’art. Limitées et souvent méconnues, de telles initiatives, qui s’ajoutent à la voix officielle de l’État malien, constituent pour l’heure l’essentiel de la réponse « autochtone » aux flux d’images venues du Nord.

La mondialisation apporterait alors des « changements dans les mentalités, dans l’imaginaire comme dans les pratiques sociales, ainsi que dans les formes d’expression et dans la manière de s’exposer à l’autre » (Morgado et Barros 2008). L’autodésignation du « se dire Dogon » renvoie à

[…] [U]n jeu complexe qui articule, de manière dialectique, des conceptions personnelles de l’ethnicité (assignées à la naissance ou recherchées dans les espaces d’identification contemporains) à des représentations de l’ethnicité pour autrui (qu’on revendique et qui sont reconnues, ou non, par les autres).

Bouju 2002 : 14

Outre le fait qu’elle lui permet d’intégrer un réseau de solidarité et de protection sociale dans le difficile milieu urbain, cette autoreprésentation comporte pour l’individu un enjeu éminemment stratégique qui est de « garantir pour lui-même un accès aux différentes ressources réservées aux membres du collectif d’appartenance ethnique » (Bouju 2002 : 14).

Dans sa configuration actuelle, le web laisse peu de chances aux choix et aux stratégies des Dogon impliqués dans la dynamique touristique afin qu’ils puissent s’écrire eux-mêmes. Bien que les guides touristiques, « acteurs des relations interculturelles et intersubjectives » écrivent des pages personnelles, les membres de la société dogon sont encore loin d’être des producteurs de l’interprétation d’eux-mêmes. Ainsi, cette « dogonité » web-touristique est construite par et pour des personnes vivant dans les sociétés contemporaines qui souhaitent voir les traditions « authentiques » d’un monde « pur et naturel » qui a disparu chez elles. La dogonité touristique fait donc appel à la fois au monde que ces personnes ont perdu (en tant qu’individus) et, par projection, au monde qu’elles ont symboliquement (chèrement) gagné par le biais de leur voyage (Amselle 2005 : 89).

Le webdiscours touristique sur les Dogon, en reprenant « les missions scientifiques coloniales, les collectes d’objets, l’apparition de la notion d’art africain avec la création de musées ethnologiques et un goût croissant pour les voyages » (Morgado et Barros 2008) ravive bel et bien des stéréotypes au coeur de la production de l’exotique ou de l’« exotisation », et se fonde sur la permanence de la construction d’une « dogonité ». L’information touristique reproduit un discours construit sur une certaine conception spontanée de l’ethnicité objectiviste, composée de traits et de caractères (ancêtre, généalogie, origine commune, lien à un territoire, langue, religion) induisant de facto et ipso facto une forme d’identification régressive. Là encore, « l’Afrique est cette médiation grâce à laquelle l’Occident accède à son propre inconscient et rend publiquement compte de sa subjectivité » (Mbembe 2000 : 11).

Il est clair que les sites web manipulent plus ou moins consciemment une certaine conception de l’ethnicité – une conception essentialiste objectiviste, composée de plusieurs éléments : histoire du pays et des hommes, mystère des ancêtres, divination comme essence de la religion, paysages comme territoire unique, artisanat et danses des masques comme culture originale. Cette image sera tôt ou tard confrontée à ce que les gens du pays eux-mêmes exhibent réellement. Certes, le monde virtuel produit un univers imaginaire, voire fictionnel, mais ce monde virtuel n’en reste pas moins connecté à la réalité off line, celle de tous les jours, où se nouent les enjeux politiques.

Les Dogon – avec leur territoire, leurs paysages, leur architecture et leur culture – sont fortement présents dans l’Internet, aussi bien dans les pages dédiées aux peuples africains que sur celles pour les touristes en mal d’objets et de livres, ou encore des associations et organisations non gouvernementales (Morgado et Barros 2008). Le tourisme est bien au coeur de changements sociaux dans le Pays Dogon (Barros 2004, Van Beek 2005) notamment dans la structure des pouvoirs (vieux/jeunes, hommes/femmes) et des partages des rentes liées à cette économie. Mais la notoriété du Pays Dogon repose plus sur le charme d’un jeu de traits spécifiques que sur un quelconque désir du visiteur d’expérimenter la société dogon telle qu’elle est (Lane 1988). Dans le contexte actuel de la mondialisation, de nouvelles dynamiques surgissent du scénario des relations entre la société dogon et les autres sociétés à distance. Il en émane des attentes locales de bien-être ou de mieux-être, et de développement local, bien que celles-ci semblent condamnées ou vouées à l’insatisfaction. Par ailleurs, les possibilités d’autoreprésentation des Dogon semblent phagocytées par la mondialisation :

Tandis que beaucoup de gens en Occident voient l’autoroute de l’information comme un processus accélérateur de mondialisation, leurs homologues dans les pays en développement la perçoivent plutôt comme le promoteur de l’impérialisme médiatique et culturel, et par-dessus tout comme un généralisateur de pauvreté.

Nyamnjoh 2005 : 7[25]

Les résultats de cette étude qualitative peuvent dans une certaine mesure être extrapolés à d’autres régions. Déjà une autre problématique émerge cependant : dans la mesure où l’ethnicité, singulièrement labile, est aussi un mode d’autodéfinition utilisé par les groupes pour faciliter les divers échanges entre eux, il serait alors fructueux d’investiguer les blogs de ces touristes de retour chez eux qui font le récit de leurs aventures et qui, en un certain sens, constituent un prolongement de la séance de diapositive (Augé 1997). Cette enquête dans l’univers des blogs permettrait, en outre, par l’écoute des voix des Dogon (guides et autres), d’appréhender davantage ce que les Dogon font du discours web-touristique et de comparer ces deux types de discours (ordinaires ou testimoniaux) du tourisme. Il serait également intéressant de contrebalancer la production pléonastique des pages web sur le Pays Dogon réalisée majoritairement par des personnes et organismes de sociétés occidentales.

Si Internet peut faciliter l’insertion réussie d’une Afrique encore à la marge dans le processus de mondialisation, cet accès au cyberespace ne constitue pas une preuve d’appartenance à un « village planétaire » prétendument égalitaire (Bahi 2004 : 75). Avec l’accroissement des flux médiatiques, l’enjeu véritable de la communication via Internet et le cyberespace dépasse celui de la connexion des individus ou des collectivités sur la base de leurs ressemblances, et réside dans « la gestion de leurs différences [et] […] celles, beaucoup plus complexes, de leurs altérités » (Wolton 2000 : 11). L’innovation technique n’entraîne pas fatalement la nouveauté du contenu de l’information et de la communication sur le pays et les hommes dogons, mais plutôt la pérennisation des stéréotypes. Se pose alors à nouveau le problème de la « cohabitation culturelle » (Wolton 2000). Les sites touristiques du Pays Dogon n’en disent-ils alors pas autant sur l’imaginaire occidental que sur le Pays Dogon lui-même ?