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En 1993, l’American Foundation for AIDS Research (Fondation américaine pour la recherche sur le sida — AmFAR) choisissait le Népal comme site de recherche sur la prévention de cette maladie. L’AmFAR a financé 16 organisations non gouvernementales (ONG) pendant deux ans afin de « réagir de façon adéquate et efficace à la menace du sida » (Hannum 1997 : 30). Ce financement était assorti de conditions : les organisations devaient inclure dans leur action des stratégies générales de développement communautaire axées sur les problèmes d’inégalité économique et de marginalisation sociale. L’approche de l’AmFAR s’inspirait d’un modèle nouvellement élaboré de prévention du sida qui mettait l’accent sur les conditions sociales favorisant l’infection par le VIH ; cette approche contrastait avec celle qui avait dominé la première décennie de l’épidémie en Occident et qui se concentrait seulement sur le changement de comportement individuel. Dans la mesure où l’approche de l’AmFAR pouvait paraître progressiste sur le plan social, l’examen de son programme est particulièrement éclairant sur la façon dont le Népal a réagi au sida.

Lorsque les ONG du Népal ont appliqué l’approche de la « vulnérabilité sociale » dans leurs projets, le caractère « critique » de celle-ci n’a pas résisté à la réalité. Les politiques de développement imprégnaient toutes les activités déployées au nom de la prévention du sida : les tensions autour des priorités des donateurs, les opérations des ONG dans le contexte du Népal et les interactions entre les travailleurs des ONG et les gens visés par les programmes. Ces politiques de développement ne caractérisent pas seulement les programmes de prévention du sida, mais, dans ce cas précis, elles ont influencé la façon et les raisons pour lesquelles des groupes particuliers ont fini par être identifiés comme spécialement « à risque » dans le cadre d’une maladie transmise sexuellement et stigmatisée[2]. Je présente ici le programme de l’AmFAR au Népal comme étude de cas afin de réfléchir sur les façons dont les programmes internationaux de bien-être social finissent par se mêler inextricablement aux les processus politiques implicites des approches de développement.

On pense en général que les réactions locales au sida sont marquées par des contraintes spatiales et par l’esprit de clocher, autant d’écueils pour le savoir-faire international confronté aux préjugés, à la bureaucratie et aux idées fausses. Dans cet article, je considère l’approche de la prévention du sida qui a émergé de l’expérience de l’AmFAR au Népal comme le résultat des connexions complexes et des multiples rapports entre les donateurs, les élites, les communautés, les leaders gouvernementaux, les réseaux internationaux d’activistes et les structures institutionnelles. L’apparente simplicité de l’image triadique de l’agence de financement, de l’ONG et de la communauté bénéficiaire (avec la trajectoire linéaire qui va de la planification aux résultats) se dissout dans un ensemble plus disparate (mais pas désorganisé) d’attentes, de motifs et d’aspirations qui prennent forme au sein d’un ensemble de pressions et de contraintes. Ce qui advient vraiment dans un projet dépasse toujours les intentions des organisations qui le planifient et qui l’exécutent (Fisher 1997). Lorsqu’on reconnaît l’aspect difficilement contrôlable du « développement », on peut se demander comment la structure même du développement international en arrive à s’introduire dans les politiques du sida où le reproche, le stigmate et la discrimination influencent si radicalement les réactions sociales à l’épidémie et à la souffrance individuelle.

Qu’est-ce qu’implique le fait d’examiner la prévention du sida au Népal à travers le prisme de l’appareil de développement ? Il ne s’agit pas de se demander comment les valeurs « occidentales » sont imposées de l’extérieur aux Népalais ; il s’agit de se demander comment certains Népalais, occupant des positions diverses, agissent et interagissent dans et à travers un champ constitué tel que le développement. Ce champ est loin d’être globalement monolithique ; il est plutôt un ensemble de formes spécifiquement situées qui ont émergé au cours de l’histoire à la faveur d’une implication dans un réseau d’échanges globaux arbitrés par l’État-nation. L’appareil de développement est un complexe vaguement intégré d’institutions nationales et internationales, de rationalités de planification et d’idéologies de transformations sociales et économiques associées à des flux de fonds et d’expertise du Nord vers le Sud. Dans des nations comme le Népal, où l’appareil de développement pèse lourd dans la vie publique, le développement déborde de l’arène institutionnelle des politiques et des programmes et devient une caractéristique des contextes locaux de l’action et du sens quotidiens. Au Népal, le public a été confronté à l’idée même du sida comme problème social et médical par l’intermédiaire de cet appareil de développement. Je soutiens ici que cela est significatif. Les ONG locales ne font pas qu’appliquer des stratégies progressistes de prévention du sida. Enchâssées dans l’appareil népalais de développement, les ONG peuvent involontairement favoriser la perpétuation des conditions mêmes que leurs programmes tentent de changer.

L’AmFAR

Le programme de l’AmFAR au Népal constitue une histoire complexe de tensions autour du financement du donateur, celle des ONG de ce pays dans les années 1990 et celle de l’interprétation du sida, avec toutes ses connotations de reproches et de responsabilité. Au moment où les statistiques officielles au Népal faisaient état de seulement 114 cas d’infection au VIH, 180 ONG manifestaient de l’intérêt pour la prévention du VIH/sida. Les ONG financées par l’AmFAR se sont laissé convaincre de s’intéresser au sida parce que la demande de l’AmFAR s’accompagnait d’une allocation de fonds ; lorsqu’elles ont lancé leurs projets, elles ne pratiquaient pas l’engagement historique dans la lutte sociale contre le sida (contrairement au Conseil d’administration de l’AmFAR basé aux États-Unis). Étant donné la façon non conventionnelle dont l’AmFAR gérait ses relations avec les ONG et le gouvernement, son programme, largement diffusé, a hérissé plusieurs personnes au sein du petit monde de l’industrie népalaise du développement.

Au Népal à l’époque (1992-1993), le sida était surtout considéré comme une maladie étrangère, liée à des activités sexuelles immorales, et suscitait généralement peur, dégoût ou fascination morbide. Parmi ceux qui avaient entendu parler du sida, plusieurs croyaient que les valeurs sociales népalaises protégeraient le pays de l’épidémie. On n’avait pratiquement aucune idée des implications pour le Népal des modèles épidémiologiques déjà connus et on avait encore moins d’idées sur l’ampleur des innombrables pratiques à travers lesquelles le VIH pouvait se transmettre. Les rares messages de sensibilisation au sida produits à la fin des années 1980 et au début des années 1990 faisaient appel à la peur devant cette « maladie nouvelle et mortelle », sans fournir beaucoup d’information concrète sur les modes de transmission et de prévention. La peur que le sida entre au Népal s’est concentrée sur les étrangers, et spécialement sur les prostituées revenant de l’Inde. Le rôle des hommes népalais dans la chaîne de transmission était (et continue d’être) passé sous silence.

En améliorant la capacité d’organisation des efforts de prévention du sida au Népal, le programme de l’AmFAR a réalisé une importante contribution (dont, compte tenu de l’espace, on ne peut pas discuter ici). Les ONG ont en effet été encouragées à lier la transmission du VIH avec des facteurs tels que la pauvreté, l’oppression de caste, l’inégalité de genre, l’analphabétisme et les conditions de vie des travailleurs. Elles se sont appuyées sur les efforts audacieux, quoique parfois faiblement ancrés, de l’AmFAR pour envisager la transmission du VIH/sida de diverses façons. Au lieu de mesurer, comme cela se fait couramment, l’efficacité du programme en comptant les condoms distribués, les maisonnées visitées ou les écoliers éduqués, l’AmFAR a demandé aux ONG de rédiger des auto-évaluations de « leçons apprises » à la faveur du processus. Même si les résultats des projets des différentes ONG furent inégaux, et au mieux seulement à leurs premières étapes, l’impact de l’AmFAR a finalement été significatif, dans la mesure où elle a diffusé sa formation technique et sa philosophie de prévention du sida plus largement que les autres programmes concurrents sur le sida. Par conséquent, la raison pour laquelle je consacre une attention critique au programme de l’AmFAR n’est pas de dénigrer ses réalisations, mais de profiter du fait que ce programme concerne une époque de financement intense pour la prévention du sida. Cela vaut la peine de décrire cette époque puisqu’il s’agit d’une période formatrice, alors que se construisaient les visions sociales du sida — et, plus largement, de la sexualité et de la santé.

Dans les pays où les efforts de prévention portaient principalement sur la transmission hétérosexuelle du VIH, on a considéré que le genre de l’épidémie du sida était féminin, de la même façon que le sida a été vu comme une « maladie gay » en Amérique du Nord. La reconnaissance, dans une perspective de santé publique, que les femmes sont biologiquement et socialement plus vulnérables à l’infection par le VIH se combine à une tendance écrasante, dans la vision populaire, à sataniser les travailleuses du sexe et les autres femmes « sexuellement immorales », car dangereuses et contagieuses. Il en résulte une difficulté pour l’intervention : si l’on centre les ressources sur les femmes et le sida, comme il est nécessaire de le faire, on renforce l’impression courante que le sida est un problème de femmes, détournant ainsi l’attention des rôles et responsabilités des hommes. Aujourd’hui, le sida au Népal charrie des connotations raciales et de classe, mais aussi de genre.

Le programme du Népal était basé sur le modèle avant-gardiste de la prévention du sida : c’était le moment où l’approche de la vulnérabilité sociale était construite par des experts en santé publique mondialement connus tels que Jonathan Mann, Daniel Tarantola, et d’autres membres de la Global AIDS Policy Coalition (voir Mann et Tarantola 1996)[3]. Cette approche, à laquelle beaucoup d’activistes ont adhéré, remettait en question la vision étroite qui liait le comportement individuel et le « risque » de transmission du VIH. Si l’on considère que les problèmes de santé sont le résultat des conditions de vie et de travail, au sens large, et pas simplement du contact avec un élément pathogène, le sida doit donc être replacé dans les contextes socio-économiques qui organisent et intensifient les possibilités de transmission du VIH.

Un livre intitulé AIDS in Nepal : Communities Confronting an Emerging Epidemic présente cette perspective. Mandatée par l’AmFAR, l’écrivaine américaine indépendante Jill Hannum a passé quelques semaines au Népal pour s’entretenir avec des leaders d’ONG et des responsables de programmes de l’AmFAR, lire les rapports sur les « leçons apprises » et faire de brèves visites sur le terrain pour voir les projets en cours. Dans le livre, Hannum combine un métadiscours sur les conditions susceptibles d’affecter la vulnérabilité au VIH au Népal avec une longue présentation des visions que les ONG ont d’elles-mêmes en faisant des citations qu’elle raccorde les unes aux autres à partir de ses conversations et des rapports écrits. J’ai d’abord lu ce livre lorsqu’il est paru en 1997, alors que j’étais au Népal pour une recherche ethnographique sur la prévention du sida. Deux ans après que l’AmFAR se fut retirée, j’ai examiné le travail des éducateurs du sida et des travailleurs bénévoles dans un certain nombre d’ONG — l’AmFAR avait financé ces organisations et formé leur personnel. En parlant à plusieurs des personnes que Hannum avait rencontrées deux ans auparavant (mais en leur parlant aussi bien en népalais qu’en anglais), j’ai entendu les mêmes témoignages qu’elle.

Comme je voulais surtout placer le travail des ONG en contexte au sein des tensions sociales plus larges d’un développement politisé, j’étais moins encline que Hannum à prendre les avis de mes collaborateurs de recherche, si perspicaces fussent-ils, pour des comptes rendus non problématiques de « la » perspective népalaise. Ce qui m’a le plus frappée dans ce livre, en fait, c’est le compte rendu (quoique filtré) du dialogue entre l’AmFAR et les ONG, d’une part, et entre les ONG et les communautés visées, d’autre part. Les rapports écrits par les ONG sur les « leçons apprises » décrivent leurs suppositions de départ, leurs constats et leurs conclusions préliminaires sur les « succès » — et, plus souvent, sur les difficultés constantes — lorsqu’elles implantèrent l’approche de la vulnérabilité sociale liée à l’action communautaire.

En examinant de façon rétrospective le programme de l’AmFAR, comme je le fais ici, je veux attirer l’attention sur le processus par lequel les suppositions et les expérimentations qui ont guidé les actions des ONG dans les premiers temps se sont consolidées en des déclarations autoritaires sur le risque du VIH et du sida au Népal.

« Construire le partenariat » : les ONG et l’AmFAR dans les politiques de développement au Népal

L’AmFAR n’a jamais agi comme une agence de financement, explique le directeur de ses programmes internationaux. On a agi comme des programmeurs, on a conçu le programme en partageant les buts des bénéficiaires et on les a traités comme des partenaires. On était intimement engagés depuis le début, ce que la plupart des agences de financement ne peuvent faire puisqu’elles n’ont pas d’expertise sur le sida.

Cité dans Hannum 1997 : 53

Pour l’AmFAR, le transfert des fonds et de l’assistance technique au Népal n’était qu’une question logistique. Le conseil d’administration, ayant pignon sur rue à New York, a privilégié l’expertise sur le sida au lieu d’engager des gestionnaires de programmes ayant une expérience internationale. Cependant, au sein d’un contexte népalais saturé d’aide étrangère, la mince distinction entre une agence de financement et un programmeur était loin d’être claire. L’AmFAR avait son calendrier, ses protocoles de responsabilité, ses exigences de programmes et son jargon secret tout comme les autres donateurs, et les ONG ont bien compris que leur première responsabilité était de s’y conformer.

Une fois sorti des bureaux des planificateurs, le programme de prévention de l’AmFAR s’est enchevêtré avec l’appareil de développement népalais, appareil issu de l’amalgame historique entre relations internationales d’après-guerre et État-nation népalais. Même si les Népalais ne connaissent en général pas les détails des programmes et accords du donateur, et même si peu d’entre eux profiteront réellement des résultats concrets de ces nombreux projets, tous les citoyens vivent dans un contexte où la modernisation est l’idiome de la légitimité politique et où les ressources du développement sont un enjeu. Le développement fournit un revenu, pas seulement sous forme d’aide et de prêts à l’État ; il s’agit aussi d’un négoce qui produit de l’emploi, des indemnités et des avantages. L’AmFAR a introduit ses programmes seulement deux ans après que l’agitation populaire de masse eut réussi à établir une démocratie parlementaire à plusieurs partis, après 30 ans de centralisme sous le système panchayat[4]. C’était une période mouvementée pendant laquelle l’intensification de la libéralisation économique s’est accompagnée d’un remaniement politique, où s’exerçaient enfin les libertés civiques auparavant réprimées, tandis que les partis politiques autrefois hors-la-loi et leurs factions se disputaient le pouvoir. Selon certaines estimations, le nombre d’ONG enregistrées est passé de 200 en 1990 à plus de 7 000 autour de 1995 (Hannum 1997 : 59).

L’AmFAR est arrivée dans cette conjoncture avec son propre bagage historique. Fondée en 1985 pour financer la recherche sur le VIH/sida, elle a connu le délicat contexte qui caractérisait les premières années de la crise du sida aux États-Unis : incertitude, désespoir, lapidation officielle et mobilisation de la communauté gay pour l’initiative personnelle. L’AmFAR entretenait de solides liens avec les initiatives communautaires de prévention et de soin et elle était également convaincue de la futilité de la collaboration avec les gouvernements. Au moment où l’AmFAR formulait ses programmes pour le Népal au début des années 1990, les ONG étaient sollicitées dans le monde entier comme agents déterminants du développement et de la démocratisation. Les réformistes considéraient les ONG comme des organisations flexibles, capables d’intervenir et de combler le vide laissé par le développement encombrant mené par l’État, alors que les critiques du développement de la tendance dominante considéraient les ONG comme les leaders des mouvements sociaux capables d’offrir une alternative. Parmi les activistes du sida et certains décideurs en santé publique, les ONG étaient (et continuent d’être) vues comme le véhicule le plus efficace pour les programmes de prévention et de soin parce que :

Une des plus grandes forces des ONG devant le VIH/sida réside dans leur enracinement au sein des communautés. Les réponses basées sur l’évaluation des besoins, des priorités et sur les dynamiques des populations locales sont non seulement susceptibles d’avoir un impact sur une épidémie locale, mais elles aideront aussi à assurer l’« appropriation », l’unité et la durabilité des efforts de la communauté. Les réponses les plus efficaces des ONG sont insérées dans un contexte local, et ainsi reflètent et respectent les normes actuelles d’une communauté plutôt que ce que les étrangers perçoivent comme étant les normes.

O’Malley, dans Mann et Tarantola 1996 : 344[5]

Le programme de l’AmFAR au Népal s’est inspiré de ces attentes et de ces expériences.

Les déclarations générales sur les ONG, comme celles qui viennent d’être citées, montrent qu’elles sont retenues pour ce qui les caractérise, le fait d’être « locales ». En réalité, la légitimité d’une ONG dépend de son habileté à faire valoir ses connexions avec les supporters locaux. Ces connexions peuvent être indirectes — la littérature sur les ONG reconnaît les différences entre les organisations de base et les ONG qui leur fournissent des services —, mais certaines prétentions au « local » font partie intégrante « de la poursuite d’objectifs diversement interprétés de participation et d’empowerment au sein du développement contemporain » (Fisher 1997 : 454). Fisher a critiqué les écrits sur les ONG pour leurs « visions réductionnistes qui [les] considèrent comme des entités fixes et généralisables et ayant des caractéristiques essentielles » (ibid. : 442). Il soutient plutôt que toute réflexion sur l’efficacité des ONG devrait les situer dans « un espace et un temps spécifiques » (ibid. : 449). Alors que des modèles généraux de modes d’organisation peuvent être repérés, les ONG de quelque type que ce soit se meuvent dans différents contextes culturels, économiques et sociaux, et c’est au sein de ces contextes qu’elles prennent leur sens politique.

Le cynisme qui prévaut au sujet des ONG au Népal contraste avec la rhétorique enthousiaste à leur propos sur le plan international. Au Népal, le seul mot d’« ONG » véhicule une connotation d’opportunisme. Les ONG ont été accusées de former un « gouvernement parallèle » au Népal, en partie en raison de leur pouvoir politique grâce à l’appui reçu des donateurs, et en partie à cause du nombre d’anciens (ou actuels) fonctionnaires de gouvernement les dirigeant. D’ailleurs, les ONG ont souvent été des fiefs pourvus d’un leader charismatique unique. Plusieurs ONG sont, comme le signale une étude :

[…] des institutions basées sur un individu, établies à partir des ambitions de leadership des fondateurs qui agissent comme seuls maîtres à bord, donnant ainsi l’impression qu’elles fonctionnent seulement comme des affaires domestiques personnelles ou des entreprises privées.

Maskay, dans Prasain 1998 : 369

Au lieu d’être proches des organisations de base, la majorité d’entre elles ont pignon sur rue dans la capitale et sont dirigées par le même groupe de personnes de la classe moyenne ou supérieure, pour la plupart des Hindous de la caste la plus élevée ou des Newars urbains[6], qui ont longtemps dominé l’establishment politique et économique. Ces personnes sont, comme le note Maskay, « virtuellement demeurées sous l’influence des autorités gouvernementales ou des donateurs pour l’ensemble de leurs objectifs et de leurs modalités d’action » (ibid. : 369).

Dans les années 1990, les ONG ont proliféré non pas comme des alternatives de la base aux approches traditionnelles de développement, mais bien comme secteur privé à but explicitement non lucratif vers lequel les fonds de développement pouvaient être acheminés. Le rôle croissant des ONG au Népal a signifié que les bénéfices du développement pouvaient circuler à travers un ensemble plus diversifié de réseaux de patronage. Elles fonctionnent nécessairement au sein d’un contexte dans lequel les priorités de développement définies par le donateur, les causes internationalement essentielles, le factionnalisme de parti et les modèles traditionnels de relations patron-client sont formidablement enchevêtrées. C’est indéniable. Les ONG ont besoin de la reconnaissance et de l’appui d’alliés internationaux, elles ont besoin des connexions entre les sites et elles doivent cultiver les sphères d’influence locale, régionale et nationale. Si cela crée des occasions d’opportunisme ou de corruption et si cela renforce certains aspects du statu quo politique, cela n’empêche pas des réalisations significatives. Les ONG financées par l’AmFAR partageaient ce contexte, même si elles se différenciaient les unes des autres par leur positionnement et leur style d’action. Une petite ONG en région agit à partir d’un programme social différent de celui d’une ONG élitiste de la capitale. Les ONG peuvent être dirigées par et pour les femmes, par des minorités ethniques ou des personnes des castes inférieures, mais elles doivent tout de même agir au sein de réseaux d’alliance et d’affiliation organisées autour de la parenté, du patronage et de l’affiliation partisane, et elles doivent les utiliser pour mettre en place un espace efficace d’action. Comme toutes les ONG sont des produits du milieu surdéterminé du développement, elles parlent toutes de leur mission dans les termes habituels des mantras du développement : fournir les compétences et services requis, favoriser l’empowerment des communautés, encourager la participation, soulager la pauvreté, promouvoir la durabilité. Leurs prétentions (représentation des besoins locaux, promotion de la participation et de l’empowerment des populations) ne sont donc pas des indices sûrs de leur engagement et ne révèlent rien de leurs allégeances réelles.

Une grande partie des critiques envers les ONG porte sur les façons dont le vieil ordre politique de l’élite continue de prévaloir sous le nouveau vernis de la démocratie. Consciente de ce phénomène, l’AmFAR a tenté de contrebalancer cet élitisme en s’efforçant d’inclure dans son programme des ONG plus petites et situées en région. L’AmFAR avait un cadre pour composer avec la localisation sociale politisée des ONG : il s’agissait de placer les ONG sur un axe concernant l’éloignement ou la proximité de la « communauté ». La proximité était construite comme une solidarité qui va de soi et une compréhension intuitive entre le personnel de l’ONG et les membres de la communauté. Les ONG étaient continuellement interpellées pour parler de leur relation à la « communauté » dans ces termes de proximité, alors qu’en fait toutes les ONG sont liées aux communautés de façons socialement significatives, quoique très variées. Même les ONG dont le personnel partage des caractéristiques sociales avec leur communauté cliente, comme par exemple la caste, affrontent des dilemmes liés au statut et à la différence. Ce que Fisher (1997) appelle les micropolitiques des ONG au sein de la société civile est obscurci par ce cadre spatial. Les rapports de pouvoir au sein des ONG, entre les ONG et leurs clients, et dans la société civile népalaise en général ont façonné un début de réponse sociale au sida qui ne correspondait nullement à la rhétorique de l’AmFAR sur la « communauté ».

« Des communautés à risque » : groupes cibles, discrimination et pauvreté

La sélection des groupes cibles dans les projet de prévention du sida n’était pas une affaire anodine. Dans le Népal du début des années 1990, comme dans d’autres pays, le sida était déjà construit comme une maladie de l’« autre ». À la faveur des efforts de prévention, le sida comme maladie lointaine et étrangère s’est transformé, dans la perception publique, en une possible menace pour le Népal ; désormais, la localisation de l’« autre » n’était plus tant le produit de la décadence occidentale que celui de la prostitution et de la promiscuité chez soi. Le discours devait identifier des sources d’infection et il était impossible de parler du sida au Népal sans accuser implicitement certaines personnes d’avoir répandu la contagion. Le paradigme de la vulnérabilité sociale utilisé par l’AmFAR permit de déplacer l’objet de la réprobation des actions individuelles vers les caractéristiques du contexte social ; la position sur le sida devenait ainsi plus politique que morale. Cependant, tel qu’il est transposé au Népal et mis en application à travers les canaux du développement, le discours sur la vulnérabilité sociale est devenu politiquement équivoque quant à la « pauvreté » inhérente au Népal et aux actions de développement requises pour en venir à bout. Ce glissement a d’importantes implications, parce que lorsque la prévention du sida s’insinue dans les cadres familiers du discours du développement au Népal, elle fait désormais partie d’un système qui reproduit certains rapports de pouvoir plutôt que de les remettre en question.

Dans les représentations que se font les ONG du problème du sida, l’image de la personne vulnérable à l’infection du VIH, socialement marginalisée, se confond avec celle du pauvre, de la personne inconsciente qui a besoin du développement. Un des effets culturellement envahissants de l’industrie du développement au Népal est de promouvoir un idiome de la différence sociale (Burghart 1993 ; Pigg 1992, 1997). Pour les travailleurs des ONG — quels que soient leurs intentions, leur propre milieu social ou leur propre degré de sympathie envers les gens qu’ils éduquent sur le sida —, cette différence de statut influence leurs interactions, parce qu’ils sont dans une certaine position structurelle vis-à-vis des bénéficiaires potentiels de leurs programmes. Les ONG de l’AmFAR se sont donné la mission de transmettre la « conscience du sida », mission qui elle-même implique l’« ignorance » ou des « croyances erronées » de la part des récipiendaires et qui a permis que les ONG et leurs travailleurs se positionnent comme des autorités en la matière.

Sous la tutelle de l’AmFAR, les ONG ont été encouragées à désigner des groupes cibles afin de concentrer leurs efforts de prévention du sida là où ils seraient le plus efficace. Elles ont donc trouvé les groupes cibles reconnus mondialement comme les plus intéressants : les travailleurs du sexe, les travailleurs du transport, les jeunes[7]. Une ONG se consacrait déjà à la réduction des risques pour les toxicomanes faisant usage d’injections intraveineuses. Il a fallu que les efforts d’intervention au Népal s’inspirent des modèles d’épidémie ailleurs dans le monde et de l’expérience qu’on en a tirée, car il y avait (et il y a toujours) une pénurie de données épidémiologiques sur les modèles de prévalence du VIH au Népal. Le paradigme de la vulnérabilité sociale, pour sa part, nous force à tenir compte des désavantages économiques et de la discrimination sociale pour trouver les groupes qui sont susceptibles d’être le plus durement touchés. Encore que dans une société comme le Népal, une grande partie de la population soit concernée. Quelques-uns des nombreux groupes de personnes risquant le plus d’être infectés par le VIH ont reçu beaucoup d’attention, alors que d’autres ont été d’emblée ignorés. Par exemple, on a ciblé les usines de fabrication de tapis parce qu’on a supposé que les conditions de vie des travailleurs, rappelant celles des dortoirs, favorisent la « promiscuité » et que ces usines sont des lieux idéaux pour des opérations de trafic de jeunes filles. L’extrapolation à partir de modèles épidémiques extérieurs, conjuguée aux préjugés sociaux au sein (et à propos) du Népal, s’est substituée à une information fiable. Des suppositions raisonnables se sont transformées en certitudes, avec pour résultat la fausse impression que les communautés visées par les ONG sont aussi les communautés qui courent le plus de risques d’infection au VIH. Ainsi, en cernant les raisons pour lesquelles il fallait viser des groupes spécifiques et en identifiant les conditions qui placent les populations en situation de risque, les ONG et les donateurs qui ont introduit les programmes de prévention du sida au Népal ont donc, par ricochet, posé les termes mêmes de la discussion sur le sida.

Les différents groupes cibles, une fois identifiés, ont été traités de façon assez diverse, en raison surtout de leur statut envers l’élite et du degré de divergence de leur comportement par rapport aux normes non écrites qui, pour la classe moyenne de caste supérieure urbaine surtout, définissent ce qui est « népalais » ou non. On a offert aux étudiants du secondaire et de l’université des cours d’éducation sexuelle et de l’information à propos du sida de façon à ce qu’ils considèrent cette connaissance comme essentielle à leur formation de bons citoyens. On les a encouragés à transmettre leurs connaissances à leur entourage et à participer à des concours d’essais dans lesquels ils pourraient traiter de l’importance de la prévention du sida pour le développement du Népal. D’un autre côté, les femmes — surtout celles des castes inférieures et des minorités ethniques — identifiées comme travailleuses du sexe, ont été explicitement sommées de changer leur comportement. Les leaders des ONG et leur personnel n’ont pas abordé la prévention de la même façon pour les hommes et les femmes. Les travailleurs migrants, les membres de la police et de l’armée, et les camionneurs étaient des cibles de choix dans la mesure où on les voyait comme des clients des travailleuses du sexe. On les encourageait à être fidèles à leur femme s’ils le pouvaient, ou à se protéger eux et leur famille en utilisant des condoms. Le statut social des bénéficiaires recherchés — combinaison complexe de classe, de niveau d’éducation, de caste et d’ethnicité — a aussi fait dévier les approches envers ces groupes.

Le fait de « cibler » est devenu pour les ONG un moyen de facto d’adopter différentes positions selon leurs bénéficiaires potentiels. Même si l’une des raisons pour désigner des groupes cibles des interventions en santé est d’adapter l’information et les conseils aux réalités de chacun de ces groupes, dans la pratique les ONG n’ont pas appliqué ce principe. La forme, le contenu et la présentation de l’information centrale sur le VIH/sida étaient invariablement les mêmes pour tous les groupes. En s’appuyant sur un présumé consensus sur les besoins, on a en fait décidé si le groupe en question devait ou non être contrôlé, secouru, conseillé ou éduqué.

Une des premières leçons que les ONG de l’AmFAR ont apprises fut que les groupes cibles n’appréciaient justement pas d’être ciblés. Une ONG relate l’expérience suivante comme « leçon apprise » :

Nous avons d’abord organisé des séminaires d’éducation et des groupes de discussion en ville, mais les camionneurs étaient peu disposés à y assister. Et nous n’approchions que les camionneurs, ce qui leur faisait nous demander : « Pourquoi seulement nous ? Pourquoi ne parlez-vous toujours que des camionneurs ? » Alors, maintenant, on dit les « travailleurs du transport ».

ICH, dans Hannum 1997 : 129

On a demandé aux camionneurs de se considérer eux-mêmes comme des personnes requérant de l’information sur le sida et, apparemment, plusieurs d’entre eux ont refusé. Malgré cette insistance des ONG selon laquelle elles « n’accusaient personne de quoi que ce soit », la plupart des gens visés par les ONG ont vu assez clairement qu’ils étaient des cibles sur la seule base de leur identité, comme membres d’un groupe dont le comportement sexuel était susceptible d’enfreindre un certain idéal de chasteté sexuelle dans le mariage. Leur « vulnérabilité » a été réduite à sa manifestation au sein de modèles d’activité sexuelle.

Leurs réactions montrent que leur prise de conscience est beaucoup plus claire que celle des ONG au sujet des implications sociales qu’entraîne le fait d’être choisi comme bénéficiaire d’une éducation ciblée sur le sida. Les ONG ne pouvaient que répéter que personne n’était accusé. La plupart d’entre elles furent stupéfaites et frustrées que leur aide ne soit pas appréciée. La résistance de plusieurs groupes cibles est, je crois, un indice important des implications sociopolitiques du fait de présenter la prévention du sida sous la forme familière d’un programme de développement. Plusieurs ONG de l’AmFAR ont rencontré de la résistance parce que les gens savaient que l’éducation sur le sida faisait partie d’un « projet » et, comme je l’ai mentionné, être identifié comme ayant besoin d’un projet c’est être identifié comme différent, en quelque sorte, de ceux qui avancent le projet. En d’autres circonstances, les gens adhèrent souvent au projet parce qu’il apporte des bénéfices et du soutien. Ils sont désireux de voir leurs conditions de vie converties en un symbole public du sous-développement népalais parce que cela les relie à un réseau de ressources et d’institutions puissantes. Dans le cas des programmes de prévention du sida, les efforts menés par les ONG ont été stigmatisants pour leurs bénéficiaires précisément en raison de la logique et de la rationalité du développement : recevoir de l’éducation sur le sida signifie que votre comportement sexuel se trouve sur la liste des problèmes publics, que vous êtes exposé publiquement non pas parce que vous avez besoin de médicaments, de semences, ou d’eau potable, mais plutôt à cause de votre soi-disant laxisme moral.

De façon instinctive, les ONG ont trouvé les moyens de nuancer leur approche. Leur personnel a rapidement appris à dire qu’« on » avait éventuellement besoin de cette information au lieu de « vous en avez besoin ». Dans le programme de formation, les discussions sur le VIH et l’utilisation du condom ont ainsi été conçues dans une perspective de « formation entre pairs », de façon à ce que les personnes formées deviennent à leur tour des formateurs. Mais même ainsi, on a eu tendance à être plus attentif à certains groupes cibles. En fait, la distance sociale entre le personnel des ONG et les groupes visés a déterminé qui aurait besoin de condoms. C’était tentant en effet pour les élites, si polies fussent-elles dans leurs rapports personnels avec les gens, d’envisager, par exemple, que les femmes de castes inférieures ou de certains groupes ethniques « risquaient de devenir des travailleuses du sexe ». D’ailleurs, une ONG régionale ancrée dans une communauté, appelée SAFE, a montré à quel point elle était consciente des conséquences que l’on pouvait éprouver à être visé par les interventions sur le sida. SAFE travaillait avec un groupe de caste inférieure, les Badi du Népal de l’Ouest, au sein duquel plusieurs familles tirent leur subsistance du travail du sexe pratiqué par les plus jeunes femmes. La plupart des membres du personnel de SAFE sont eux-mêmes des Badi ou appartiennent aux castes inférieures. SAFE note :

Il y a beaucoup de préjugés contre les Badi. On ne peut les éduquer à propos du VIH/sida, toute la société doit être impliquée. On reproche aux Badi d’introduire le VIH au Népal, même ceux qui devraient être plus informés l’insinuent — comme l’a fait un représentant d’ONG lors d’un rassemblement à la frontière. Plus on pourra éduquer le public en général et impliquer particulièrement les leaders locaux, les travailleurs sociaux, les journalistes et la police, plus tout le monde comprendra le vrai risque. Lors des sessions d’éducation, on souligne que les Badi sont très conscients du VIH/sida, mais que leur problème est de motiver certains groupes de clients, comme la police, à utiliser le condom. Les Badi se sentent plus sûrs d’eux lorsqu’on fait de l’éducation générale. Si les Badi sentent qu’on les pointe du doigt ou qu’on fait des pressions afin qu’ils arrêtent de pratiquer le travail du sexe, ils sont moins désireux de participer.

SAFE, dans Hannum 1997 : 110

La plupart des ONG ont fait face à la résistance des populations visées en « apprenant » des façons de détourner, déguiser ou déplacer la raison réelle de leur intervention auprès de ces groupes. Le commentaire de SAFE nous fait penser qu’on doit être attentif à la complicité même des ONG dans la création d’un environnement de stigmatisation et de reproche[8].

Les programmes destinés aux travailleuses du sexe montrent de façon frappante le glissement qui s’opère entre le fait de cibler et la discrimination (Pike 1999). De toutes les cibles visées par les programmes, ce sont les travailleuses du sexe qui ont été le plus explicitement interpellées au sujet de leur propre conduite sexuelle. On ne sait pas au juste si les travailleuses du sexe devaient être contactées parce qu’elles étaient en danger en raison du sida ou parce qu’elles constituaient un danger pour les autres. « Travailleuses du sexe » est une étiquette introduite au Népal par les donateurs internationaux, tels que l’AmFAR, comme une façon plus neutre de parler des femmes autrement appelées beshya, ou plus vulgairement randi en népalais. Même si le terme anglais (sex worker) est rapidement devenu une partie du jargon des ONG, sa soi-disant neutralité morale ne s’est pas facilement imposée. Les prostituées étaient déjà stigmatisées comme source du sida au Népal bien avant que les programmes de prévention n’entrent en scène. Les travailleurs des ONG ont même dit à Hannum que « certaines personnes croient que le VIH peut être transmis seulement par des relations sexuelles avec une travailleuse du sexe » (1997 : 107).

Le généreux but de prévention de la maladie a engendré de nouvelles tactiques de surveillance. Encore une fois, cela ressort plus fortement chez les groupes cibles les plus vulnérables. « Il a été difficile pour nos pairs éducateurs villageois d’identifier les travailleuses du sexe », relate une ONG. Quand les ONG ont entrepris d’identifier les « travailleuses cachées du sexe », elles ont très rapidement trouvé, à leur grand étonnement, qu’un très grand nombre de femmes peuvent tomber dans cette catégorie. Cette catégorie de « travailleuses cachées du sexe » est extrêmement élastique puisque la distinction entre la « femme au foyer » (catégorie utilisée dans le discours népalais sur le sida pour désigner les femmes dont on ne remet pas en question la vertu sexuelle) et une « travailleuse du sexe » réside dans le fait que n’importe quelle action des femmes dans le domaine sexuel peut être jugée comme immorale. Le poids de ces étiquettes affecte différemment les femmes selon la classe et la communauté ethnique. Même si la classe se combine avec la caste et l’ethnicité dans une complexité qui empêche toute généralisation, cela vaut la peine de noter que les Hindous de la caste supérieure — qui dominent les institutions chargées de la prévention du sida (Liechty 1996) — et de la classe moyenne font partie des plus fanatiques quant à la décence sexuelle des femmes comme site du ijjaat familial (l’honneur).

La plupart des choses que les ONG ont dit avoir apprises sont des techniques pour leurrer les bénéficiaires visés et pour déjouer leur indifférence. Certaines ont proposé des camps généraux de santé parce que « si on dit “camps de MTS”, personne ne viendra » (BPMHF, dans Hannum 1997 : 70). Les participants, quelle que soit leur préoccupation quant à la santé, recevaient de l’information sur le VIH. L’idée du programme de prévention était, bien entendu, d’arriver sur les lieux avant la crise, avant que le sida ne devienne un problème généralisé. Les ONG ont cherché des compromis pratiques entre le programme conçu par le donateur et les aspirations de bénéficiaires visés. Les ONG ont reconnu cette contradiction en concevant des stratégies pour offrir quelque chose dont elles savaient que la population était désireuse et aussi pour leur glisser ce qui risquait de se heurter à l’indifférence ou à l’hostilité. Il est inquiétant de constater que les ONG qui ont tenté d’offrir des cliniques sur place ou des soins médicaux ont dû abandonner parce que la demande a dépassé leur capacité. La décision de ne pas offrir de services de soins de santé primaires fut réaliste dans les circonstances, mais cela témoigne du fossé entre des besoins locaux profonds et les solutions limitées que des projets comme ceux de l’AmFAR peuvent offrir. Les classes d’alphabétisation, meilleur marché et plus faciles que des services complets de santé, sont devenues le moyen favori pour aborder la vulnérabilité contextuelle.

Dans le contexte général de développement népalais, les médicaments et les classes d’alphabétisation balisent les rapports de patronage ; même s’il y a un réel besoin, ils constituent des symboles de développement. L’offre et la demande de ces services sont surdéterminées par leur valeur comme marqueurs de développement dans les rapports patron-client et au sein des politiques partisanes (Leve 1999). Les ONG ont aussi privilégié les classes d’alphabétisation parce qu’elles ont vu cela comme une condition pour comprendre l’information sur le sida qu’elles fournissaient. Les ONG ont en effet découvert qu’il est difficile d’informer des personnes illettrées sur le sida, non seulement parce qu’elles ne savent pas lire, mais surtout parce qu’elles n’ont pas acquis le vocabulaire utilisé pour expliquer le sida.

Tandis que l’alphabétisation était considérée comme la clé pour la conscience et l’empowerment, la « génération de revenus » devenait la solution normale contre la pauvreté. Les ONG voyaient dans la pauvreté une condition reflétant un manque de possibilités plutôt que le résultat de rapports structuraux et on y a vu la cause du trafic des filles, de la migration laborieuse et de la prostitution. Les ONG financées par l’AmFAR avaient peu d’expertise dans le développement économique rural en soi. Elles trouvèrent des projets (habituellement de la production artisanale à très petite échelle, proposée sans aucune étude de marché) qui leur semblaient, en tant qu’agents extérieurs, avoir du potentiel, et elles furent consternées devant le peu d’enthousiasme des populations locales.

À la grande surprise des ONG visant les travailleuses du sexe, il s’est avéré que la prostitution était beaucoup plus rentable que n’importe quelle autre activité menée par ces femmes. La plupart des projets générateurs de revenus ont été conçus pour les femmes badi.

On a donné de la formation en couture et en soins de beauté aux femmes badi, mais pour le moment, on ne peut parler de programmes générateurs de revenus. Si on compare au métier du sexe, il y a peu de revenus. On pensait d’abord qu’elles pourraient changer de profession. On pense maintenant que non, mais elles ont peut-être moins de partenaires.

ICH, dans Hannum 1997 : 118-119

Les ONG en sont venues à voir les petits prêts et la formation en couture comme une forme de « réduction des dommages » dans le contexte d’une interdépendance familiale dont le poids repose sur les jeunes femmes badi célibataires. Parmi les Badi, la perspective de revenus différents a occasionné un ensemble complexe d’exigences morales autour du travail des femmes au sein d’un champ d’action économique qui demeure encore limité[9]. Un commerçant badi a tenu à se distancer des autres lorsqu’il a dit à Hannum :

Cette boutique est suffisamment rentable pour moi et ma femme de même que pour ma fillette. Mais même si je n’avais pas cette boutique, je n’enverrais personne dans le travail du sexe. Je trouverais un autre travail. Je hais cette affaire. C’est socialement inacceptable, et c’est pour cela que notre communauté a été dominée et exploitée.

Hannum 1997 : 118

Une ONG rapporte que :

Les hommes badi nous ont dit : « Monsieur, vous venez toujours ici et vous parlez à nos filles et pas à nous. Pourquoi ne nous appuyez-vous pas ? Si nous pouvions gagner plus d’argent, les filles seraient en mesure de ne pas s’engager dans cette affaire ». Ils sont intéressés à recevoir une formation professionnelle et ils mentionnent la menuiserie, l’électricité, ou la plomberie.

ICH, dans Hannum 1997 : 119

Ces citations indiquent que la distribution du pouvoir au sein des maisonnées produit des pressions morales et économiques sur les femmes. Aucune des ONG travaillant avec les Badi n’a rapporté avoir appris quelque « leçon » que ce soit à ce propos. Face à la prostitution et au trafic des filles, les ONG ont plutôt proposé de renforcer la famille patriarcale sur le modèle de celle de la caste supérieure de classe moyenne. Un ensemble spécifique d’attentes à propos de la conduite des femmes a influencé la façon de réfléchir sur le travail du sexe. Dans certaines communautés, les femmes font du commerce, tiennent des boutiques de thé, se déplacent librement ; on tolère une discrète exploration sexuelle prémaritale et elles disposent d’une certaine latitude dans le choix de leur partenaire conjugal. Ces femmes sont particulièrement susceptibles d’être traitées comme des travailleuses du sexe « potentielles » ou « cachées » parce qu’elles apparaissent aux travailleurs hindous des ONG (provenant de la caste supérieure et de la classe moyenne urbaine) comme exceptionnellement directes, indépendantes, sans détour et, par déduction, sexuellement libérées. La conclusion tirée par les ONG a été que ces femmes devraient être mieux protégées par leurs hommes et plus fermement maintenues dans la sphère domestique (voir Joshi 1999).

Que devons-nous penser de cet enthousiasme à aborder la vulnérabilité au VIH par le biais de l’alphabétisation et des projets générateurs de revenus ? Mann et al. (1994) soutiennent que même de petits changements peuvent avoir un impact sur la santé des personnes concernées. L’importance des inégalités sociales ne devrait pas être une raison de se dérober. Les programmes de prévention du sida peuvent, comme l’explique Hannum :

[…] fonctionner de concert avec les autres ONGI et les ONG qui ont acquis de l’expertise et ont un engagement envers le développement économique. Les programmes qui intègrent des éléments de VIH dans un contexte plus large de développement abordent la vulnérabilité d’une communauté au VIH, et ils sont aussi très susceptibles de recevoir du financement.

Hannum 1997 : 172

Mais le « contexte plus large de développement » est traité ici comme une sphère apolitique, et le « développement » lui-même est invoqué comme un bien allant tellement de soi qu’il n’a pas besoin d’être davantage expliqué. Le fait d’aligner les efforts de prévention du sida sur le développement dans ces termes limite déjà les aspects du contexte sociétal à discuter en relation avec le VIH. De toute évidence, on laisse de côté la question de savoir si l’intégration plus étroite dans le système capitaliste mondial — but indirect de la plupart des efforts de développement — favorise ou non les populations déjà pauvres et marginalisées du Népal. Le fait d’invoquer le développement signifie que l’on pose certains buts, même si ceux-ci sont nuancés par l’attention portée à la participation et aux besoins locaux. Ferguson (1994 : 256) a qualifié l’industrie du développement de « machine antipolitique » qui, « à travers l’effet idéologique de la dépolitisation de la pauvreté et de l’État », est capable de créer l’illusion que les opérations politiques ne sont pas du tout politiques.

En proposant des classes d’alphabétisation comme moyen de donner du pouvoir aux gens et des projets générateurs de revenus pour leur procurer des options économiques, les ONG financées par l’AmFAR ont « trouvé » la stratégie même qui avait été systématiquement vendue par les principaux donateurs dans le contexte des stratégies néo-libérales de développement axées sur le marché[10]. Elles sont par conséquent restées fermement au sein du courant principal de l’industrie du développement et n’ont que faiblement contribué à l’avancement de la compréhension des facteurs réels affectant la vulnérabilité de certaines communautés au VIH. Les raisons pour lesquelles les gens deviennent des travailleurs itinérants ou des travailleuses du sexe, les espoirs et les aspirations qui en émergent, leurs expériences, les innombrables façons de naviguer entre les possibilités et les contraintes, tout cela est réduit dans une vision économique étroite de la pauvreté comme unique raison pour laquelle les gens deviennent des « travailleurs migrants » ou des « travailleuses du sexe » (Porter 1997). La façon d’expliquer la vulnérabilité sociale détient ce que Porter appelle une qualité de singularité : elle tend toujours à réduire les vies en une seule, à aplatir les caractéristiques de l’identité, forçant la « réalité à correspondre au modèle comme les pieds des vilaines soeurs qu’on tentait de faire entrer dans la pantoufle de verre de Cendrillon » (Reid, dans Porter 1997 : 218). Quand la « pauvreté » et le « manque d’éducation » sont les oripeaux de taille universelle qui recouvrent plusieurs conditions sociales et expériences de marginalisation, fournir du « revenu » et de l’« alphabétisation » devient la solution souple tout usage qui réaffirme le pouvoir des institutions de développement elles-mêmes. Cette approche efface les rapports structurels de pouvoir et de production, tout autant que les idéologies de caste, ethniques et de genre qui produisent des inégalités. C’est la carence de revenus et d’éducation dans les groupes visés par la prévention du VIH qui devient un « problème », non pas les actions des gens d’affaires de l’élite ou des propriétaires fonciers, des leaders politiques, des décideurs de l’État, des donateurs étrangers. Ces derniers groupes sont exempts du « problème du VIH ».

Conclusion

Les activistes du sida ont longtemps été inquiets des politiques sous-jacentes aux réponses vis-à-vis du sida. Beaucoup d’attention a été consacrée aux façons dont certaines formes de représentation du problème ou des solutions marginalisent davantage ou stigmatisent les plus vulnérables. Étrangement, on n’a cependant pas beaucoup réfléchi aux répercussions politiques de fondre la prévention du sida avec les activités de développement dans les pays du Sud. Les invitations à lier les questions du sida aux luttes populaires placent les activités des experts du sida au beau milieu d’un réseau d’alliances et de programmes internationaux. Les invocations des objectifs d’« empowerment », de « mobilisation communautaire » et d’amélioration des conditions économiques peuvent concilier plusieurs intentions politiques, même contradictoires, puisque toute personne impliquée dans une telle chose que le « développement » peut se réclamer de ces idéaux.

Écrivant sur les effets politiques non voulus des programmes de prévention du VIH/sida menés par les ONG au Myanmar au début des années 1990, Porter (1997 : 231) signale que les « frontières entre un ensemble d’intérêts politiques et un autre ne sont pas immuables ». Les catégories de groupes à risque utilisées pour comprendre les façons dont le VIH entre dans la vie des gens sont « traduisibles » en d’autres catégories qui servent des buts différents. Et même si ces catégories peuvent avoir été élaborées pour aider et donner du pouvoir, elles peuvent facilement converger vers d’autres intérêts politiques pour limiter, surveiller et gérer les vies vécues à la marge du contrôle d’État. Les perspectives macrosociologiques sur le VIH/sida élargissent le champ des questions considérées comme pertinentes pour l’épidémie. Elles nous poussent à reconnaître les facteurs systémiques, tels que la pauvreté et la discrimination, qui intensifient la probabilité de la transmission du VIH. Cette perspective, avec son insistance sur les modèles de vulnérabilité plutôt que sur les actes individuels et leurs risques, est extrêmement importante en ce qu’elle place les politiques de santé au premier plan des discussions sur le sida. Ce que j’ai essayé de montrer dans ma discussion du programme de l’AmFAR au Népal, c’est avec quelle facilité les catégories utilisées pour parler des politiques de santé peuvent changer de trajectoire, et être intégrées subrepticement dans des projets de gestion du développement pour lesquels d’autres projets politiques sont susceptibles d’avoir la priorité.

Contrairement aux objectifs d’apprentissage et de réaction de l’AmFAR à propos des besoins communautaires, la compréhension du sida qui a émergé du travail des ONG a renforcé les stéréotypes sur les conditions des populations et a consolidé la légitimité des interventions des étrangers. Il est vrai que certaines ONG ont acquis des compétences importantes et que la connaissance sur le sida est devenue plus généralisée ; il est probable que certaines activités de prévention ont réellement contribué à empêcher un certain nombre d’infections au VIH. En même temps cependant, le sida est vraiment devenu un problème à traiter selon les canaux familiers du développement, de la façon habituelle. J’ai soutenu ici que c’est une erreur de considérer les ONG — ou pour les ONG de se considérer elles-mêmes — simplement comme des agents transparents qui livrent de façon opportune des programmes de prévention du sida aux communautés locales. Les ONG font partie intégrante du contexte sociétal dans lequel elles travaillent. De façon similaire, le développement n’est pas simplement un but pour le changement social, mais il est aussi un milieu politique.

Article inédit en anglais traduit par Marie France Labrecque