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Le développement et la systématisation de l’utilisation du média Internet dans l’Arctique inuit canadien depuis le début des années 2000 ouvrent un vaste champ d’observation à la discipline anthropologique. Les recherches contemporaines développent tout particulièrement la question de la diffusion stratégique des identités politiques (Christensen 2003) et artistiques (Maire 2010), ainsi qu’un ensemble de problématiques linguistiques attenantes s’exprimant notamment dans les innovations langagières émergeant des espaces numériques groenlandais (Jacobsen 2009), les hiérarchies linguistiques liées aux pratiques en ligne et hors ligne[1] au Nunavik (Pasch 2008) ou les processus d’appropriation communautaire des médias numériques au Nunavut (Hot 2010). Mais en dépit de cet intérêt croissant pour le développement des réseaux Internet dans les communautés inuit, la mesure de leur importance dans l’exercice des relations sociales et parentales demeure en marge des réflexions contemporaines.

Ce silence, qui aurait certes de quoi surprendre dans le contexte d’émulation récent que suscite le regain d’intérêt de la parenté dans les différentes écoles anthropologiques, semble répondre à une tendance actuelle des études autochtones canadiennes. Relativement timide après un développement sans précédent dans le champ des études inuit au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la récurrente question de la nature de la parenté[2] tend aujourd’hui à demeurer en suspens dans les sociétés dont les pratiques parentales ne convoquent guère les « nouveaux terrains » de la discipline émergeant du chevauchement méthodologique et thématique de l’anthropologie avec les neurosciences, la biologie ou l’écologie (Barry 2000 : 12)[3].

Dans ce contexte de relecture des problématiques dites « classiques » et de désenclavement de la discipline, l’intégration progressive des sciences informatiques dans l’étude de la parenté emprunte deux voies heuristiques. La première, méthodologique, consiste dans la mobilisation de logiciels de figuration et d’analyse dans l’étude des réseaux de parenté (White et Johansen 2005). La seconde, émergeant des recherches consacrées aux solidarités familiales en terrain français, intègre l’avènement de sites intranet dans la compréhension des « limites » de la parenté et de la mise en scène de la cohésion familiale (Carmagnat et al. 2004). Dans cette perspective, et alors que les réseaux Internet deviennent de hauts lieux d’« exercice »[4] des relations sociales dans les communautés inuit, cet article explore les modalités de définition et de pratique des relations de parenté sur les sites de réseaux sociaux à Sanikiluaq[5] (Nunavut, Canada).

Les sites de réseaux sociaux à Sanikiluaq

Le développement des sites de réseaux sociaux est un phénomène mondial touchant tout particulièrement les jeunes générations ayant un accès à Internet. Par l’intermédiaire de la constitution d’un profil « virtuel », l’internaute inscrit son identité individuelle dans un groupe de pairs dont la cohésion repose sur l’édification d’une identité collective (Hot 2010 : 55). Au Nunavut comme ailleurs, les sites de réseaux de sociaux rencontrent de nombreux adeptes. Leur développement fait suite à l’introduction récente d’Internet dans les communautés des anciens Territoires du Nord-Ouest à la fin des années 1990 (Roth 1999)[6]. Au terme du développement de l’accessibilité privée du réseau haut débit en 2005 (Qiniq 2008), l’usage d’Internet était déjà répandu au sein des institutions sanikiluarmiut (i.e. de Sanikiluaq), et le cours de médias initié par l’école Nuiyak dans le programme de secondaire en 2002 avait développé la maîtrise et l’intérêt des étudiants : lors de leur apparition dans le paysage médiatique de la communauté au début de l’année 2007, les sites de réseaux sociaux furent promptement adoptés. Près de deux ans après leur apparition au Nunavut et au Nunavik, les deux sites les plus utilisés à Sanikiluaq sont aujourd’hui connus sous les noms de Bebo et Facebook[7].

Les sites Bebo et Facebook offrent à leurs utilisateurs la possibilité de personnaliser un espace en ligne permettant d’envoyer des messages privés ou de déposer des commentaires publics sur les pages de leurs « contacts » (i.e. internautes autorisés à accéder au contenu du profil). Les deux sites sont construits sur un modèle semblable : ils proposent une page personnelle d’identification agrémentée d’espaces réservés aux commentaires publics, aux albums de photographies numériques et à diverses applications ludiques. À Sanikiluaq, la plupart des internautes accèdent à leur site quotidiennement ou hebdomadairement, dépendamment d’un accès à Internet dont les impacts sur l’organisation spatiale et relationnelle des maisonnées sont parfois importants.

Les données présentées dans cet article relèvent de recherches exploratoires réalisées au cours de quatre séjours à Sanikiluaq entre mars 2007 et avril 2010. Le corpus constitué comprend 51 pages Facebook et 47 pages Bebo (sur les 128 profils Bebo indiquant Sanikiluaq comme communauté d’origine[8]), dont l’accès aux informations nous a été autorisé par leurs propriétaires, âgés de 19 à 57 ans. La constitution du corpus débuta lors d’entrevues hors ligne avec certains internautes qui révélèrent de manière inattendue l’importance des pratiques Internet dans l’exercice quotidien de leurs relations de parenté. Elle se développa grâce à la création d’une page Bebo et d’une page Facebook personnelles aux fins de l’étude, qui permirent de communiquer avec des Sanikiluarmiut en ligne, de leur présenter la recherche et d’élargir l’échantillon. Les pages du corpus ont fait l’objet d’une ethnographie associant deux principales méthodes : une observation en ligne (Miller et Slater 2000) des réseaux de contacts des utilisateurs et de leurs échanges sous forme de commentaires et d’envois de photographies publiques, ainsi qu’un ensemble d’entretiens semi-dirigés hors ligne avec 32 internautes consacrés aux pratiques numériques associées à leur réseau parental[9]. L’analyse a considéré ces différents types de données (données généalogiques, informations sur les pratiques parentales hors ligne, données sur les échanges familiaux en ligne et discours des internautes sur leurs pratiques) autour de la question du rôle des sites de socialisation dans la définition et l’exercice quotidien des parentés sanikiluarmiut.

Réseaux de parentés inuit et pratiques électives

Le concept de parenté en anthropologie excède aujourd’hui les cadres théoriques de la filiation (Evans-Pritchard 1952 ; Radcliffe-Brown 1952) et de l’alliance (Murdock 1949 ; Lévi-Strauss 1949 ; Dumont 1971) qui l’ont travaillé durant près d’un siècle. Il intègre un ensemble signifiant de pratiques structuré par l’interconnexion du sexe et du genre, de la temporalité et du lieu, de la consanguinité et de l’alliance (Carsten 2004 ; Godelier 2004 ; Barry 2008). Le système de parenté inuit, caractérisé par l’importance des relations non biologiques dans l’organisation sociale, a dans cette perspective posé de nombreuses questions aux anthropologues. Que les auteurs aient analysé les effets terminologiques de la relation homonymique (Saladin d’Anglure 1970 ; Robbe 1981), considéré au contraire l’importance de la détermination biologique (Burch 1975), défini la parenté comme un système de symboles culturels (Guemple 1979) ou comme un lieu de chevauchement des « frontières » ontologiques et cosmologiques (Saladin d’Anglure 1986), la plupart des contributions ont la caractéristique d’avoir subordonné le problème à la question de la filiation et d’avoir interrogé le caractère électif des relations de parenté (Heinrich 1963 ; Saladin d’Anglure 1998 ; Bodenhorn 2000).

Dans ce contexte, Guemple (1979) et Saladin d’Anglure (1998) sont sans doute les seuls à avoir considéré des réseaux relationnels construits autour de la connexion de la consanguinité et de l’alliance, de la représentation du biologique et du symbolisme social[10]. Cette approche révèle l’importance significative, dans la structure sociale et familiale, de l’articulation des relations de parenté autour de certaines positions référentielles. Elle souligne la primauté des pratiques électives dans la constitution de ces réseaux par l’intermédiaire du choix des parents non biologiques : l’éponyme, la/le sanaji, les parents adoptifs[11] et, progressivement, les parents spirituels du baptême chrétien. Dans le contexte électif des sites de réseaux sociaux dont l’usage, à Sanikiluaq, implique avant tout le réseau parental de l’internaute, la question se pose donc de savoir comment ces relations et les positions relationnelles afférentes sont définies, pratiquées et transmises en regard des dynamiques contemporaines des parentés inuit.

L’exercice en ligne des parentés et la didactique relationnelle

L’investissement majoritairement parental des sites de réseaux sociaux par les Sanikiluarmiut, relevé ailleurs au Nunavut à Iqaluit et à Igloolik (Hot 2010 : 59), est révélé par l’étude des réseaux de « contacts » numériques. Au moment de l’enquête, les contacts les plus représentés sur les pages de notre corpus étaient des membres de la parenté proche de l’utilisateur résidant à Sanikiluaq (germains, parents, enfants et cousins issus de germains), suivis des membres de la parenté et d’amis[12] hors communauté :

Pour ma part [étudiante au postsecondaire en Ontario], je n’utilise Bebo que pour rester en contact avec ma famille. Ça aide de voir des photos de ta famille. Ça aide vraiment de voir des photos de ta famille et de tes amis. Je demande [à ma soeur] de télécharger des photos de ma famille, surtout de [ma plus jeune soeur]. […] Mais [Bebo] a aussi ses mauvais côtés, parce que certaines personnes n’ont rien de mieux à faire que de passer leur temps sur Bebo et de dire du mal des gens. C’est pourquoi je n’ajoute pas les gens que je ne connais pas, ni ceux à qui je ne fais pas confiance. Je n’ai que ma famille et les personnes que je considère comme mes amis.

Avril 2010, Sanikiluaq[13]

Cet usage des sites de réseaux sociaux privilégiant l’investissement de relations préexistantes pratiquées hors de l’espace numérique ou entravées par la distance géographique[14] fut souligné à maintes reprises au cours des entrevues – au point qu’il interroge parfois la pratique relationnelle hors ligne des internautes :

Un jour, je parlais avec mon fils sur Facebook alors que nous étions dans la même pièce ! C’est intéressant, j’y ai souvent pensé. Je discute sur Facebook avec des amis qui sont dans cette ville et que je peux appeler. Et quand on se voit, c’est vraiment étrange, parfois. […] Nous n’avons pas de conversation.

Novembre 2009, Sanikiluaq[15]

On utilise beaucoup Internet avec les gens de la communauté. Parce que tous les dimanches, quand j’étais enfant, on rendait visite à nos aînés. Et on ne le fait plus aujourd’hui. […] Je me demande pourquoi. La technologie je suppose, la télévision, les films…

Mars 2010, Sanikiluaq[16]

Dans un contexte social caractérisé par la diminution des visites avec les aînés et l’augmentation des relations numériques entre pairs, les sites de réseaux sociaux sont ainsi utilisés comme médias communautaires pour annoncer une naissance, un anniversaire, un décès, une rupture amoureuse ou encore les réalisations valorisantes des plus jeunes[17]. Ces pratiques semblent répondre à deux tendances. La première actualise les relations avec la parenté généalogiquement ou géographiquement lointaine pour éviter le réseau de parenté proche dans la recherche de conseils et de soutien :

Pour ma part, je pense que les membres de ta famille que tu ne vois pas souvent vont te poser plus de questions que la famille que tu vois tous les jours. Ils se sentent plus concernés et cherchent une façon de t’aider.

Avril 2010, Sanikiluaq[18]

La seconde tendance mobilise volontairement ou involontairement le réseau de parenté proche et actualise ses rapports hiérarchiques, ainsi que l’illustrent les échanges suivants entre Lisi[19], sa soeur Tina résidant au Labrador et sa tante maternelle Lucy habitant la communauté :

Lisi : « Je veux aller à Umiujaq ou à Inukjuak. Aller voir la famille ou aller voir mes amis, je n’arrive pas à choisir… […] Si je vais à Umiujaq, je peux emmener ma petite fille avec moi, si je vais à Inukjuak je vais devoir la laisser [à Sanikiluaq] ».

Tina : « J’irais à Umiujaq pour qu’[elle] puisse découvrir, avoir des histoires à raconter et apprendre de nouvelles choses J » […]

Lucy : « J’irais à Inukjuak et je l’emmènerais de toute façon, c’est un vol direct… Elle verrait sa famille pendant que tu es en visite… Juste une suggestion… […] Aihai… Fais-le… Au moins tu vas quelque part… hehe ».

Lisi : « […] Je pense que j’irai à Inukjuak ».

Avril 2010, page de commentaires publics du site Facebook de Lisi[20]

L’intervention de la tante de Lisi est caractérisée par une autorité suggestive assignant la jeune mère à ne pas voyager sans sa fille adoptive (et petite-fille biologique de Lucy) et à privilégier la visite de parenté. Carmagnat et al. (2004 : 195) font référence à ce sujet à la « bonne distance » de communication offerte par l’interface numérique. Dans le cas des échanges parentaux sur les sites de notre corpus, l’exercice des relations parentales en ligne semble effectivement permettre une transmission et une réception aisées des hiérarchies familiales, conformément au codes numériques de l’écrit alliant ponctuation expressive et émoticônes (De Pierrepont 2010), ainsi qu’au caractère de la discussion non physique, écrite et asynchrone :

C’est mieux de communiquer sur Internet, parce que la relation avec la personne va être différente d’une discussion en personne, ce qui est difficile à trouver et inconfortable. S’il fallait parler avec un aîné, par exemple, cela pourrait être inconfortable et embarrassant en même temps ! Pour moi, il est plus facile de discuter en ligne, personne n’a à te regarder et aucune émotion n’est démontrée en personne.

Avril 2010, Sanikiluaq[21]

Cette dimension communicative à la fois souple et directe aboutit parfois à l’expression de requêtes familiales : « La prochaine fois, nomme ton bébé d’après moi ! » (juin 2007, page Bebo), ou à la mise en public d’injonctions parentales puissantes : « Sarah, s’il-te-plaît, ne fais pas ça ! Je t’aime ! Priez pour ma famille » (novembre 2009, ligne de présentation publique d’une page Bebo s’adressant à la fille de l’utilisatrice).

Qu’il s’agisse de conseils dans l’exercice relationnel ou de la formulation de normes de conduite, la transmission des savoirs parentaux sur les sites de réseaux sociaux est donc facilitée par la constitution d’un espace-temps en ligne à la fois pratiqué dans la continuité de l’espace relationnel hors ligne et l’excédant géographiquement, généalogiquement et discursivement. Cette double caractéristique trouve une expression particulière dans le choix de la langue adoptée sur les pages de notre corpus. À Sanikiluaq, l’inuktitut est la langue maternelle de près de 98,6 % de la population inuit et la langue la plus utilisée au sein de 96,4 % des familles (Statistique Canada 2007). Or, conformément à la tendance relevée sur les sites Bebo d’Iqaluit et d’Igloolik, ainsi que dans les pratiques écrites des jeunes générations du Nunavut en général (Hot 2010 : 60-64), les textes de la totalité des pages examinées sont rédigés dans un anglais mêlé de quelques termes inuktitut – dont la terminologie d’adresse. Si les internautes expriment souvent leur difficulté à écrire en inuktitut, l’analyse linguistique de la terminologie parentale sur les pages du corpus permet de formuler quelques hypothèses plus précises développant la compréhension du phénomène. Voici l’exemple d’un commentaire qu’une femme de 35 ans fit écrire en septembre 2009 à sa soeur cadette Sandra, âgée d’une dizaine d’années, sur la page Bebo de leur soeur Mary : « Salut soeur […] ☺ Je t’aime ♥ Voici une photo de moi (ta petite soeur), ton fils John, ta petite nièce Julie, ton neveu Joe et ton neveu bébé Allie »[22] (septembre 2009, page Bebo).

L’envoi de cette photographie joue un rôle didactique[23] : dernière adoptée d’une fratrie de onze enfants, Sandra exécute, par l’intermédiaire de la rédaction du commentaire guidé par son aînée, un exercice terminologique de référence retraçant le réseau généalogique organisé autour de sa soeur Mary. Or, le registre anglophone de cette interprétation généalogique ne correspond pas au registre en inuktitut des pratiques d’adresse concernant Sandra : le terme panik (« fille », au sens généalogique) est en effet utilisé à son égard par plusieurs de ses soeurs aînées en lieu et place d’une référence généalogique à leur germanité adoptive ou d’une référence homonymique quelconque. Cette terminologie d’adresse en inuktitut fait de Sandra non plus une soeur, mais une fille pratique de la fratrie, alors que la terminologie de référence anglophone utilisée sur Bebo consacre une interprétation généalogique des relations de germanité. L’exercice numérique exécuté par Sandra tendrait donc non seulement à la maîtrise de relations généalogiques adoptives et biologiques se distinguant de la pratique terminologique quotidienne, mais aussi à celle du jeu des perspectives terminologiques et relationnelles dans les réseaux de parenté. Cette tendance linguistique est une tendance avérée sur les pages de notre corpus : si la terminologie en inuktitut consacre la pratique de relations de parenté sous la forme d’adresses directes, l’usage de la terminologie anglophone fait quant à lui majoritairement référence à l’interprétation généalogique du réseau de parenté de l’internaute.

Savoirs généalogiques et problématiques de transmission

La dimension parentale des sites de réseaux sociaux à Sanikiluaq est particulièrement prégnante dans les pratiques de présentation des internautes du corpus âgés de 25 à 57 ans, déclinant pour 73 % d’entre eux leurs affiliations généalogiques des premières générations ascendantes et descendantes (majoritairement parents, germains, enfants et petits-enfants) :

Je suis Shoapik A., je vis à Sanikilulaq, au Nunavut, dans la Baie d’Hudson. J’ai 3 enfants, un adopté. J’aime le père de mes enfants. J’ai des parents aimants, Annie et Thomassie, un frère, Markossie, une soeur, Lisi, de nombreux neveux et nièces et j’aime ma vie.

Avril 2010, page Facebook[24]

Mon nom est Lucy E. O. […] Mes parents sont tous les deux décédés, Joe E9-74 et Mina E9-39. Mes frères et soeurs : Markossie (1943-62), Lucassie (1945-08), Dora, Johnassie, Caroline, Hannah (1956), moi, Moses, Johnny et Joe (adopté). Comblée par mes enfants : Mark, Peter (1981-83), Eva, Julie, Tina et Dinah. Plus comblée encore par mes petits-enfants : Jessie S., Tim, Willie, Alice, Paul, Moses Joe, Lucassie, Linda, Rhoda, Tim et Arnautilik Ikoomak Ulluriaq.

Avril 2010, page Bebo[25]

Comme toute construction généalogique[26], ces pratiques de définition égocentrée reposent sur une interprétation sociale et culturelle de la parenté impliquant, dans le cas de la parenté inuit, le jeu des perspectives relationnelles selon la position de l’internaute dans son réseau : Lucy se définit ainsi à travers la construction d’une généalogie élective composée de la première génération ascendante de défunts, de ses germains et de deux générations descendantes impliquant la totalité de ses enfants naturels (dont ceux donnés en adoption) et les enfants de son mari[27]. Cette superposition des différentes perspectives composant le feuilletage relationnel de son réseau faisait l’objet d’une mise en scène ludique, en juin 2007, de la présentation de sa fille cadette comme sa « seconde moitié »[28] : « Ma grand-mère, nièce, fille… ma dernière »[29].

Image 1

Extrait de la page publique Bebo de Lucy

Extrait de la page publique Bebo de Lucy

Le fond d’écran est un montage photographique réalisé à sa demande par l’une de ses filles. Il représente le père et la mère de Lucy adolescents, puis aînés. Entre les images, leurs noms chrétiens, dates de naissance et de décès.

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À l’exception des études concernant les sites intranet spécifiquement familiaux, ces pratiques récurrentes d’identification généalogique n’ont, à notre connaissance, jamais été relevées dans les analyses de l’usage non-inuit des sites de réseaux sociaux. Elles sont à la fois liées à l’interprétation culturelle de la parenté inuit et à la nature intrinsèque du tissu social de la communauté de Sanikiluaq, dont la taille actuelle n’excède pas les 900 habitants et dont les principaux groupes familiaux sont au moins apparentés par des relations d’alliances[30]. Ces pratiques sont donc à envisager dans le contexte de ce que Guemple (1966) définit dans son analyse du système terminologique qikirtamiut (i.e de l’archipel) comme le « calcul », ou la reconnaissance de la parenté :

Peu importe d’où tu viens hors de la communauté, les gens vont te demander qui tu es. Et s’ils ne te connaissent pas, ils vont demander qui sont tes parents. Ils pourront alors savoir qui tu es et te dire de quelle façon tu leur es apparenté. C’est important pour les personnes plus âgées. Ils le sauront et je pense qu’ils t’accueilleront mieux. Par exemple, il y a trois ans à Umiujaq, je savais exactement à qui je parlais mais cette personne ignorait que j’étais le frère de ma soeur ; [lorsque je lui ai appris], il a réalisé qu’il était mon cousin.

Avril 2010, Sanikiluaq[31]

Cette reconnaissance de la position de chacun dans les réseaux intra- et intercommunautaire passe donc par la déclinaison de ses appartenances généalogiques. Or, ce mode d’identification est aujourd’hui au coeur d’une problématique majeure liée aux dynamiques de transmission des savoirs relationnels, qui fut soulevée au cours d’un atelier intergénérationnel[32] consacré aux questions familiales contemporaines à Sanikiluaq :

Aînée : « C’est important de parler de la famille, parce qu’aujourd’hui les jeunes ne semblent pas se soucier d’épouser des personnes qui leur sont apparentées ».

Jeune 1 : « Parce que nous ne savons plus qui nous est apparenté ! Je pense que c’est notre génération ».

Jeune 2 : « Oui, parce que nos aînés ne parlent pas beaucoup des membres de notre famille, ou alors nous n’écoutons pas, ou nous ne parlons pas à nos propres enfants. Je ne sais pas ».

Jeune 1 : « Non, pour ma part personne ne m’a expliqué. Les qatangutik[33] de mes enfants, par exemple, j’appelle le plus âgé angaq[34] et le plus jeune nuaruluaq[35]. Parce que personne ne m’a dit comment j’étais censée les appeler. Mais les trois plus jeunes sont mes nuaruluaq parce que j’ai fini par apprendre qu’ils sont mes nuaruluaq. […] Chaque fois que nous essayons de leur demander quelque chose, [les aînés] répondent qu’ils ne savent pas parce qu’ils n’étaient pas autorisés à écouter ce que leurs propres aînées racontaient ».

Jeune 2 : « Mais alors, comment choisissiez-vous vos maris, dans les camps ? Les choisissiez-vous parce que vous n’aviez pas le choix, parce que trop de gens étaient apparentés ? »

Avril 2010, Sanikiluaq[36]

Cet extrait particulièrement signifiant soulève trois questions centrales dans la compréhension des pratiques d’identification généalogique à l’oeuvre sur des sites de réseaux sociaux qikirtamiut. Premièrement, l’importance avérée, pour les jeunes participantes à l’atelier, de la connaissance généalogique précise de leurs relations de parenté. Cette connaissance passe notamment par la reconnaissance terminologique de la relation et la maîtrise des appellations adéquates. Deuxièmement, le lien entre reconnaissance généalogique et maîtrise des règles d’alliance matrimoniales associées. Troisièmement, la question de la transmission tronquée des savoirs généalogiques entre générations. Au cours de discussions ultérieures, les participantes ont associé cette problématique aux lacunes contemporaines de la communication intergénérationnelle dans un contexte social communautaire très différent de celui des camps, dont la taille restreinte n’impliquait pas les mêmes connaissances en termes de savoirs généalogiques – et consécutivement de choix de conjoint.

Dans ce contexte, la présentation généalogique des Sanikiluarmiut sur les sites de réseaux sociaux se charge d’une dimension débordant les simples cadres interprétatifs de la parenté : elle diffuserait à leurs réseaux de contacts une identité relationnelle nécessaire à une reconnaissance de la parenté dont nous avons souligné les enjeux contemporains. Cette hypothèse d’une didactique en ligne originale[37] des savoirs généalogiques est d’autant plus pertinente dans le contexte des pratiques électives amoureuses des jeunes Sanikiluarmiut impliquant de plus en plus les réseaux Internet (sites de clavardage et sites de réseaux sociaux) dans la pratique de leurs relations (appariement, exercice relationnel et rupture). Elle est par ailleurs étayée par l’usage ludique d’applications proposant aux internautes de constituer leur arbre généalogique, alors utilisé comme outil de connaissance des relations de parenté généalogiques :

Bebo peut aider les gens à connaître leurs parents et à savoir comment ils leur sont apparentés. Oui, surtout sur Facebook : quelqu’un a créé un arbre généalogique et il a grossi, grossi jusqu’à ce qu’il devienne ce qu’il est devenu… Dieu ! Certaines personnes n’avaient même pas imaginé qu’elles étaient apparentées… C’était vraiment bien !

Avril 2010, Sanikiluaq[38]

Image 2

Exemple d’arbre généalogique numérique posté sur Bebo par les internautes de Sanikiluaq

Exemple d’arbre généalogique numérique posté sur Bebo par les internautes de Sanikiluaq

Ce dernier, réalisé à partir de photographies, était accompagné des commentaires suivants : « J’ai besoin de nouvelles photos [pour l’arbre], je vais donc rendre visite à tout le monde très bientôt ! » / « C’est une photo adorable, pourrais-tu m’en faire un, avec des photos aussi ? Et avec mon mari ? Ou juste moi et mes enfants ? » / « Il manquait Hannah, alors je l’ai ajoutée ! »[39].

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Les pratiques récurrentes d’identification généalogique sur les sites de notre corpus semblent en cela liées à deux perspectives complémentaires : une définition de la parenté jouant à la fois avec les catégories généalogiques non-inuit proposées par les sites et leurs applications, et les catégories culturelles de la parenté inuit, d’une part, et la question du calcul, ou de la reconnaissance nécessaire de l’identité relationnelle généalogique de chacun, d’autre part. Dans le contexte d’une diffusion problématique des savoirs généalogiques, la place centrale accordée aux photographies de famille sur les sites de réseaux sociaux n’est pas anodine : le support photographique visuel et les commentaires associés participent de l’identification des liens de parenté et de leur transmission. Érigés en archives mémorielles moins coûteuses et plus largement diffusables que les albums papiers, les albums photographiques organisés sur les sites sanikiluarmiut fondent le support d’une mémoire familiale constituée des dimensions individuelles et collectives de la parenté : chacune des 98 pages de notre corpus compte au moins un album numérique comprenant des photographies de famille identifiées et, dans la plupart des cas, le nombre d’albums consacrés aux événements ou catégories familiales sont majoritaires.

Voici un aperçu de l’un des 21 albums photographiques du site Bebo de Mina, 47 ans, sur les 16 exclusivement consacrés à des membres de sa parenté proche[40]. L’album concerné est intitulé « Old pics » (« Vieilles photos »). Il compte 48 photographies d’archives numérisées et téléchargées sur ses pages Bebo. Chaque cliché est titré de l’identité nominale et de l’éventuelle affiliation généalogique de la personne photographiée : « Mon père et mon frère Noah derrière lui », « Ma grand-mère Annie », « Ma mère avec Noah dans le dos, Caroline and Père Johnny »[41], etc. Fait récurrent, la totalité de la terminologie parentale de référence utilisée à cet effet est anglophone et renvoie à une relation généalogique. Lorsque Mina ne parvient pas à identifier une ou plusieurs personnes, s’amorce sous la forme de commentaires publics entre membres de son réseau une discussion autour des identités nominales et généalogiques méconnues :

1. Titre de la photo proposé par Mina : « Je ne reconnais que Davidee Eyaituk ».

Commentaire de Joe : « Josie Unaaluk, Timuti Najalik (presque certain), Davidee Eyaituk et ? » […]

Commentaire de Lucy : « Josie Unaaluk, Timothy Narlik, Davidee Eyaituk et Lizzie Unaaluk... »

Décembre 2009, page Bebo[42]

2. Titre : « Hannah Uppik (?) et Emily Takatak ».

Joe : « Est-ce que ce pourrait être Lucy Cookie ? » […]

Willie : « Bonjour Mina. Non, ce n’est pas ma mère, car cette photo a été prise en 1962 et nous sommes arrivés pour la première fois dans les Belcher en mars 1967, donc ce n’est pas ma mère. Je pense que je reconnais cette photographie, ça ressemble à la première femme de Walter Audla. Vu les très belles photos anciennes dont tu disposes, si tu penses en avoir une de mes parents ou des membres de ma famille, tiens-moi au courant ou montre-moi la photo ? […] »

Lucy : « C’est Emily, la première femme de Walter Audla… La mère de Lucy… »

Décembre 2009, page Bebo[43]

3. Titre : « Mina U. et la nouvelle-née Ittukallak ».

Mina : « Mon sauniq… »

Joe : « Ma grand-mère et ma mère, très belle photo ».

Mina : « Merci irngutak ! »

Décembre 2009, page Bebo[44]

Le premier exemple illustre les discussions autour d’une méconnaissance identitaire : deux membres du réseau de Mina se mobilisent pour identifier chacune des personnes représentées. Le second exemple implique une identification à la fois nominale et généalogique. Le commentaire de Willie mobilisant un pan de mémoire familiale permet d’invalider la première hypothèse proposée. La fin de son commentaire illustre par ailleurs l’importance de la diffusion de ces photographies pour les internautes. Comme dans le premier cas, Lucy semble détenir la réponse finale : ces échanges permettent d’identifier au sein du réseau quelques figures détentrices des savoirs généalogiques du groupe, que Zonabend (2000) définit sous la catégorie de « maîtres de parenté ». Le troisième exemple illustre certaines des modalités de l’exercice parental qui se joue au cours de ces discussions généalogiques : la salutation finale de Mina identifiant Joe comme son irngutaq[45] met en pratique terminologique l’identification de son éponyme (sauniq) et actualise ainsi sa relation de parenté par le nom avec Joe. Remarquons une nouvelle fois que la terminologie de référence associée à une position généalogique est anglophone, tandis que la terminologie d’adresse liée aux appellations éponymiques est en inuktitut : la mobilisation successive des deux catégories linguistiques au coeur de pratiques originales de transmission des savoirs générationnels opère un habile glissement entre les registres généalogique et ontologique des parentés inuit.

Définition, exercice et transmission de l’ontologie familiale

Le support didactique des photographies dans la transmission des savoirs généalogiques et l’exercice des parentés inuit acquiert une dimension supplémentaire dans la mise en scène visuelle de l’identité relationnelle qu’elles relayent. Il en est ainsi de la page Bebo d’Hannah, 30 ans, diffusant plusieurs photographies d’elle-même posant à tour de rôle avec son éponyme, sa sanaji et sa jeune homonyme. La photographie de son homonyme est titrée « Mini me, Hannah, mysauniq (avvakuluk) »[46]. Cette identification linguistique de la relation homonymique initie la définition du registre ontologique de la parenté par la mise en regard des deux mots en inuktitut : le terme sauniq (littéralement « os »), réciproquement utilisé par un éponyme et son homonyme pour s’adresser l’un à l’autre, et le terme avvakuluk (de la racine avvak, « moitié », et de l’affixe kuluk exprimant l’affection). La mise en parallèle linguistique de ces termes renvoie littéralement au partage d’âme caractérisant traditionnellement la relation éponymique (Saladin d’Anglure 1970), par ailleurs nominalement et humoristiquement illustré par l’expression « Mini me, Hannah », et qui ne fut que très peu exprimé au cours de nos entrevues hors ligne. Voici qui vient donc compléter nos hypothèses concernant la didactique des pratiques terminologiques numériques : la diffusion commentée de la photographie interprète et transmet étymologiquement, nominalement et visuellement une définition ontologique de la relation de parenté éponymique délaissée des contextes de transmission hors ligne contemporains.

Cette transmission des savoirs relatifs à la définition ontologique de la parenté s’exprime ailleurs dans les discours sur les ressemblances physiques relégués dans les commentaires de photographies dont voici deux exemples :

Exemple 1

Mina : « Julie, tu ressembles à Louisa K. sur cette photo… LMAO ! »

Winnie : « Jul, tu ressembles à tous tes demi-frères et soeurs. Lol » […]

Winnie : « Ok, je suis perdue maintenant. Lequel es-tu ? Sam, Paul, Martha ou Billy ? LOL, j/k ».

Mars 2010, page Facebook[47]

Julie est l’avant-dernière d’une fratrie de onze enfants, elle a été adoptée par la soeur de sa mère biologique. Or, si la référence à sa ressemblance avec « Louisa K. » relève effectivement d’une plaisanterie de sa soeur Mina, l’intervention de Winnie renvoie quant à elle explicitement à l’adoption de Julie. Les « demi-frères et soeurs » auxquels il est nominalement fait référence partagent en effet avec elle leur père biologique, dont l’identité longtemps cachée est un sujet d’embarras pour la jeune fille et de taquinerie pour sa fratrie adoptive. La référence à la ressemblance physique de Julie avec cette fratrie biologique paternelle a donc deux effets : elle diffuse au réseau de contacts des indices généalogiques permettant de retracer un pan communautairement peu diffusé de l’histoire parentale de Winnie, et elle rattache ontologiquement Winnie, par ses composantes physiques, à sa lignée biologique paternelle – l’éloignant ainsi doublement, sous forme ludique, de sa lignée adoptive maternelle, et actualisant les fortes relations à plaisanterie caractérisant sa position dans sa fratrie adoptive.

Exemple 2

Dinah : « Beaucoup de jumeaux ».

Mina : « Ahahah ! Nous ne sommes pas tous jumeaux. En fait, Winnie, Jack et moi sommes triplés, et Caroline est juste une personne simple… lol » […]

Annie : « Winnie ressemble à Caroline sur cette photo ! Je pensais que c’était Caroline au début ! Et Mina ressemble à Sarah ! » […]

Lucy : « Je ressemble à Julie… lol ».

Mars 2010, page Facebook[48]

Ce second exemple transmet, sous la forme d’échanges publics entre parents (Mina, sa tante maternelle Lucy et sa cousine croisée patrilatérale Annie), une interprétation humoristiquement détournée des théories inuit des ressemblances entre germains biologiques : plutôt que d’apparier entre elles les soeurs issues de triplés Mina et Winnie (comme les commentaires des photographies du même album tendent à le faire en soulignant la ressemblance frappante entre les deux soeurs), leur cousine les met respectivement en parallèle avec deux soeurs aînées, Caroline et Sarah. Si l’analyse de ces discours pourrait à elle seule faire l’objet d’une étude poussée qui n’a pas sa place dans cet article, nous soulignerons surtout l’intervention finale de Lucy s’associant elle-même à sa fille Julie (adoptée par la mère de Mina et Winnie) et diffusant ainsi son identité ontologique et son interprétation des théories des ressemblances parentales avec une fille biologique donnée en adoption.

La transmission des savoirs généalogiques à l’oeuvre dans la circulation et les commentaires des photographies se double donc, que ce soit au travers d’usages terminologiques et linguistiques spécifiques ou dans la diffusion des théories sur les ressemblances physiques entre parents, d’une interprétation des savoirs et des pratiques ontologiques de la parenté inuit. Cette perspective de l’exercice parental qikirtamiut sur les sites de réseaux sociaux atteint une dimension supplémentaire dans la communication de certains internautes avec leurs parents défunts :

Mon cher Bill, tu es mort depuis un mois maintenant… Tu me manques tellement ! J’ai vu ta photo dans le Nunatsiaq News aujourd’hui… Et je ne pouvais toujours pas croire à ton décès… Tu seras toujours dans mon coeur, peu importe ce que la vie réserve. Je dois te laisser partir mais je ne t’oublierai jamais… Tes câlins, tes caresses, ton amour, tes « je t’aime », ton rire, ton odeur. Surtout ta cuisine… Et mon petit déjeuner au lit… Je t’aime pour toujours…

Avril 2010, page Facebook[49]

Ce paragraphe proposé en exergue de la page Facebook de Lucy a la caractéristique de s’adresser directement à son mari défunt et de souligner implicitement le rôle de la photographie (Nunatsiaq News) dans l’actualisation ontologique de la personne (à qui l’on peut alors s’adresser) et la transmission de la mémoire (suscitant l’intervention de cinq contacts de Lucy partageant à leur tour leurs souvenirs du défunt). Ce type d’adresse directe aux parents défunts appelant une mobilisation collective de la mémoire familiale a été relevé à plusieurs reprises sur les pages de notre corpus. Le cas le plus intéressant est sans doute celui de John, dont la mère Annie a choisi de conserver la page Bebo à la suite de son décès accidentel en 2007. Elle continue depuis à y agir en simple contact, laissant des commentaires réguliers à son fils sans jamais modifier l’interface. Au cours des premiers mois suivant son décès, la page de John a recueilli d’innombrables commentaires de parents et d’amis. Afin de mesurer la viabilité de ces pratiques, nous avons choisi d’en observer les dynamiques deux ans après l’événement : depuis janvier 2009, dix-neuf commentaires publics[50] y ont été rédigés. Parmi eux, trois sont des messages d’amis hors communauté, cinq des messages de ses germains et onze des messages de sa mère. Au cours de l’année 2009, quatre images ont été envoyées par Annie sur la page de son fils, diffusant pour 75 % d’entre elles la mise en scène d’une relation maternelle : à l’occasion du 1er janvier 2009, une photographie représentant John avec sa grand-mère maternelle ; à l’occasion de la Saint-Valentin, une image du Christ en prière ; à l’occasion de son anniversaire de naissance, une photo le représentant enfant avec sa mère ; à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, une photographie le représentant avec sa mère le jour de sa graduation. Les différents commentaires postés sur son site relèvent tout autant de la fixation de la mémoire familiale, par l’évocation de souvenirs communs, que de la continuité d’une pratique relationnelle parentale par son inclusion dans la dynamique parentale en cours :

Salut frérot, comment se passe la vie là-haut, au paradis ? Je parie que tu t’amuses bien, on sera bientôt avec toi. Eh, j’ai rêvé de toi et c’était plutôt effrayant... lol. Je pense que c’est parce que je regarde beaucoup de films surnaturels. Tu étais dans mes rêves la nuit dernière et j’étais si heureuse de t’y voir. Parce que tu me manques tant, et cela fait déjà 3 ans, si longtemps… Tu me manques frérot, et plein de choses foutent le camp, [notre frère] Mike dérape et nous ne savons vraiment pas quoi faire.

Décembre 2009, page Bebo[51]

Ce commentaire a été rédigé par l’une des soeurs cadettes de John. La référence au paradis est à comprendre dans le contexte anglican de l’archipel et des théories ontologiques contemporaines consécutives accordant à l’âme chrétienne, ainsi que plusieurs entrevues ont pu le souligner, une place centrale dans la composition de la personne. La référence aux difficultés familiales liées au frère cadet, Mike, fait écho à l’un des commentaires postés par la mère de John : « Salut John, j’ai besoin de ton aide... »[52]. La page de John permet ainsi à sa parenté proche de communiquer directement avec lui dans un espace-temps hors de la portée des vivants (le « paradis »), afin d’obtenir son aide dans le cadre de contextes familiaux éprouvants.

Si la commémoration des morts et de la mémoire familiale sur les réseaux Internet n’est pas propre aux pratiques des internautes qikirtamiut, nous sommes toutefois bien loin, dans ce dernier cas, du simple archivage mémoriel relevés par Carmagnat et al. (2004) dans leur étude des sites intranet familiaux français. L’utilisation des sites de réseaux sociaux à Sanikiluaq est non seulement caractérisée par la transmission de la mémoire généalogique et de l’histoire familiale, mais aussi par un exercice direct de la relation parentale avec certains défunts. Or, cette pratique ne serait-elle pas à mettre en parallèle avec la transmission éponymique des noms personnels et des théories ontologiques associées ? En regard du partage d’une « âme-nom » (Saladin d’Anglure 1970) notamment exprimé par la pratique terminologique homonymique consistant à associer tout parent d’homonyme et tout homonyme de parent à un parent, la relation de parenté par le nom permet en effet une pratique relationnelle (terminologique et comportementale) continue avec le monde des défunts – la référence au rêve du dernier commentaire rappelant d’ailleurs la capacité de l’âme-nom à visiter le sommeil des vivants. Dans cette perspective, la caractéristique spatiotemporelle des sites de réseaux sociaux à la fois dans (par la pratique de relations proches) et hors de la pratique hors ligne des relations leur permettrait de jouer un rôle de médiation avec les parents généalogiquement, géographiquement et ontologiquement lointains, dont la pratique relationnelle se trouve consacrée dans la retranscription numérique linguistique de pratiques terminologiques associées à la parenté homonymique.

Conclusion

L’analyse des sites de notre corpus a identifié trois principaux registres de la parenté qikirtamiut : un registre pratique, ou relationnel, exprimé dans les échanges discursifs des pages Bebo et Facebook ; un registre généalogique mobilisé dans l’identification de l’internaute et le contexte contemporain de transmission de la mémoire et des savoirs généalogiques ; un registre ontologique notamment développé dans la pratique terminologique et visuelle des parentés. Ces registres complémentaires dans la définition culturelle de la parenté inuit trouvent des supports efficaces dans l’espace-temps spécifique offert par les sites de réseaux sociaux.

Dans le contexte problématique des dynamiques contemporaines de transmission intergénérationnelle, tant au niveau de la circulation effective des connaissances que des changements notables des pratiques et des milieux communautaires et familiaux, l’important investissement parental des sites Bebo et Facebook à Sanikiluaq n’est de ce point de vue pas anodin. Loin de n’être que le pâle reflet de dynamiques sociales hors ligne, les pratiques en ligne révèlent de véritables milieux d’exercice des parentés et de l’organisation sociale. Elles offrent aux internautes différents outils de communication et de (re)connaissance qui sont à même de pallier la distance géographique, temporelle et ontologique introduite dans le réseau structural et pratique des parentés. Bien plus qu’une identité personnelle, la pratique de ces sites relaye une identité et un discours relationnels construits autour de la transmission d’une histoire et de savoirs familiaux à la fois personnels, communautaires et culturels.

La nature intrinsèque des sites de réseaux sociaux semble en ce sens répondre de manière cohérente à ce que Saladin d’Anglure (1998) définit comme la « virtualité » de la parenté inuit, autrement dit sa capacité à resserrer des liens de parenté que les relations généalogiques mais aussi, ajouterions-nous, l’évolution des configurations familiales et communautaires contemporaines, ont pour effet de distendre. L’univers des réseaux en ligne induit l’exercice, dans un même espace-temps, des différents registres de cette « virtualité » parentale hors ligne, agissant comme médiateur efficace dans la transmission des savoirs familiaux structuraux, pratiques et ontologiques afférant. La capacité de diffusion communicative et didactique d’Internet semblent ainsi d’ores et déjà le prédestiner à devenir l’un des principaux médias communautaires de l’Arctique inuit canadien – entraînant avec elle l’ouverture d’un vaste champ d’analyses consacré aux dynamiques de transmission des savoirs dans le cyberespace.