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Introduction

Les espaces souterrains du transport en commun ferroviaire de Montréal – le métro – peuvent être bruyants, sales et inhospitaliers. Conçus pour que la population se déplace rapidement et efficacement dans la ville, ces lieux se caractérisent par-dessus tout par leur éphémérité spatiale et temporelle. Si les systèmes de transport de masse sont souvent perçus comme sales et inhospitaliers, ils peuvent également être des lieux de socialité et d’engagement créatif (Augé 1986). Les musiciens et autres artistes ambulants – aussi appelés « buskers »[1] – qui performent dans ces espaces pourraient se trouver à favoriser davantage les occasions de rencontres sociales et d’échanges (Tanenbaum 1995). Les musiciens de rue doivent à la fois composer et négocier avec les contraintes et les possibilités associées aux caractéristiques matérielles de ces espaces, en particulier en matière d’acoustique. Par leurs pratiques et relations avec les passants, ils rendent manifeste la composition sociale de l’espace urbain. L’espace est un site relationnel qui produit et reproduit des réalités sociales, politiques et économiques (Lefebvre 1991). L’architecture urbaine et l’appareil réglementaire guident, permettent et contraignent l’action, alors que les infrastructures de la ville « nous forment en tant que sujets non seulement sur le plan technopolitique, mais aussi par la mobilisation de l’affect et des sentiments de désir, de fierté et de frustration[2] » (Larkin 2013 : 333), ce qui suggère une interrelation fondamentale entre, d’une part, la perception sensorielle et l’imagination et, d’autre part, les conditions matérielles par lesquelles cette perception et cette imagination sont vécues et exprimées. L’étude de l’expérience acoustique doit tenir compte, par conséquent, du rôle participatif des objets et des matériaux dans la façon dont les sons sont produits, perçus, interprétés et reproduits.

Au cours de l’été 2016, j’ai recueilli des données sur le terrain auprès de musiciens de rue dans les stations et couloirs du réseau de métro de Montréal. J’ai consacré de longues périodes à l’observation, parlé avec des douzaines de musiciens (conversations informelles et entrevues semi-dirigées) et produit des enregistrements audio et vidéo de performances musicales. Par cette recherche, je désire illustrer comment les caractéristiques spatiales et acoustiques des emplacements où se produisent les musiciens de métro influencent leurs pratiques. L’examen de leurs stratégies musicales et spatiales – plus précisément leur capacité à s’adapter aux caractéristiques acoustiques d’espaces particuliers – me permet de démontrer la nature variée et improvisée de la musique dans le métro et d’illustrer que l’artiste de métro ne peut être défini en fonction d’un « archétype » circonscrit et universel ou d’une profession, encore moins en fonction d’une identité. En concevant la musique de métro comme un ensemble de pratiques évoluant selon le lieu de performance, le musicien ambulant peut être considéré comme un acte d’agencement qui ne peut réellement être compris que dans l’action. Enfin, en plaidant pour le recours créatif à la production audiovisuelle dans la recherche ethnographique, je dégage certains parallèles entre les pratiques issues des technologies qu’adoptent l’artiste de rue et l’ethnographe.

Corps, espace, son

J’adopte une perspective phénoménologique, selon laquelle l’expérience et la conscience émergent non seulement dans le corps et les interactions qu’il a avec l’espace et les autres individualités (Merleau-Ponty 2012), mais par le corps et ces interactions. Dans la tradition anthropologique, le corps et la perception sensorielle sont à la fois sujets d’analyse (Howes 2003) et véhicules de recherche (Jackson 2013). Fidèle à cette tradition, je m’inscris dans la lignée de la pensée de Csordas en écartant « l’hypothèse selon laquelle les phénomènes de perception sont dits représentationnels (subjectifs) et les phénomènes de pratique, comportementaux (objectifs) » (Csordas 1990 : 34) et selon laquelle nous pouvons faire une nette distinction entre le subjectif et le social. Je décris ici la relationalité du musicien de rue en matière d’espace et d’acoustique de performance, de perceptions et de stratégies de l’artiste, d’influence des passants et de contraintes et de possibilités du lieu. Cette démarche « d’assemblage » suggère de comprendre les pratiques des musiciens de métro comme un acte d’agencement de divers éléments aux rôles actifs, changeants et inégaux qui convergent vers (et par) le corps du musicien. Ce corps lui-même ne fait pas qu’être ; il est un moteur d’action créative qui se génère lui-même. Les conditions de possibilités du corps sont largement définies par l’espace sociophysique dans lequel il se meut. Inversement, l’espace est reproduit par les actions d’individus réels – en ce sens, l’espace et le corps sont coproductifs. Ainsi, l’espace et les actions sont à la fois producteurs et produits de l’un et l’autre (Lefebvre 1991).

Bien que la façon de ressentir le monde et le sens de ces sensations soient inextricablement liés aux normes sociales et au cadre culturel d’un temps et d’un lieu donnés (Howes et Classen 2014), ceci ne suggère pas une équivalence sensorielle ou expérientielle entre les corps. Si la connaissance du monde varie d’une personne à l’autre, il est nécessaire de considérer chaque corps individuel et sensible comme un tout. Ce fait suggère que, en ce qui concerne l’expérience acoustique, notre localisation sociale et nos capacités physiques sont incarnées et exprimées dans l’écoute et la production sonore. Ainsi, bien que les « oreilles soient le principal “organe” de l’ouïe, une personne écoute avec son corps entier » (Ihde 2003 : 66). En outre, chaque corps possède ses propres et uniques caractéristiques le différenciant des autres. Les os conduisent les ondes sonores (les osselets de l’oreille interne de toute évidence, mais aussi plusieurs autres os du corps) ; la cage thoracique peut agir comme une membrane acoustique ; et la tête, les épaules et la poitrine produisent des réflexions sonores et des ombres acoustiques, influençant ce que nous entendons et comment nous l’entendons (Rumsey et McCormick 2009). Par conséquent, notre audition est teintée par notre corps et notre position dans l’espace. Le sens des sons est toutefois culturellement acquis (Bijtetersveld 2012). Le sens et la perception comme le corps et l’espace font partie intégrante du monde sonore du musicien ambulant, de la même façon que pour Salter « la ville en tant qu’entité architecturale-acoustique démontre l’association inséparable entre la perception et la matérialité » (Salter 2015 : 65).

Au-delà d’une réception passive d’information en provenance du milieu environnant, l’audition est un processus relationnel de coproduction entre l’espace et un être sensible et réflexif. En nous déplaçant, notre position par rapport aux surfaces réfléchissantes change, au même titre que les signaux sonores, tandis qu’en absorbant et en émettant le son, nous modifions à notre tour la structure du champ sonore. Les sons que nous entendons contiennent de l’information à la fois sur leur source et sur l’espace dans lequel ils se propagent (Gibson 1966). L’étude du son en tant qu’expérience sociocorporelle nécessite de prendre en compte un contexte culturel et un environnement physique plus larges, comme le démontre Feld (1996) dans ses travaux précurseurs d’acoustémologie menés à Bosavi. Les musiciens de métro ne possèdent peut-être pas la capacité de compréhension sonore complexe et le langage spécialisé des Kaluli, mais ils font généralement preuve d’un ressenti interprétatif envers la relation entre l’espace et la performance et ils adaptent leurs pratiques en conséquence. Fait significatif, les technologies musicales (instruments et, dans certains cas, amplificateurs ou autres appareils) sont au coeur non seulement de la production musicale, mais de la façon dont les musiciens s’adaptent à des espaces précis et les modifient. Sur ce point, en faisant appel au concept d’« ethnographie transductive » de Helmreich (2012), je perçois des parallèles entre l’acte corporel-technologique des musiciens ambulants et l’utilisation de la production audiovisuelle dans la recherche ethnographique. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’objet central de cet article, je souligne le potentiel créatif de l’édition et de l’enregistrement audiovisuels pour mettre l’accent sur une compréhension de l’ethnographe certes en tant qu’enregistreur et interprète, mais aussi en tant que chercheur-créateur (Boudreault-Fournier et Wees 2017).

Acoustique souterraine

Dans les profondeurs de la ville, il est facile d’oublier à quel point le métro est directement relié à la vie en surface. C’est un espace que l’on sent comme décalé et décalant. Pourtant, à force de se familiariser avec les stations et leurs emplacements dans la ville, les utilisateurs du métro développent une carte interne du monde souterrain par rapport au monde en surface. Une carte est habituellement une représentation plane de la réalité. Or, les utilisateurs du métro conçoivent la ville comme un espace en surface qui s’étend en profondeur et s’élargit latéralement – une ville parallèle où l’on peut se fier davantage au son et à une conscience corporelle du mouvement et de la profondeur qu’au visuel. Le mouvement et l’éphémérité définissent en fait les caractéristiques du métro. Tout autour, l’espace et le temps sont en mouvement : les trains suivent les horaires et les rails, les voyageurs, employés de la Société de transport et itinérants suivent leurs propres trajectoires, les musiciens ambulants font leur tournée et la musique (le son) se déploie temporellement et spatialement dans un processus relationnel qui donne voix aux particularités d’une suite de moments représentant la condition même de son existence. Le son, tout comme la musique de métro en soi, devient alors un processus d’assemblage social et matériel qui révèle ou rend compréhensible un ensemble participatif composé d’agents humains et matériels : musiciens et passants, instruments et oreilles, trains et systèmes de sonorisation, escaliers roulants bruyants et participation acoustique des carreaux, du verre, du ciment et de l’acier.

Même s’il semble être une sorte d’univers en soi, le métro fait partie intégrante de la ville. Chacune de ses stations a ses propres particularités et un lien personnalisé avec le monde en surface. Celles du centre-ville sont achalandées de jour comme de nuit (avec un degré d’activité variable), tandis que celles des zones plutôt commerciales ou industrielles sont plus calmes, mais s’éveillent aux heures de pointe. Chaque station a été conçue par un cabinet d’architectes différent et possède un design unique, un caractère propre[3]. La proximité d’entreprises, d’établissements d’enseignement et d’organisations culturelles tout comme l’unicité de chaque quartier – dont certains sont à l’image des associations ethniques et culturelles distinctes qu’ils accueillent (Montréal compte sa propre histoire culturelle et de nombreuses communautés immigrantes différentes) – donnent une coloration particulière à la ville souterraine et influencent les lieux de performance des musiciens. Bien au fait de cette réalité, les artistes adaptent leurs pratiques en conséquence et modifient à leur tour le caractère d’une station donnée en ajoutant une autre couche à la texture sonore de l’espace souterrain. Car si le métro est un espace où le sens du lieu, de l’emplacement physique, se transforme et prend des qualités particulières, c’est aussi un lieu où l’expérience acoustique est nettement différente de celle en surface. Cette expérience se distingue par sa réverbération omniprésente, caractéristique du monde souterrain (Labelle 2010), qui peut améliorer ou gêner les performances des musiciens selon l’instrument et le répertoire choisis, les qualités sonores particulières d’un lieu donné et la présence (ou l’absence) de voyageurs. La réverbération révèle de multiples surfaces et lieux de perception, soulignant l’aspect collectif et social de l’expérience acoustique (Augoyard et Torgue 2005 : 115). Une masse de corps en mouvement dans un espace clos transforme son caractère acoustique ; en modifiant l’espace sonore de la performance musicale, les passants prennent part activement à l’acte musical.

Figure 1

Lieu de performance à la station Assomption, identifié par l’image d’une « lyre »

Lieu de performance à la station Assomption, identifié par l’image d’une « lyre »

La disposition spatiale de cet endroit est presque idéale : dans l’élargissement d’un couloir, à mi-chemin entre les escaliers menant à la surface et ceux descendant vers la station. Or, le bruit de bourdonnement constant émanant d’une grande sortie de ventilation à la droite du signe de la lyre est une nuisance acoustique non négligeable qui fait hésiter les musiciens ambulants à utiliser cet endroit.

Crédit photo : Nick Wees, 2016

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La réverbération transmet beaucoup d’information sur un espace (taille approximative et composition matérielle) et notre emplacement dans celui-ci. En parcourant un espace, nous acquérons une plus grande conscience acoustique (Rodaway 1994). Les différents matériaux de construction rigides et réfléchissants (béton, carrelage, etc.) et la conception architecturale (longs couloirs, vastes halls voûtés, cages d’escalier profondes, etc.) génèrent divers degrés de réverbération et différentes qualités tonales, ce qui témoigne de la participation productive des objets et des matériaux dans ce qui est, dans le cas de la performance et de la perception musicales, une expérience fondamentalement sociale (Schutz et Kersten 1976). Ce fait suggère une « contribution matérielle » de l’infrastructure (Dominguez Rubio 2016) qu’il est nécessaire de considérer en plus des actions humaines dans l’expérience acoustique souterraine. Un écho, en tant que répétition déclinante d’un évènement, n’est « rien sinon historique » (Smith 2015 : 59). Pourtant, l’écho est ici également une caractéristique essentielle de la performance, la situant dans un temps et un lieu présents. Tous ceux qui circulent dans les espaces réverbérants du métro contribuent à son caractère sonore. Les musiciens de rue le font néanmoins de manière unique en transformant le flot d’allées et venues sociales et matérielles sous la ville. Le busking est, d’une part, une performance individuelle et, d’autre part, un processus de rapprochement, un acte d’agencement qui lie la perception sensorielle, les états mentaux internes, les procédés sociohistoriques et la matérialité des éléments du monde tel que nous le trouvons (DeLanda 2006). Le busking, en tant qu’ensemble de pratiques, évoque une subjectivité dispersée, toujours incomplète, qui se fait et se défait continuellement (Biehl et Locke 2010). Il est donc nécessaire de considérer les espaces de performance ainsi que le corps performant.

Les musiciens de métro

Que l’espace physique ne soit pas strictement déterminant quant à la façon dont les individus l’utilisent et s’y rapportent est clairement démontré par les façons variées dont les musiciens s’engagent dans les espaces du métro. Certaines tactiques incluent la façon de se positionner par rapport à l’espace environnant et aux passants ; la position du boîtier de l’instrument, du chapeau ou autre réceptacle prévu pour les dons ; les choix musicaux et l’adaptation de la performance à des espaces particuliers. Les spécificités des pratiques des buskers sont aussi variées que leurs motivations et leurs compréhensions de soi, ce qui appuie le concept de busker en tant qu’acte d’agencement plutôt que profession, identité ou sujet limité et délimité. Ce qu’est un performeur de métro ne peut être conceptualisé efficacement que par la considération de son existence à l’intersection de nombreux facteurs sociaux, matériels et personnels (c’est-à-dire spécifiques aux musiciens individuels). L’acte d’être performeur public se déroule dans une pratique vécue d’une manière qu’on retrouve dans la perception sonore et l’expérience acoustique : un acte jamais complètement fixé ou délimité, socialement produit (avec des contraintes inhérentes) et individuellement réalisé (singulier dans ses myriades de manifestations concrètes), se déployant dans l’espace et le temps et motivé par des désirs et des compréhensions variés, entre individus et au sein même des individus. L’un des participants a décrit l’acte de performeur public comme une « sorte de répétition », notant son caractère d’improvisation en matière de répertoire et de tactiques de performance individuelle. C’est une pratique qui, comme la performance musicale (et comme la vie quotidienne elle-même), est « toujours en devenir », un produit de sa propre activité (Ingold 2013), qui situe les spécificités de la pratique et de la compréhension subjective dans des processus sociaux et matériels plus larges.

Gagner leur pain n’est pas tout ce qui meut les musiciens de rue, fait corroboré par les écrits sur le sujet (entre autres Tanenbaum 1995 ; Green 1998 ; Marina 2016) et par mes travaux sur le terrain. Certes, l’argent est un aspect central de la relation d’échange initiée par les musiciens, mais la reconnaissance et l’appréciation ne se mesurent pas uniquement en dollars. Selon un participant, « on ne peut jouer que pour l’argent, on doit aussi vraiment aimer ce qu’on fait », ce qui met en lumière cette récompense immatérielle qui contribue à entretenir la flamme des musiciens pour cette activité. Bien que ces récompenses impliquent des moments de socialité, il y a, invariablement, un aspect matériel à ces rencontres sociales. Les participants s’entendent sur un fait : dans une certaine mesure, le sentiment d’échanger avec les passants et la possibilité d’embellir un espace public sont au coeur de leur compréhension du busking. Il s’en dégage une profonde impression de contribuer à rendre agréables des lieux généralement considérés comme inhospitaliers. Certains décrivent cette activité comme la possibilité de donner au public et de participer, voire d’initier un processus de don/contre-don, faisant écho au concept de don que Mauss (1967) définit comme un circuit de relations sociales plutôt que simplement matérielles. Alexander Shattler[4] (un danseur et seul participant non musicien) a parlé de saisir le « rythme des gens qui passent... tu es directement dedans... tu peux en quelque sorte changer [les rythmes] », suggérant comment ces performeurs peuvent rediriger les flux de circulation et initier de nouvelles trajectoires d’échange. Le busker instaure un espace public de rencontre qui ouvre de nouvelles trajectoires de circulation sociale et matérielle – un « espace-temps liminal » (Bywater 2007), c’est-à-dire transitionnel et transformateur, centré sur le corps performant et émanant de celui-ci. FX, un autre participant, croit que les artistes ambulants, tous genres confondus, répondent à un besoin public : « C’est plus qu’un besoin matériel, [on] produit quelque chose qui est juste là : un spectacle vivant ». La performance artistique publique peut être comprise ici comme une situation consciemment construite qui entraîne en accéléré de nouvelles relations sociales et matérielles (Sansi 2015).

Figure 2

Alexandra à la station Place-des-Arts

Alexandra à la station Place-des-Arts

Un moment de microrencontre sociale : un petit public s’est rassemblé autour d’Alexandra. Un homme laisse tomber de l’argent dans l’étui alors qu’Alexandra discute avec une famille qui s’est arrêtée pour l’écouter.

Crédit photo : Nick Wees, 2016

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La disposition spatiale d’un lieu de performance contribue à la performance (Boetzkes 2010), comme le font les règlements régissant où et quand peuvent avoir lieu ces performances, et justifie les moyens employés pour obtenir un tel emplacement. L’apparence et la disposition du chapeau ou de l’étui ainsi que le positionnement de l’artiste par rapport aux passants et à l’espace environnant témoignent du caractère coproducteur de l’espace, de la performance et de l’échange social. Fait significatif, cette coproduction joue un rôle clé dans l’expérience acoustique (Masson 2009). Les stations et couloirs souterrains sont souvent bruyants et sujets à une forte réverbération, ce qui peut, dans certains cas, réchauffer agréablement le son d’un instrument ou augmenter sa portée et dans d’autres, ternir le son ou l’égarer dans l’écho de l’espace souterrain. Plusieurs participants ont affirmé adapter leur performance en fonction des caractéristiques sonores de certains emplacements. De telles adaptations peuvent concerner le répertoire, l’utilisation d’amplificateurs ou de pistes d’accompagnement préenregistrées, les réglages de tonalité, de volume et d’orientation du haut-parleur (s’il y a amplification électrique) ainsi que le moment et le lieu de la performance. Certains musiciens remarquent que l’acoustique d’un espace change radicalement en fonction du nombre de personnes s’y trouvant : les corps émettent et absorbent à la fois le son.

Quiconque peut se produire dans le métro, mais seulement aux emplacements désignés par un panneau représentant une lyre stylisée. Face aux choix d’emplacements limités par ces contraintes bureaucratiques, les musiciens ambulants doivent tenir compte de multiples critères, comme les gains potentiels, les qualités sonores et le confort général d’un lieu ou simplement la proximité de la résidence ou du lieu de travail par rapport à l’emplacement. La plupart des musiciens de métro sont à leur compte, plusieurs ne se produisant que périodiquement. Le programme Les Étoiles du métro, dirigé conjointement par le Regroupement des musiciens du métro de Montréal[5] (qu’on pourrait presque qualifier de syndicat de musiciens) et la Société de transport, met en vedette des musiciens qui ont réussi une audition et payé un permis annuel. Des emplacements spécialement désignés sont réservés aux musiciens Étoiles. Bien que cela puisse sembler créer une hiérarchie parmi les musiciens de métro, les participants interrogés à cet effet étaient soit enthousiastes, soit indifférents quant à cet arrangement (qu’ils soient ou non membres du programme Étoiles). Pourtant, certains lieux sont très convoités et il peut être difficile d’y trouver un créneau horaire libre. En hiver, quand le mercure empêche les musiciens de se produire à l’extérieur, la concurrence pour les emplacements dans le métro augmente, d’autant plus que ceux situés près des sorties extérieures sont souvent trop froids pour s’y produire. Pour certains musiciens, une bonne visibilité et le confort en général d’un lieu sont tout aussi importants que l’acoustique de l’emplacement. Dans une certaine mesure, ces critères varient également selon l’instrument et l’utilisation ou non d’un amplificateur.

Technologies musicales

Il n’est pas rare que les musiciens ambulants utilisent l’amplification électrique. D’ailleurs, les équipements électroniques employés aux fins d’accompagnement musical se diversifient de plus en plus. Gérald Cabot, l’un des musiciens qui se sont battus dans les années 1980 pour légaliser le busking dans le métro, utilise l’amplification électrique depuis les débuts de sa carrière de musicien de rue. Une grande partie de son répertoire se compose de pièces instrumentales originales qui, sans amplification, ne s’adaptent pas très bien à l’espace bruyant du métro selon son expérience. Il est cependant ambivalent à propos de l’utilisation de pistes d’accompagnement. Il a récemment vu quelqu’un jouer dans le métro avec une piste préenregistrée qui sonnait « de loin… Wow ! Il est vraiment bon ! Mais, il faisait juste rentrer une note de temps en temps dans l’accompagnement ». On a assisté au cours des dernières années à une hausse spectaculaire de cette pratique, en grande partie à cause des progrès dans les technologies sonores numériques (coût réduit pour le consommateur, typique d’une production de masse accrue), ce qui est venu compliquer davantage la question de la définition d’une performance « légitime ». Les règles de la Société de transport sont plutôt vagues à ce sujet, stipulant qu’« il est permis d’exécuter une oeuvre musicale ou lyrique ou un autre type de spectacle dans une zone désignée à cette fin[6] », mais plusieurs musiciens croient qu’il y a certaines limites à ne pas dépasser. Plusieurs artistes affirment néanmoins que l’utilisation d’une forme d’accompagnement peut augmenter substantiellement les gains, ce qui indique une interrelation entre les motivations, la technologie et les stratégies de performance. Un musicien chevronné m’a dit avoir récemment commencé à utiliser une pédale de boucle (appareil à pédale servant à enregistrer une séquence de notes ou d’accords qui est ensuite jouée en boucle jusqu’à ce qu’on l’arrête en appuyant à nouveau sur la pédale), avec laquelle il est encore en train de se familiariser. Il préfère cette option à celle de jouer avec un autre musicien « parce qu’il peut être difficile de coordonner de manière fiable son horaire avec celui des autres ». Il ajoute que les musiciens peuvent être particulièrement indépendants d’esprit (opinion partagée par certains autres participants), « et certains gars ont... de gros ego, ou des problèmes d’ego ». Il ajoute en riant : « Nous sommes des musiciens ! ». Aussi autodérisoire et banale que puisse paraître cette affirmation, elle illustre comment les usages de la technologie interagissent avec les conceptions de soi et la réflexion subjective – elles-mêmes formes de pratique par lesquelles les gens se situent à l’intérieur de constellations sociales et matérielles plus larges.

Mis à part les considérations compréhensibles liées au nombre de passants et aux gains potentiels, certains musiciens trouvent tout simplement qu’ils sonnent mieux à certains endroits. « Tu apprends à t’adapter, m’a dit FX, mais l’important c’est : est-ce que le musicien se plaît dans le lieu ou non ? », ce qui illustre l’interrelation entre l’interprète, l’instrument et l’acoustique spatiale. Joseph Fox, qui joue du tambour d’acier (steelpan), estime que le son cuivré et légèrement distortionné de son instrument résonne plutôt bien dans le métro. Le son d’une trompette traverse le bourdonnement omniprésent des lumières, de la machinerie, des trains et des gens qui circulent et discutent. Or, pour un chanteur-guitariste jouant sans amplification, par exemple, un emplacement plus silencieux devient essentiel. D’un autre côté, Alexandra, une jeune femme qui étudie la musique folklorique traditionnelle québécoise, se soucie moins de l’acoustique environnante que de la possibilité d’amorcer un échange et de divertir. Un musicien professionnel qui interprète des Partitas de Bach m’a raconté que l’acoustique de nombreuses stations est semblable à celle d’une cathédrale, l’environnement acoustique précis pour lequel la musique qu’il interprète a été composée. Ben Evans affirme que le son de la station Square-Victoria-OACI (long corridor de briques débouchant sur une grande pièce sphérique s’apparentant à une chambre d’écho) offre beaucoup de basses fréquences. Il doit donc ajuster la tonalité de son amplificateur en conséquence. Mais lorsqu’il joue à la station Guy-Concordia, il doit changer de nouveau ses réglages afin d’éviter que sa guitare n’ait un son pauvre, sans rondeur.

Figure 3

Effem à la station Place-des-Arts

Effem à la station Place-des-Arts

Son amplificateur fait face au mur derrière lui, une tactique qu’il adopte face aux particularités acoustiques de cet endroit.

Crédit photo : Nick Wees, 2016

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Assis sur son petit amplificateur, Effem joue de sa guitare acoustique. À la station Place-des-Arts, il tourne son amplificateur face au mur derrière lui, autrement le son rebondit sur le mur à environ cinq mètres devant, sursaturant l’espace étroit. Or, s’il baisse simplement le volume, le son se noie dans le bruit ambiant lorsque plusieurs personnes passent en parlant. Cette configuration lui permet de s’entendre assez clairement tout en respectant les passants et les autres personnes présentes (comme les vendeurs à proximité et, surtout, les employés de la Société) en ne les soumettant pas à des volumes excessifs. FX, qui joue régulièrement au même endroit, tourne légèrement son amplificateur vers l’entrée du complexe Place-des-Arts et s’éloigne du guichet où, la journée durant, les travailleurs de la Société s’occupent des billets et orientent les gens dans la bonne direction. Si Effem dit aimer l’emplacement de la Place-des-Arts, il préfère l’emplacement de Berri-UQAM, où l’acoustique est bien meilleure. Il joue parfois à McGill, surtout l’hiver, lorsqu’il fait chaud dans la station. Mais il me raconte qu’il y a fréquemment des mendiants là-bas et qu’il a dû, à l’occasion, essayer de réveiller quelqu’un qui dormait, ou qui était ivre, à l’emplacement désigné pour les musiciens (dans une sorte d’alcôve). Et s’il ne peut pas les réveiller ? « Ben, qu’est-ce que tu veux faire ? », dit-il dans un haussement d’épaules. Ceci illustre l’étroite relation entre le métro souterrain et la ville en surface et souligne la vulnérabilité des artistes non seulement face aux gains qu’ils réussiront à amasser, mais également face à l’incertitude de pouvoir ou non performer.

Répertoire musical

Le répertoire d’Effem comprend principalement des pièces populaires qu’il interprète à sa façon. De nombreux passants répondent bien à son répertoire. Il recrute même parfois des élèves en musique de cette façon. Alors que pour certains le busking est l’occasion d’expérimenter et d’essayer de nouveaux morceaux, d’autres – ceux qui le font exclusivement, ou presque, pour l’argent – jouent consciemment les morceaux qui rapportent le plus. Quelques-uns (quoique rares) vont même jusqu’à jouer la même chanson – ou un passage précis d’une chanson – sans arrêt pendant une demi-heure ou plus : « C’est une pièce que tu répètes quand tu joues dans la rue. »[7], selon les mots d’un musicien entreprenant. Cette stratégie fonctionne parce que le public n’est présent qu’un instant et qu’il n’entend qu’une fraction de la pièce. Le busking et le métro se définissent tous deux principalement par leur éphémérité temporelle et spatiale. Quelques participants disent avoir composé des chansons dans le métro, inspirés par les expériences qu’ils y ont vécues. Certains musiciens cessent occasionnellement de jouer pour discuter avec les passants ; d’autres passent d’une chanson à l’autre, s’arrêtant à peine pendant une heure ou plus. Certains suivent une liste de chansons, plus fréquemment s’ils sont accompagnés de pistes préenregistrées ; certains jouent simplement tout ce qui leur vient à l’esprit à ce moment-là (bien que la plupart d’entre eux soient conscients des morceaux qui plaisent davantage aux passants). Un chanteur-guitariste, qui joue régulièrement dans le passage vers Westmount Square, dit qu’il regarde parfois les gens qui traversent le long couloir en se disant : « Cette personne semble être dans un tel état d’esprit. J’essaie de jouer quelque chose qui, selon moi, ira avec son humeur ».

Bien que les répertoires des musiciens de métro soient très variés, la plupart des artistes jouent des chansons et de la musique de genres qui sont largement reconnus par le public. Le pourcentage de reprises de morceaux par rapport à celui des pièces originales est différent d’un artiste à l’autre. Boetzkes (2010) suggère que l’effet des musiciens sur le public comporte un élément de nostalgie en raison de leurs répertoires, plus précisément ceux composés de morceaux populaires des genres folk et rock, en particulier les pièces associées à la musique populaire des années 1960 et 1970. Cette analyse exclut toutefois un large éventail de performances musicales (et d’autres types artistiques) de rue. Il est vrai que de nombreux musiciens tentent de faire participer les passants en leur offrant des chansons très connues, que celles-ci peuvent être typiquement associées à une certaine période musicale et peuvent avoir une charge émotionnelle. Cependant, les pratiques hétérogènes rencontrées au cours de mon travail sur le terrain révèlent que l’hypothèse selon laquelle la « nostalgie » serait une caractéristique définissant le busking ne tient pas la route. En fait, comme le remarquent Kushner et Brooks (2000 : 69), « les busk[ers] sont plus susceptibles de se situer en dehors des courants musicaux conventionnels, dans des genres d’avant-garde ou d’autres genres peu connus ». « Le busker est peut-être l’un des musiciens les plus libres en matière de choix musical », explique un musicien. Il reconnaît néanmoins que cela ne paie pas toujours très bien. « C’est le prix de la liberté », conclut-il en riant.

Les buskers sont sans doute les artistes et performeurs les plus variés et variables que la plupart des habitants de la ville sont susceptibles de rencontrer. Ville cosmopolite réunissant d’importantes populations immigrantes originaires de nombreuses régions du monde, Montréal est aussi une ville à la scène musicale grouillante et diversifiée, ce qui se reflète dans les styles musicaux et répertoires très variés des musiciens de métro. En voici quelques exemples : le groupe Raymi, formé de deux frères boliviens, fonde sa démarche artistique sur son héritage andin. À partir de cet héritage, les deux musiciens ne cessent de faire évoluer leur musique, mélangeant de nouveaux éléments recueillis au cours de leurs voyages, notamment des éléments musicaux et des instruments rapportés d’Espagne, de France, de Hongrie, de Roumanie et des traditions musicales tsiganes/roms. Ils incluent également des morceaux populaires occidentaux, comme des chansons des Beatles et d’autres mélodies largement reconnaissables. Pour sa part, Ben Evans joue principalement ses interprétations originales de morceaux pop et rock, entre lesquelles il intercale quelques-unes de ses propres pièces. Quant à Gérald Cabot, FX, Conley, Effem et bien d’autres, ils proposent un mélange de pièces connues et moins connues ainsi que des compositions de leur cru. J’ai aussi pu observer quelques musiciens folk/bluegrass ainsi qu’un jeune homme issu de la musique classique indienne qui interprète au saxophone un type de free-jazz assis sur une forte structure harmonique. Les musiciens classiques (le plus souvent des violonistes ou d’autres instrumentistes à cordes, parfois un claviériste) ont tendance à jouer des pièces assez connues. Or, un jeune clarinettiste rencontré jouait des pièces classiques contemporaines extrêmement exigeantes (autant pour l’interprète que pour le public). Comme beaucoup d’autres, il était motivé autant par le désir de pratiquer en public que par celui de gagner un revenu.

La matérialité de la performance et de la perception

Rodrigo Simões joue du choro, un style de musique typiquement brésilien qui fait une place de choix à l’improvisation. Bien qu’il s’identifie à sa musique et identifie sa musique à sa nationalité et à sa formation culturelle, il inclut parfois dans son répertoire une chanson plus populaire en Amérique du Nord, qu’il interprète à la façon choro (ce qui souligne le caractère improvisé de la démarche du busker). Il oppose le busking à la performance en concert, le premier étant associé à une moindre pression. Il note que le busking est un moyen d’acquérir de l’assurance en tant qu’interprète, d’apprendre à être plus expressif, de « sortir de soi-même ». Il s’assied sur un petit tabouret pliant puis s’adosse légèrement contre le mur derrière lui. Son aisance apparente avec son répertoire et avec l’environnement de performance contraste avec l’énergie et la précision de son jeu. Il regarde les passants, remercie d’un signe de tête et d’un léger sourire ceux qui déposent des pièces de monnaie dans son étui. Il se produit généralement au sein d’un petit ensemble, mais peut aussi se produire seul. Si les membres du groupe ont d’autres obligations et sont incapables de se joindre à lui, il ne s’en fait pas : il en profite plutôt pour jouer d’autres morceaux que ceux qu’il a l’habitude de jouer avec le trio.

Selon lui, la mandoline en soi impressionne moins ; elle ne remplit pas l’espace acoustique à la manière d’une guitare. Il utilise donc des pistes d’accompagnement qu’il produit en majorité lui-même, car, précise-t-il, il est difficile de s’en procurer de bonne qualité ; elles sonnent généralement trop propres et raffinées : « Elles ne sonnent pas naturelles ». Il a essayé d’utiliser une pédale de boucle, mais a constaté que la manoeuvre de la pédale lui causait des soucis et que celle-ci était plutôt contraignante : « Elle ne te laisse pas faire certaines choses... comme tu veux ». Il joue aussi de la guitare, mais il s’en tient généralement à la mandoline comme musicien de rue, en partie parce qu’elle est plus facile à transporter. Lorsqu’il joue, il passe d’une chanson à l’autre en s’arrêtant à peine. Il prévoit à la maison l’ordre des morceaux à jouer et transfère les pistes d’accompagnement sur son téléphone, qu’il branche à son petit amplificateur. L’amplification, dit-il, « fait toute la différence », non seulement pour les pistes préenregistrées, mais aussi parce que la mandoline seule ne sonne pas très fort. À ses débuts en tant que musicien de rue, il jouait sans amplification, mais il a rapidement compris qu’il gagnerait à utiliser un amplificateur. Quelque peu perplexe, il ajoute que les joueurs ambulants ne sont pas autorisés à brancher leur équipement dans les prises électriques (en fait, ces prises sont rares à l’extérieur des zones contrôlées des stations), notant au passage que la Société de transport et le programme Étoiles « travaillent ensemble ». Les musiciens ambulants doivent donc prévoir une batterie, ce qui suppose des coûts supplémentaires et un poids additionnel à transporter (et le risque qu’une performance soit interrompue en raison de la décharge de la batterie). J’ai rencontré à une occasion seulement un musicien dont l’amplificateur était branché à une prise électrique. Il ne jouait pas à un endroit désigné, mais dans un long couloir peu passant. Il a dit y jouer précisément en raison de la présence d’une prise électrique, ajoutant que les agents de sécurité et autres employés de la Société ne passaient jamais par là. Pour Rodrigo, le recours à une batterie est un inconvénient. Quant à Gérald, il constate que les amplificateurs portables modernes sont beaucoup plus légers que ceux vendus à ses débuts dans la rue.

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Rodrigo Simões à la station Berri-UQAM

Rodrigo Simões à la station Berri-UQAM

On peut voir sur cette photo l’amplificateur de Rodrigo et le petit chariot qu’il utilise pour transporter son équipement. Sur le haut du mur se trouve la pancarte magnétique Étoiles du trio avec lequel il joue habituellement dans le métro.

Crédit photo : Nick Wees, 2016

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Comme un certain nombre d’artistes du métro, Rodrigo a des CD à vendre, qui comprennent ses propres compositions. Quand je lui demande si certaines des pièces qu’il vient de jouer sont les siennes, il répond qu’il ne joue pas ses propres compositions dans la rue. « Pourquoi pas ? », lui dis-je. Il avoue d’un rire timide qu’il n’est pas satisfait des accompagnements qu’il a réalisés pour ses pièces. Après quelques autres chansons, il m’appelle et me demande si j’accepterais de le filmer en train d’interpréter un morceau spécial, dont il a enregistré l’accompagnement avec un bon ami au Brésil. Il aimerait que son ami le voie l’interpréter ici. « Vous allez rendre deux gars très heureux ! », me lance-t-il. Cette situation sous-tend une socialité centrée sur la musique, qui, en plus d’être translocale (au sens qu’elle relie ce moment précis, dans cette station de métro, à sa vie et à son ami au Brésil), m’implique moi aussi, grâce à la caméra et au microphone, dans l’assemblage du busker, me faisant passer de témoin à participant actif. Avec les possibilités de distribution grandissantes que permettent les technologies numériques, on a tendance à se fier à d’autres dispositifs technologiques, eux-mêmes sujets au changement, au bris ou à l’obsolescence – illustrant comment, à mesure que les technologies se spécialisent, leur utilisation s’intensifie dans des réseaux technologiques toujours plus étendus, au sein desquels l’individu a de moins en moins le contrôle. Ce fait est mis en évidence dans les pratiques des musiciens : d’une part, l’interprète qui ne compte que sur ce qu’il peut faire avec son propre corps et un instrument portatif ne nécessitant aucune électrification peut être beaucoup plus libre en matière de mobilité ; d’autre part, l’utilisation de l’amplification électrique, et en particulier des technologies numériques, peut offrir de nouvelles possibilités à l’artiste.

Certains musiciens de métro estiment que l’utilisation d’un accompagnement (préenregistré ou enregistré en direct « en boucle ») modifie la perception du public de ce qui « sonne bien » et l’effet que cela a sur les voyageurs. Ils estiment en outre que cette tendance aura un impact négatif sur les musiciens qui n’utilisent pas de tels équipements, indépendamment de leur réel talent. Or, comme il a été souligné antérieurement, les préoccupations concernant les performances « légitimes » ou « authentiques » sont difficilement justifiables étant donné les motivations, conceptions de soi et pratiques très variables des musiciens. Même les règles de la Société de transport sont étonnamment vagues. Si nous considérons le busking comme un acte d’agencement qui ne peut être compris – perçu – que dans l’action comme telle, les idéaux d’authenticité s’en trouvent déstabilisés. Enfin, un autre phénomène technologique récent vient altérer l’expérience du musicien ambulant. Il s’agit de l’utilisation par les piétons d’écouteurs connectés à un téléphone intelligent ou à un lecteur mp3, qui créé une bulle technologique pouvant donner un certain sentiment d’autonomisation à l’individu (Bull 2007), tout en distançant simultanément les passants les uns des autres et de leur environnement. « Ça n’affecte pas juste les buskers, mais la société en général », affirme FX. Il est ainsi encore plus facile de ne pas voir – ou entendre – un artiste de la rue. Certes, plusieurs musiciens de métro disent qu’un passant ralentit parfois et retire un écouteur, afin de mieux entendre la musique, et peut-être lève le pouce ou fait un don. Selon Lalo Orozco, quand ça arrive, « je sais que j’ai touché cette personne… que j’ai fait une connexion avec la musique ».

Être entendu, revendiquer l’espace

Certains musiciens sont très démonstratifs physiquement lorsqu’ils jouent, se déplaçant avec les rythmes de la performance et des passants et exprimant la musique avec leur corps entier. Conley dit avoir appris à connaître l’horaire des trains de différentes stations (qui évolue dans la journée) et s’ajuster partiellement en fonction de celui-ci. D’autres façons de s’agencer et de contribuer aux rythmes environnants peuvent inclure de marquer le tempo en tapant du pied de façon audible tout en jouant. L’un des guitaristes-chanteurs le fait occasionnellement pendant un passage précis d’une pièce instrumentale – un léger claquement de sa sandale sur le sol carrelé –, ce qui ajoute un subtil élément sonore à son jeu. Au même titre, Alexandra tape parfois du pied au rythme de la musique, une pratique qu’elle dit typique de la musique folklorique traditionnelle qu’elle joue. Ces pratiques ne s’entendent toutefois que dans des endroits plus calmes.

En effet, le métro est généralement un environnement bruyant, très saturé acoustiquement, dans lequel les artistes doivent se faire entendre en revendiquant une part de l’espace sonore. Selon FX, ne pas savoir comment les autres entendent ce qu’il joue, surtout à distance, constitue un défi supplémentaire. Geof Holbrook est très conscient de la spatialité de la perception sonore : « Quand je vois un groupe de personnes arriver, je sais que cela sonne très différent pour eux quand ils sont plus loin ». Il explique comment il module son jeu en fonction des mouvements des passants : « Je vais jouer très, très lentement quand ils sont loin... et quand ils arrivent, je vais commencer à accélérer. J’accélère et je commence à baisser le volume. Ainsi, c’est comme un public mobile... et vous vous adaptez en temps réel, à mesure que le public circule ». De façon semblable, Ben Evans dit qu’il joue sur un tempo accéléré à la station Guy-Concordia, car le laps de temps qu’ont les gens pour l’entendre est de moins d’une minute, contrairement aux emplacements situés dans de longs corridors. Il est conscient du rythme des pas des passants et aime moduler son tempo pour s’adapter au rythme de ces pas, par exemple en accélérant si quelqu’un passe en courant, « ce genre de trucs amusants ». Il ajoute qu’il est limité par la technologie qu’il utilise, avec sa pédale de boucle qui dicte le rythme une fois qu’elle est lancée. Or, grâce à l’amplification, il peut aussi mieux se faire entendre dans davantage d’emplacements désignés. L’acte d’agencement du busker, dans l’interaction entre le corps performant et la technologie, devient un « transducteur » (Helmreich 2012), traduisant et rendant intelligibles – audibles – les espaces quotidiens. La performance ne peut donc être séparée de son espace. De même, il est essentiel que les musiciens qui jouent sans amplification puissent performer dans des lieux plus tranquilles.

Le passage entre la station Atwater et le Westmount Square est relativement calme et est depuis longtemps très populaire auprès des musiciens de rue. Un musicien m’a confié que même s’il y gagne 50 % moins comparativement à d’autres emplacements, cet endroit demeure son favori. Dans ce lieu, les musiciens jouissent d’un public relativement attentif. Le passant les entend dès qu’il entre dans le couloir à une extrémité jusqu’à ce qu’il tourne le coin à l’autre extrémité, à plus de cent mètres plus loin. Cet emplacement offre un intervalle d’écoute plus long et moins saturé acoustiquement, pendant lequel le musicien a comme objectif de divertir le passant, de le toucher d’une certaine façon et de recueillir possiblement un don. Il existe quelques autres endroits similaires sur cet aspect, notamment l’emplacement de la station Peel, également à mi-chemin dans un passage qui le relie au quartier commercial en surface. Ce lieu est toutefois plus court et plus bruyant que celui du Westmount Square, est moins achalandé en général et devient très tranquille la majeure partie de la fin de semaine. Notons également l’un des emplacements de la station Square-Victoria-OACI, aussi situé dans un long couloir souterrain. Par contre, lorsqu’un grand nombre de personnes y circule, comme c’est souvent le cas pendant l’heure de pointe de l’après-midi (qui, en fait, peut durer plus de deux heures), ce lieu peut devenir très bruyant. Comme ces espaces sont construits de surfaces dures, réfléchissant les ondes sonores, les bruits d’une multitude de pas et de voix qui résonnent dans un long couloir peuvent complètement noyer le son d’un musicien qui joue à un volume assez bas. J’ai pu observer ce phénomène lors de prestations de musiciens à cet endroit et l’ai moi-même expérimenté la fois où j’y ai joué dans le cadre de ma démarche sur le terrain. Je n’ai vu personne utiliser d’amplification ou d’accompagnement enregistré au Carré Westmount. En revanche, j’ai pu observer l’usage d’amplification par certains musiciens ambulants au Square-Victoria-OACI.

Acte d’agencement et ethnographie transductive

Le métro est un système d’infrastructure dont la ville dépend profondément. Pourtant, il s’agit d’un espace infrastructurel qui est informé et reformé par des agents humains dans leurs pratiques quotidiennes. Les activités des musiciens de rue rendent cette double action visible et audible. La performance donne forme à l’espace et, simultanément, la production d’espace est un acte performé (Rose-Redwood et Glass 2014). Ainsi, le corps est l’indicateur des rythmes variés du monde vécu, mais il est lui-même constitué d’une multiplicité de rythmes – non seulement le mouvement en soi, mais les variations et irrégularités qui confèrent à chaque moment des caractéristiques uniques (Lefebvre 2004). Le busking dans le métro, en tant qu’acte d’agencement motivé par des désirs et des expériences singulières, lie momentanément et reconfigure ces rythmes en une performance corporelle spatiale. De même, l’ethnographe immergé, travaillant de manière créative à la production audio et vidéo, rassemble plusieurs éléments et processus, les rendant intelligibles (Pink 2009). Davantage qu’une simple représentation, il s’agit d’un acte créateur qui exprime les conditions de sa production et nous met sur la piste d’autres façons de savoir et d’être. Au début de mes travaux, j’avais l’intention de produire un travail audiovisuel qui pourrait transmettre en partie les expériences des musiciens de métro et les effets des espaces particuliers sur leurs performances. Cependant, en raison de diverses circonstances, y compris l’influence de certains participants et les défis techniques, j’ai finalement produit, essentiellement, une série de courts vidéos musicaux d’une douzaine de musiciens[8].

En passant en revue les enregistrements, j’ai noté de nombreux détails qui m’avaient initialement échappé. Lors du travail d’édition, lui-même processus créatif (Boudreault-Fournier 2016), j’ai pris conscience de la contribution de divers agents humains et matériels à la production audiovisuelle – ce qui concerne certains participants à la recherche, mais aussi l’acoustique spatiale du métro et les technologies d’enregistrement et d’édition utilisées. L’écoute avec un microphone accentue la singularité de la perception spatiale : elle implique l’appareil sensoriel d’une personne, les particularités de l’espace ainsi que la présence et la participation d’autres agents. Les enregistrements audio sont en outre colorés par les particularités sonores du microphone et accentuent la positionalité de l’enregistreur comme de l’auditeur. En ce sens, « faire de l’anthropologie par le son » (Feld et Brenneis 2004) implique non seulement une immersion profonde, mais un changement de perception par un moyen technologique. Tout comme la caméra favorise une « relation personnelle étroite avec les sujets » (Grimshaw et Ravetz 2009 : 6), elle entraîne une telle relation aussi avec les objets. Il en est également ainsi pour le microphone. L’enregistrement et la composition sonores impliquent énormément d’écoute, à la fois directement avec les oreilles et par l’entremise du microphone, engageant le créateur tout comme l’auditeur directement dans un environnement (Westerkamp 2002). Les technologies audiovisuelles peuvent contribuer de manière fructueuse à l’enquête anthropologique en mettant l’accent sur la nature intersubjective des rencontres sociales et sur la positionalité et le rôle créatif de multiples agents. Tenant compte de « la résonance, [de] la réverbération, [de] l’écho » (Helmreich 2012 : 169), l’ethnographe comme transducteur enregistre et re-présente de manière créative des moments expérientiels se déployant dans l’espace vécu. De même, le musicien de métro, jonglant avec les possibilités et contraintes des conditions en présence et incarnant un large éventail de processus et de matérialités, interprète et transforme en tant qu’acte d’agencement l’expérience acoustique des espaces quotidiens.