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En France, représentations cinématographiques récentes[1], interrogations anthropologiques sur la Révolution française, historiographie dominante française à la Sorbonne comme à l’EHESS (Martin 2006 ; Guéniffey 2000) décrivent aujourd’hui des hommes et des femmes révolutionnaires davantage qui s’intéressent plus à leur devenir pulsionnel qu’aux compétences subjectives rationnelles qui signeraient leur condition de sujets libres. Pulsions mortifères et mauvaises passions s’exprimeraient sans frein du fait de l’absence d’État. Ces révolutionnaires sont souvent indissociables des foules décrites d’abord par Taine, puis par Lebon, puis in fine par Freud dans Psychologie des foules et analyse du moi (Freud 1981). Toutes ces lectures insistent sur le retour à la barbarie de l’instinct et sur la soumission aux suggestions de meneurs manipulateurs, qu’ils prennent le nom de Marat ou de Robespierre.

Luc de Heusch, du côté de l’anthropologie, caractérise encore la Révolution française en faisant appel aux catégories freudiennes, celle par exemple de l’identification à une imago. Il affirme en effet que l’événement se résume à un simple changement d’imago, de la figure du roi-père à celle de la République (de Heusch 2003 : 22). Il revient sur la question de la suggestibilité des foules en évoquant d’abord les travaux du psychologue social Serge Moscovici (Moscovici 1991), puis un Freud « aventurier de la psychologie sociale » pour interroger la question de la suggestion ou de la séduction, qui, pour lui, reste malgré tout entière (de Heusch 2003 : 37). Son objectif est alors de naturaliser le domaine social selon l’ambition de Dan Sperber (Sperber 1996), et de ne plus oublier que l’homme est aussi un animal (de Heusch 2003 : 38).

Dans ce texte où, en tant qu’historienne, je souhaite m’adresser à mes collègues anthropologues, j’aimerais considérer qu’il existe pendant la Révolution française, et même au moment où l’État est le plus fragile, une capacité révolutionnaire à humaniser la foule, à fabriquer des dispositifs qui, loin de produire un défoulement généralisé et animal, résultent en une sorte de subjectivation dans l’émotion même ; ce qu’on pourrait appeler avec Gilles Deleuze une « machine désirante de droit ». Il ne s’agit certes pas d’une subjectivation où la raison viendrait chasser les émotions dont nous parlons, mais bien d’une subjectivation où la raison ne s’oppose plus aux émotions mais vient au contraire les traduire dans ce que les hommes du XVIIIe siècle appellent une « raison sensible ».

Rappelons que selon Freud lui-même, les foules peuvent d’ailleurs être très en-dessous, ou très au-dessus de l’individu isolé sur le plan éthique. Cette dimension éthique ne relève pas chez Freud d’un jugement singulier et intellectuel, mais plutôt d’une adhésion émotionnelle. Freud va jusqu’à considérer que « de même chez l’individu, de même dans le développement de l’humanité tout entière, c’est l’amour seul qui a agi comme facteur de civilisation, dans le sens d’un passage de l’égoïsme à l’altruisme » (Freud 1981 : 165). Il rejoint alors une philosophie des Lumières qui fonde sur cet altruisme la possibilité d’un gouvernement civil[2]. Puis Freud approfondit son questionnement sur un amour qui peut aussi devenir « décivilisateur ».

L’identification avec un objet aimé, que ce soit une idée abstraite ou une personne qui l’incarne, peut conduire à l’idéalisation de l’objet qui prend la place du moi propre de l’individu. Il y a « abandon du moi à l’objet, abandon qui ne se distingue plus de l’abandon sublimé à une idée abstraite » (Freud 1981 : 178). Or, affirme Freud dans une telle situation, « les fonctions imparties à l’idéal du moi (ou surmoi) sont totalement défaillantes. […] Tout ce que fait et exige l’objet est bon et irréprochable […] ; dans l’aveuglement de l’amour on devient criminel sans remords » (Freud 1981 : 178).

Toute la question pour nous est de savoir tout d’abord si les révolutionnaires sont bien dans un tel abandon et, le cas échéant, vis-à-vis de quelle idée abstraite, puis si ce processus d’identification dans la Révolution française est civilisateur ou destructeur de l’humanité des révolutionnaires.

Peut-être encore s’agit-il d’identifier quels moyens les révolutionnaires tentent de se donner pour contrôler les effets dangereux ou néfastes de l’idéalisation sans se passer pour autant d’un projet idéal. En bref, comment, dans le contenu des objets aimés et dans les pratiques qui sont associées à cet amour, la conscience morale qui peut faire défaut à l’amoureux est-elle introduite?

En examinant sérieusement des archives classiques – comptes rendus de séances d’Assemblée dans le journal Le Moniteur universel, pétitions envoyées à l’Assemblée, descriptions de fêtes dans les journaux –, nous aimerions montrer que les révolutionnaires français ont très clairement désiré une révolution non violente. Transformer le monde devait idéalement s’accomplir par la seule puissance du langage du droit comme langage juste, et par la puissance de l’amour de la patrie qui se confond alors bien souvent avec l’amour de la vie sous les bonnes lois. Le droit et la vie bonne constitueraient ainsi les objets idéaux identificateurs.

Or, cette identification est alors effectivement puissante, elle se trouve même démultipliée par les pratiques politiques démocratiques qui n’ont jamais cessé de se proclamer en faveur des droits de l’homme et du citoyen et en faveur de la vie bonne, qui est aussi la vie libre.

Oui, je crois important de rappeler que les Révolutionnaires français aiment la vie et agissent en faveur de la vie juste et bonne. Elio Vitorini dans Les hommes et les autres (Vitorini 1947) avait souligné que, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, la résistance violente ne devait jamais oublier cet objectif de la vie bonne, du bonheur. Les résistants devaient donc préserver leur propre vie et la rendre bonne pour ne pas laisser le non-sens envahir le quotidien. Les révolutionnaires comme les résistants ne sont pas fondamentalement amoureux de la mort et du sang, même s’ils ont du faire face à cette mort et à ce sang.

Cette retenue de la violence, j’aimerais d’abord la décrire comme l’effet d’une subjectivation émotive et collective qui est inscrite au coeur du processus démocratique et de l’expérience qu’elle offre aux citoyens révolutionnaires. Puis j’aimerais montrer comment cette retenue bafouée dans la fusillade du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791 est pourtant maintenue par le mouvement pétitionnaire et les fêtes organisées pendant l’année 1792 par les patriotes.

L’identification aux droits de l’homme et du citoyen : une acculturation politique en 1789-1791

Une identification sensible : assumer dans l’émotion des prescriptions morales

L’identification fondamentalement à l’oeuvre pendant la Révolution française est une identification aux droits de l’homme et du citoyen déclarés le 26 août 1789. Cette déclaration qui fonde en droit la souveraineté de la nation ainsi que les principes de liberté et d’égalité est explicitement objet d’amour des révolutionnaires. En témoigne le nombre important de sociétés politiques qui affirment défendre cette Déclaration des droits dans le nom même qu’elles se donnent : Société des amis des droits de l’homme, des amis de la Constitution, des amis de la loi, des amis de la liberté, des amis de l’égalité, Société des nomophiles sont autant de dénominations qui font immédiatement référence à cette Déclaration des droits, à ses principes et à la loi qu’elle fonde. L’amour pour les droits de l’homme n’avait d’ailleurs pas attendu la déclaration du 26 août 1789. Lynn Hunt (2003) associe le succès du discours des droits de l’homme au XVIIIe siècle à la veille de la Révolution à sa diffusion par les médias sensibles, soit le roman et le théâtre. Ces derniers ne cherchaient pas seulement à convaincre l’esprit mais tout autant à imprimer sur les corps les idéaux qu’ils véhiculaient. Verser des torrents de larmes en lisant Pamela ou La nouvelle Héloïse supposait de s’être identifié à l’héroïne et à ses idéaux et d’exprimer émotionnellement cette double identification :

En juin 1763, Bachaumont dans ses Mémoires secrets, rend compte d’une pièce jouée à la Comédie française et fait une remarque très intéressante : « il y a un rôle de sauvage qui pourrait être magnifique ; il récite en vers tout ce que nous avons lu ça et là sur les rois, la liberté, les droits de l’homme, dans Le discours sur l’inégalité, dans Émile, dans Le contrat social.

Hunt 2003 : 57

Ainsi la prise de position singulière de chaque révolutionnaire attaché aux droits de l’homme et prêt à agir en citoyen dans une société politique pour les défendre peut être « le point d’aboutissement d’une affirmation collective par laquelle se dirait une compétence éthique, consistant à assumer librement des prescriptions morales » (Bourreau 1995 : 34). C’est le sujet sensible du civisme. C’est à ce titre qu’on peut affirmer que le sujet de la raison n’est plus dissociable de celui de l’expérience sensible de la liberté en intériorité, proche du sujet cartésien du doute. On parle parfois de « cogito moral » et l’on retrouve le Rousseau des Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi, moi seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes ». Puis, plus loin : « un coeur droit est le premier organe de la vérité, celui qui n’a rien senti ne peut rien apprendre » (Rousseau 1962 : 495).

Enfin, cette Déclaration qui inscrit la révolte contre l’absolutisme dans l’appel aux droits naturels et imprescriptibles de l’homme est énoncée sous les auspices de l’Être suprême et de ce fait, immédiatement sacralisée. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen devient le texte de référence sacré pour pouvoir s’emparer de la politique. Elle institue le « lieu commun de la politique » (Gauthier 1992) dans une dimension religieuse indéniable, si l’on entend par religion, la symbolique qui relie les hommes entre eux. On élève bientôt des autels de la patrie sur lesquels sont gravés les articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et où des symboles de vie se multiplient pour les baptêmes civiques[3].

Devenir citoyen en se battant pour les droits de l’homme et du citoyen

Or, à la fin du mois d’août 1789, ni le décret d’abolition des privilèges, ni le décret sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’ont été sanctionnés par le roi. Le 30 août, une députation est envoyée à la Commune pour réclamer que le roi Louis XVI et le dauphin soient ramenés à Paris et que les députés contre-révolutionnaires soient révoqués et mis en jugement. Il s’agit d’obtenir la sanction des décrets d’août. Camille Desmoulins argumente dans ce sens dans les cafés. On parle d’aller chercher le roi à Versailles et celui-ci fait appel au régiment de Flandres pour le protéger. Le 1er octobre, les gardes du corps du roi offrent un banquet à ce régiment, des officiers y piétinent la cocarde tricolore. Les patriotes décident alors de ne plus surseoir à leur projet d’aller chercher le roi à Versailles pour lui faire ratifier, avant qu’il ne soit trop tard, la Déclaration des droits. L’accord des patriotes est alors le résultat d’un éprouvé commun et il est vécu collectivement à la lecture orale et publique des journaux. Loustalot appelle en effet à un « nouvel accès de Révolution » dans le journal révolutionnaire Révolutions de Paris. Marat, dans L’ami du peuple, réclame la dissolution d’une Assemblée qui sacrifie les droits. D’une manière générale, la presse attaque la Cour, l’Assemblée nationale, la municipalité et La Fayette parce qu’ils ne veulent pas des réformes de droit et veulent empêcher le peuple de délibérer au Palais royal.

Les gens du peuple avaient en effet pris l’habitude de débattre dans les districts, sortes de clubs publics ouverts à tous qui permettent de faire très concrètement l’apprentissage immédiat de la citoyenneté. Dans ces assemblées de quartier élues – sortes de mini parlements avec leurs bureaux, leurs commissaires et leurs rapporteurs élus – toutes les questions fondamentales de la vie quotidienne des citoyens étaient débattues et tranchées. L’armement, les subsistances, la bienfaisance, et même une sorte de justice de paix et de police font l’objet de séances prisées. Les décisions étaient ensuite placardées et lues avec avidité puis discutées au Palais royal. Qu’on puisse songer à empêcher le peuple de s’y rassembler et de débattre apparaît inacceptable. La dimension d’émeute de subsistance des journées d’octobre où l’on ramène le boulanger, la boulangère et le petit mitron constitue un facteur de déclenchement de l’émeute, mais c’est bien pour protéger des droits de l’homme et du citoyen encore fragiles que le peuple a décidé en amont de ces journées en articulant la culture lettrée des journaux et des pamphlets, et l’espace des émotions et des opinions populaires. C’est cette articulation qui caractérise le modus operandi populaire de la politique. Cette modalité avait d’ailleurs été expérimentée auparavant dans la guerre des farines nouée à l’introduction du libéralisme. L’ironie faisait alors partie de ce que Thompson a appelé « l’économie morale de la foule », c’est-à-dire une capacité à argumenter sur le sentiment du juste et de l’injuste et à désamorcer la violence par l’humour (Thompson 1971 : 76-136).

Le 5 octobre, la violence qui aurait pu se déchaîner au nom de l’amour des droits de l’homme et du citoyen est à la fois symbolisée et retenue. On oblige La Fayette à prendre la tête du cortège armé en le menaçant de la corde s’il refuse. La corde est apportée pour l’empêcher de se défiler. 15 000 hommes de troupe additionnés de 15 000 porteurs de piques et d’armes dérobées à la municipalité suivent les 6000 femmes parties pour Versailles en portant drapeau et frappant tambours. 12 000 hommes des districts restent pour garder Paris et éviter tout pillage.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est bien devenue l’objet sacré qui permet de saisir la dynamique révolutionnaire. Elle articule une demande raisonnée de droit généralisée au XVIIIe siècle dans le registre des medias sensibles à la sacralité de cette demande et des émotions qui lui sont nouées. La Déclaration des droits est alors à la fois l’objet aimé et le surmoi à l’oeuvre, elle crée la puissance politique, mais conduit à une volonté de renoncer aux pulsions destructrices qui ne seraient pas conformes à l’énoncé de cette Déclaration et dissolvantes par là-même du projet politique. Lorsque la menace souveraine surgit sous la forme d’un cortège armé ou d’une corde menaçante, cette violence reste en puissance.

L’Assemblée constituante supprima le 21 mai 1790 les districts par crainte d’« anarchie », et les remplaça par 48 sections aux pouvoirs beaucoup plus limités mais où les citoyens purent continuer à se réunir et à délibérer. Le métier de citoyen se faisait également au sein des sociétés politiques qui s’étaient multipliées de 1789 à 1791. Bonneville, du Cercle social, explicite ainsi la nécessité de ces sociétés délibérantes :

Il faut qu’un peuple dont la liberté n’est pas imperturbablement affermie soit toujours sur le qui vive ; il doit craindre le repos comme l’avant-coureur de son indifférence pour le bien public et se faire une habitude de contredire et de disputer pour n’être pas la dupe de tant de vertus vraies ou affectées par lesquelles on pourrait le tromper.

Monnier 1994 : 35

L’activité politique est ainsi conçue comme continue et ne peut être confinée au seul exercice du droit de vote, ou à la seule réception des décrets votés par l’Assemblée. Elle est d’abord une activité délibérante et communicative. Sur le plan horizontal, elle établit l’échange entre citoyens et entre sociétés, en délibérant sur les décisions juridiques, la formation de la loi, et en correspondant entre elles. Leur fonction première est alors de contrôler l’adéquation des décrets pris avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de donner ainsi à chacun la possibilité de répondre de ses devoirs de membre du « peuple souverain ». Sur le plan vertical, les sociétés entretiennent ainsi un échange constant avec l’Assemblée par la voie des adresses et des pétitions.

Lorsque l’Assemblée adopte le principe du cens électoral, vingt-sept pétitionnaires du faubourg Saint-Antoine envoient une pétition à l’Assemblée pour protester. Ils demandent « respectueusement à payer une contribution directe, afin de ne plus être des ilôtes » (Monnier 1994 : 50). Lorsque, les 9 et 10 mai 1791, les libres droits de pétition et d’affichage sont attaqués, les sociétés politiques organisent des débats publics pour répondre à la question de l’adéquation entre une telle restriction et les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le débat aboutit à déclarer le décret contraire à la Déclaration des droits et appelle à en demander la révocation. Le citoyen Nicoleau de la section de la Croix rouge avait défendu l’idée d’un peuple « véritable souverain et législateur suprême, qu’aucune autorité ne pouvait priver du droit d’opiner, de délibérer, de voter et par conséquent de faire connaître par des pétitions le résultat de leurs délibérations, les objets et motifs de leurs voeux » (Monnier 1994 : 45). Il espère

que les Français ne se trouvent pas dans la fâcheuse nécessité de suivre l’exemple des Romains, et d’user contre les mandataires, non du droit humble et modeste de pétition, qu’on a cherché à leur ravir, mais du droit imposant et terrible de résistance à l’oppression, conformément à l’article 2 de la déclaration des droits.

Ibid.

Grégoire avait également fait une mise en garde :

Si vous ôtez au citoyen pauvre le droit de faire des pétitions, vous le détachez de la chose publique, vous l’en rendez même ennemi. Ne pouvant se plaindre par des voies légales, il se livrera à des mouvements tumultueux et mettra son désespoir à la place de la raison […]. La liberté de penser et de manifester sa pensée d’une manière quelconque est le levier de la liberté politique.

Le Moniteuruniversel, 8 : 354

Pour Grégoire comme pour les membres des sociétés politiques, la vie politique accomplie dans l’égalité des droits et dans cette communication sensible de la raison préviendrait les insurrections et la violence. La vie politique comme telle est un dispositif de subjectivation collective – on prend conscience qu’on est membre du peuple constitué en souverain d’une manière sensible et raisonnée – qui conduit à la pacification. La liberté de s’assembler et le droit de pétition sont au coeur de ce dispositif d’apaisement.

L’amour de la patrie en 1792, l’amour des lois, l’amour de la vie

Lors du débat de janvier 1792 sur la guerre, des dons patriotiques affluent à l’assemblée. Ces dons nouent l’imaginaire de la patrie comme le « lieu » où il y a des lois avec celui où la patrie est la « communauté des affections ». Saint-Just, dans ses écrits avant même d’être connu, est l’un des premiers à avoir ainsi défini la patrie comme un lieu qui se constitue par la protection donnée par les lois, lois qui englobent la Déclaration des droits, la Constitution et les lois positives justes. Saint-Just, dans L’esprit de la révolution et de la Constitution en 1791, affirmait déjà :

Où il n’est point de lois, il n’est point de patrie, c’est pourquoi les peuples qui vivent sous le despotisme n’en ont point, si ce n’est qu’ils méprisent ou haïssent les autres nations. Où il est des lois, il n’est quelquefois point de patrie, si ce n’est la fortune publique ; mais il en est une véritable qui est l’orgueil de la liberté et de la vertu ; c’est de son sein qu’on voit sortir ces hommes chez qui l’amour des lois semble être le feu du ciel.

Saint-Just 1984 : 338-339

Les lois aimées sont-elles désincarnées, comme l’affirme si souvent l’imaginaire historiographique d’un supposé despotisme de la raison? Plus exactement, qu’est-ce qu’une loi désincarnée? Si ce sont des lois sans réserve d’expérience de leur efficience immédiate, sans réserve d’espérance d’une vie concrète meilleure sur la terre, alors les lois révolutionnaires, et en particulier la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’ont rien de désincarné. Elles ont déjà produit des transformations radicales dans la vie quotidienne, ne serait-ce que dans la perception de soi et des autres sous ce trait d’égalité de l’article premier. Ces transformations radicales ont conduit à abandonner la condition d’assujetti (ou d’esclave dans le vocabulaire des révolutionnaires) pour la condition de sujet pensant, délibérant, votant, agissant ; les révolutionnaires parlent « d’hommes libres » et de « citoyens ».

Défendre la patrie, ou aimer la patrie en 1792, ce n’est donc pas seulement changer d’imago[4] et remplacer la figure du roi par une abstraction, mais affirmer que par expérience, la vie sous les lois révolutionnaires conquises vaut la peine d’être aimée et défendue car cette vie est celle qui permet d’accomplir sa condition humaine.

Il faut entendre à la lettre le « vivre libre ou mourir » des révolutionnaires. Il affirme que désormais seule cette vie humaine est la vraie vie, et que redevenir esclave serait mourir à l’humanité, serait perdre son humanité. Défendre la patrie ce serait alors défendre la condition d’une vie humaine. Défendre la patrie ce serait ainsi défendre une communauté sociale et politique en sauvant des lois qui rendent la vie humaine et en sauvant les hommes, femmes et enfants qui aiment ces lois. Sauver des vies revient alors à sauver l’immanence de la vie comme vie bonne avec les autres, la cité, ce que Marc Abélès appelle la convivance (Abélès 2006). On est fort loin d’un sauvetage qu’on déclarerait aujourd’hui humanitaire de la vie belle malgré l’absence de liberté, de la zoé d’Aristote. La défense de la patrie n’est pas un « sauve qui peut » de corps en danger, mais une affirmation politique de la cité en danger.

Lorsqu’on se battait pour le roi, on se battait pour servir celui qui devait protéger tous ses sujets, on se battait pour sauver un protecteur. Désormais, défendre la patrie, c’est défendre les lois protectrices de la condition humaine de chacun, la vie de chacun des membres de la nation, l’universalité des citoyens.

Des fêtes familiales pour demander justice et affirmer l’amour de la vie

La fête occupe une place centrale dans le processus politique révolutionnaire (Ozouf 1976) ; elle est le lieu d’une représentation de soi comme au moment de la fédération au Champ-de-Mars, le 14 juillet 1790 ; elle est un mode pacifiant de faire de la politique. Lorsqu’après la fuite du roi, les pétitionnaires du 17 juillet 1791 avaient organisé la signature de la pétition républicaine dans ce même Champ-de-Mars, ils y étaient venus au nom de la justice à rendre, mais aussi au nom de la belle journée de la vie, pour pique-niquer avec femmes et enfants. On avait chanté et dansé sous la pluie avant que la fusillade ne vienne mettre un terme à cette nouvelle demande de loi constituante effectuée sans armes et même, à la demande des organisateurs républicains, sans bâtons. La fuite du roi avait été couverte par la fiction de l’enlèvement et effacée par l’amnistie du 14 septembre 1791. Lorsque les républicains se sentent à nouveau assez fort en mars 1792 pour affirmer leur point de vue dans l’espace public, ils réinventent ce nouage entre demande de justice et fête familiale.

Un banquet civique le 25 mars 1792 fait la démonstration d’une fête capable à la fois de procurer des plaisirs intenses et des contrôles efficaces du désordre potentiel des manifestations populaires. Mieux, il s’agit de faire la démonstration qu’une fête révolutionnaire est fondamentalement et spontanément ordonnée par le partage des mêmes valeurs et des mêmes joies. Ce partage écarte l’anarchie, fonde l’indifférenciation réciproque, et produit l’égalité des places. Chacun peut à la fois se saisir comme individu spécifique et comme partie de l’union réalisée par la fête. Il s’agit dans ce banquet d’annoncer à la fois l’avènement de la république et de la vie paisible et heureuse.

L’évocation de deux figures féminines annonce la naissance de ce temps nouveau. Sous la figure de la femme accouchée et de la naissance d’une fille s’achève le deuil républicain ou, du moins, le deuil du pacte social républicain :

La femme d’un tambour de ce faubourg était accouchée la veille. Le mari se trouvait à la fête ; on n’a cru pouvoir mieux la terminer qu’en assistant au baptême de l’enfant : c’était une fille ; elle a été baptisée par M. Fauchet évêque du Calvados et vainqueur de la Bastille ; elle a été tenue sur les fonds baptismaux par M. Thuriot, député, et aussi vainqueur de la Bastille, et par Mlle Calon, fille de M. Calon, député. La petite fille a été nommée Pétion-Nationale-Pique ; et son père a prêté le serment civique en son nom. Un drapeau de la Bastille et le bonnet de la liberté étaient sur les fonds, et des airs patriotiques ont été joués pendant toute la cérémonie qui a fini par un repas fraternel, donné par M. Santerre, président de la fête, au père, au parrain, à la marraine et à plusieurs autres patriotes.

LeMoniteur universel, 12 : 138

Le rituel de baptême convoque comme le banquet tous ceux qui peuvent agir désormais pour que la vie soit cette fête républicaine, tous ceux qui ont agi jusque-là en ce sens. Le renouveau, c’est-à-dire l’enfant, vient du peuple des faubourgs et en signale l’engagement ardent. La figure du tambour manifeste le sens du sacrifice et la compétence à maintenir l’ardeur par la sollicitation du corps par des rythmes. La manifestation de rue où battent les tambours est une bataille symbolique. Le baptême religieux est ici effectué par une figure éminente du Cercle social, société fraternelle qui fait le lien entre religion catholique traditionnelle et révolution des droits de l’homme et du citoyen. Non seulement Fauchet est un vainqueur de la Bastille, mais la pétition du Champ-de-Mars de 1791 est réputée avoir été rédigée au Cercle social, ses journaux avaient été censurés l’été 1791. Les parrain et marraine représentent la nation en tant que députés. L’enfant ne s’appelle pas Marianne. Mais si Pétion est un hommage rendu au nom de l’homme qui incarne la fidélité républicaine, si la République doit se confondre avec la nation souveraine et si, pour se faire, elle doit s’armer de piques, on comprend que ce prénom étrange est une métaphore de l’attente républicaine évoquée par cette fête qui, nous l’avons compris, n’a rien de spontané. L’enfant est un pont tendu entre le passé glorieux et un futur capable d’accomplir la promesse révolutionnaire. La journée finit par un nouveau repas fraternel où le porte-parole du faubourg Saint-Antoine, le brasseur Santerre, surgit comme nouvelle figure paternelle et philanthrope.

Cette manière festive d’exprimer l’horizon politique révolutionnaire est à l’ordre du jour de ce printemps 1792. Peu après le 25 mars, David, Marie Joseph Chénier, Théroigne de Méricourt, Hion, Tallien et Collot d’Herbois déposent une pétition auprès de la commune de Paris réclamant une fête en l’honneur des soldats de Châteauvieux, injustement réprimés en 1790 par Lafayette et Bouillé, et que l’on souhaite voir pleinement réhabilités.

Les sociétés patriotiques et les clubs préparent alors la fête du 15 avril 1792. Aux Jacobins, elle se prépare explicitement comme un combat politique. Il s’agit par la fête d’affirmer les valeurs et les manières d’un peuple libre.

Si on veut fêter les Suisses de Châteauvieux, il s’agit aussi de fêter la « Liberté », ancienne et à venir, sous la figure de la résistance juste. Il s’agit aussi de se réapproprier le Champ-de-Mars, lieu symbolique du politique, lieu sacré non seulement parce qu’on y a prononcé des serments en juillet 1790, mais parce que La Fayette y a fait verser le sang du peuple en juillet 1791. La fête commémore ses martyrs, ceux du jour, les Suisses de Châteauvieux, mais au-delà, tous ses martyrs morts pour la liberté, même ceux dont on n’ose pas ouvertement parler. L’esprit de la fête se nourrit de l’image des citoyens morts pour la cause de la République, le 17 juillet 1791. Elle se nourrit aussi d’une conviction forte, l’événement endeuillé était une fête rassemblant hommes, femmes et enfants dansants. Il ne faut pas renoncer à cette manière de faire de la politique.

Lorsque Le Patriote français rend compte de la fête du 15 avril, le Champ-de-Mars est un élément clé du récit. Il est bien le but de la promenade effectuée :

On est parti du faubourg Saint-Antoine à 11 heures du matin et l’on n’est arrivé au Champ-de-Mars qu’à sept heures du soir. Cette lenteur a été occasionnée par les agréables obstacles qu’opposait à chaque pas à la marche, l’enthousiasme des spectateurs.

Le patriote français[5]

Ce Champ-de-Mars étant également le lieu du rituel à accomplir, la manifestation publique se transforme alors en cérémonie attendue :

Cependant le champ de la fédération et l’autel de la patrie étaient couverts de citoyens et de citoyennes qui attendaient avec impatience l’arrivée du cortège. Bientôt de vifs applaudissements, de nombreuses acclamations l’annoncèrent, et il s’avança majestueusement, vers l’autel auguste où fut juré le pacte fraternel qui unit tous les Français.

Ibid.

La fête du 15 avril a consisté à organiser un défilé symbolique de la présence du peuple libre, le spectacle du peuple libre face auquel les spectateurs pouvaient s’émouvoir, ou avec lequel ils pouvaient s’associer dans une marche qui est rencontre, inscrite dans l’espace et le temps de la ville. Ce spectacle culmine en une cérémonie qui invente les gestes rituels d’un culte civique rendu à une divinité païenne : la Liberté arc-boutée à un texte sacré, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « La table de la Déclaration des droits y fut déposée ; on rassembla à l’entour tous les signes, tous les emblèmes, tous les drapeaux qui ornaient la marche ». Ces emblèmes représentent des absents, des figures tutélaires de grands ancêtres et d’amis glorieux : « les bustes de Voltaire, de J.-J Rousseau, de Sydney et de Franklin » ; les peuples amis : « les drapeaux anglais, américains et français » ; la révolution provinciale : « des bannières et des inscriptions précédents chaque groupe, 83 bannières sur lesquelles on lisait les noms des 83 départements » ; les symboles de l’événement fondateur : « les clefs et le drapeau de la Bastille, des pierres de cet antre du despotisme ». La cérémonie acquiert ainsi une valeur non seulement nationale mais également universelle. Elle retrouve des gestes qui appartiennent autant à l’antique religion romaine qu’à la religion catholique : « Des parfums furent brûlés et expièrent… mais gardons-nous de rappeler des souvenirs déchirants, et que cette journée ne fasse couler que des larmes de joie ». Ainsi, dans l’événement festif même est signifiée la fin d’un tabou par prétérition. Il s’agit bien de rappeler les souvenirs déchirants du Champ-de-Mars pour mieux affirmer que la cérémonie en éloigne la présence, qu’elle les inscrit dans un passé que l’on commémore au moment même où l’on célèbre la liberté présente. « Le char de la liberté fit le tour de l’autel, et les airs retentirent des louanges de cette unique divinité des Français ». Le troisième temps de la fête s’ouvre enfin. « La nuit mit fin à cette cérémonie, alors commencèrent des danses et des farandoles, égayées encore par des chants civiques » (LeMoniteuruniversel, 12 : 138). Ce temps est celui de l’expérience physiquement éprouvée d’une transgression par répétition des gestes de joie, de danse et de chants dans un lieu endeuillé et désormais restitué par tout ce cérémonial, à ceux qui y ont lutté pour la liberté. Ce troisième temps consacre le Champ-de-Mars comme lieu anthropologique[6] de la politique, consacre la politique comme fête citoyenne. Être citoyen à part entière est une fête, et la fête est le lieu où chacun trouve une place et joue son rôle indispensable à l’articulation de la vie politique et de la vie comme telle. On retrouve ici les ordonnancements, l’autel, la place publique avec ses possibilités, ses interdits et ses prescriptions aux contenus social et spatial, dans cette articulation spécifique de l’historique, un futur espéré, un présent investi et un passé commémoré. Les mêmes gestes accomplissent ou évoquent ces trois temps de l’histoire, une histoire devenue plénitude. Le temps de la fête nocturne est celui de la commémoration par les corps et celui de la célébration par ces mêmes corps de l’espérance à nouveau présente. Cette fête nocturne reste dans l’espace de la ritualité civique où c’est l’immanence des corps en liesse et réunis qui est en tant que telle offrande à la Liberté divinisée. On retrouve la fête comme pacte social.

Lorsque le journal Le Moniteur universel met en récit la fête, il en souligne l’harmonie :

Pour donner une idée générale de la fête célébrée hier en l’honneur de la Liberté, il suffirait de dire que le peuple en était l’ordonnateur, l’exécuteur, l’ornement et l’objet. Rien n’a été plus beau que cette fête, car rien n’est plus beau qu’une grande masse d’hommes animés des mêmes sentiments de patriotisme et de fraternité ; parce que rien n’est plus beau que les élans non combinés de ces âmes simples, qui n’ont pas appris, comme ceux qui s’appellent eux-mêmes les honnêtes gens, l’art de dissimuler ou de compasser leur joie ; parce que rien n’est plus beau que le peuple lorsqu’il est abandonné à sa propre impulsion, lorsqu’on ne le calomnie pas par des précautions inutiles, flétrissantes, et qui deviennent souvent l’occasion de désordres qu’elles devaient prévenir, parce que rien n’est plus beau que la modération d’un peuple, de ce peuple que ses ennemis peignent comme une canaille vile et féroce, de ce peuple qui contrarié pendant si longtemps dans son voeu pour la fête, par une faible et intrigante opposition, qu’on a cru nombreuse que parce qu’elle a varié à l’infini ses formes et ses manoeuvres, ne s’en est vengé que par le dédain.

LeMoniteur universel, 12 : 138

Comme pour le 25 mars, la séparation entre les rédacteurs, d’un côté, et les lecteurs du journal et ce peuple magnifié, de l’autre, n’est pas abolie ; mais ici le rédacteur prend soin de souligner que l’image du peuple réel ne correspond pas à celle du peuple redouté des « honnêtes gens ». Livré à sa propre impulsion, le « bon peuple » est ordonné, car l’ordre résulte du sentiment d’agir avec justesse et justice, sans entraves pour faire le bien. Ce n’est pas la nature du peuple qui le conduit au désordre mais les provocations de ses ennemis. Sa sagesse consiste désormais à savoir déjouer ces pièges. La vengeance du peuple invente de nouvelles armes, le dédain et la joie, et invente de ce fait un nouvel art politique qui pourrait se passer des effusions de sang :

Pendant cette longue fête, l’on ne vit pas paraître une seule baïonnette, et il ne se commit pas le moindre désordre ; il y régna toujours la police de la liberté et l’ordre qui résulte de l’harmonie des esprits et des coeurs. Sous le règne du despotisme, au mariage de Louis XVI, l’on donna une fête ; toutes les troupes étaient sur pied, et cependant plus de cent personnes y perdirent la vie : que l’on compare.

Ibid.

L’enjeu de la comparaison est fondamental. Il s’agit de prouver le bien-fondé d’une politique de l’harmonie par les lois justes, de l’invention d’un ordre social comme mouvement de la joie de vivre et, en lieu et place, d’un ordre social fondé sur la répression des plaisirs. Le compte-rendu de la fête publié dans Le Moniteur universel insiste sur les compétences populaires à faire l’économie de la violence dans l’art de la politique :

Nous qui nous sommes profondément pénétrés de ce spectacle, nous dirons seulement aux amis de la Liberté, c’est-à-dire aux amis du peuple : soyez contents ; le peuple que vous aimez est digne d’être libre, livré à lui même dans l’essor d’un triomphe qu’on lui a disputé, il a su tout à la fois s’y livrer et se contenir. Il était là dans toute sa force, et il n’en a point abusé. Pas une arme pour réprimer les excès mais pas un excès à réprimer : pas une rixe, même particulière ; pas une désobéissance à la volonté générale qui était la concorde et le bonheur de tous. […] La fête de la liberté a été célébrée hier avec […] une effusion franche de joie et de bienveillance populaire qui doit laisser un souvenir doux dans l’âme de tous les patriotes, un sentiment de confusion dans celle des ennemis impuissants du bien public, et un regret cuisant dans le coeur de quelques écrivains qui, opposant à cette fête une contradiction aussi absurde qu’opiniâtre, ont risqué de la rendre sanglante.

Ibid.

Marat, lorsqu’il raconte cette fête, souligne aussi cette compétence populaire à mettre à distance la violence.

Au milieu d’une foule immense, pas une chiquenaude donnée, pas une épingle volée, pas un mot d’injure articulé. Il est vrai que pas un seul alguazil à cheval, pas un seul satellite à pieds, pas un seul pousse-cul stipendié n’ont paru pour mettre le désordre, sous prétexte de mettre le holà. L’union fraternelle des citoyens amis de la liberté a tenu lieu de tout frein et a très bien fait voir la parfaite inutilité de ces moyens répressifs, imaginés par la police pour étouffer tout mouvement populaire et tenir la nation sous le joug. Les voilà donc ces citoyens paisibles que les ennemis de la révolution ne cessent point de calomnier […] et que le général exécrable a fait égorger au Champ-de-Mars comme des brigands. […] Quoique peu porté pour les parades, j’ai été enchanté de la fête populaire de dimanche dernier et j’en ai été témoin. J’ai vu des citoyens de tous états […] unis par les liens du patriotisme, j’ai vu les feux du civisme animer tous les yeux.

Marat 1989 : 3381

Le journal Révolutions de Paris, cité par Ozouf (1976) évoque un rituel d’apaisement fondateur :

Quatre citoyens soutenaient avec orgueil la Déclaration des droits de l’homme, écrite sur deux tables de pierre comme on nous représente le décalogue des Hébreux, […] et quant ils s’arrêtaient pour se reposer ou pour attendre la suite du cortège, un groupe nombreux se formait aussitôt autour d’eux, et chacun lisait à haute voix, avec un sentiment de fierté et de justice, la première ligne de la Déclaration : les hommes naissent et demeurent libres et égaux.

Ozouf 1976 : 82-83

La fête doit annoncer l’art politique populaire, une démonstration de puissance sans armes, une démonstration de puissance des vies engagées pour des valeurs chéries. Une démonstration sans faux unanimisme mais où les « luttes de représentation » (Chartier 1989) sont bien les luttes politiques qui permettront de faire l’économie de la cruauté. C’est là aussi l’enjeu de cette fête, dénoncer la cruauté du despotisme et affirmer l’humanité du peuple souverain à l’oeuvre.

Ainsi, si l’on peut effectivement considérer que l’État discrédité n’est plus capable de canaliser les pulsions des foules, il est également possible de reconnaître que la Révolution française n’est pas au moment où l’État est sans doute le plus fragile, de septembre 1791 à août 1792, un bain de sang généralisé, même lorsque des foules se mettent en branle. Il ne s’agit ni de passer sous silence les massacres de la Glacière à Avignon l’automne 1791, ni la mort du maire d’Étampes au printemps 1792 parmi d’autres drames révolutionnaires, ni même d’oublier les massacres de septembre à venir. Seulement de constater que la violence n’est pas constante et inéluctable, qu’il existe même dans un Paris extrêmement politisé et disposant de nombreuses institutions politiques démocratiques depuis 1789, une volonté populaire de ne pas lui céder l’espace public.

Cette retenue ressemble alors au désir de l’homme qui pris de colère est prêt à étriper son adversaire et qui s’écrie « retenez-moi ou je fais un malheur ». Cette retenue est ainsi une conscience réflexive des dangers de la colère, de l’indignation, voire de l’enthousiasme. Une conscience vécue tout aussi émotionnellement que rationnellement, la demande de retenue surgissant avec le trop-plein d’émotions lui-même dans une raison sensible inséparable des émotions.

L’anthropologie du politique nous a appris à être attentifs au rôle joué par les institutions politiques, à leurs pratiques effectives, aux effets politiques et sociaux de ces pratiques. Les pratiques d’assemblée (Détienne 2003) ont été scrutées à travers le temps et l’espace comme des pratiques de politisation souvent démocratiques. Les fêtes ont été observées comme des formes ritualisées (Abélès 1997) d’une mise en ordre symbolique de la société ; les dispositifs de prise de parole ou de prise de plume, comme des modes de régulation des rapports entre ceux qui formulent les contraintes et ceux qui les subissent. Dans tous les cas ces institutions peuvent jouer un rôle de canalisation ou de maximisation de la violence politique. L’assemblée peut se transformer en tumulte, la fête dégénérer en émeute, la pétition se transformer en ultimatum. Or, en 1791-1792 à Paris, les pratiques d’assemblée politiques de quartier, les fêtes politiques et les pétitions, sans évacuer cette dimension ambivalente ne produisent pas plus de violence, mais semblent plutôt la retenir conformément à un projet politique clairement formulé.

La mise en place des districts parisiens et des clubs, les pratiques pétitionnaires, les sociétés fraternelles, les sociétés sectionnaires et la presse sont des institutions qui ont permis aux citoyens du peuple d’allier l’expérience émotive de la décision prise à haute voix après l’épreuve physique d’une délibération en commun et l’expérience de l’élaboration des arguments. La voix et le logos en somme. Au centre des émotions comme des arguments, on trouve l’objet que constitue la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Sans doute peut-on émettre une hypothèse qui reste à creuser : ces institutions produisent un mode de politisation qui finalement gère la violence inhérente au conflit qui jaillit de la confrontation entre l’espérance des droits de l’homme et la peur de les voir disparaître de l’horizon politique. À ce titre, elles sont vouées à pouvoir se substituer à l’État pacificateur. Non seulement elles peuvent jouer un rôle de canalisation de la violence des foules révolutionnaires, mais plus encore elles peuvent déplacer ce phénomène de foules passionnées déchaînées par des processus d’identification, vers un processus de subjectivation collectif sensible et raisonné. Ces institutions démocratiques seraient capables de produire une auto-retenue de la violence populaire[7].

Cette volonté de retenue est alors liée à un désir de bonheur vivant. La belle journée de la vie n’a jamais été dédaignée par les révolutionnaires français. La retenue de la violence du peuple n’est donc pas une simple acculturation politique voulue par des élites qui ne supportent plus de voir le peuple couper des têtes. Elle est articulée à un nouveau respect sensible pour les corps et la vie qui naît au XVIIIe siècle avec Beccaria (1970) et son Traité des délits et des peines et avec la nouvelle conscience de l’intime. Enfin, elle est articulée à un projet politique formidablement moderne. Il s’agit d’être capable de ne pas mimer le tyran pour lutter contre lui, montrer ainsi la supériorité d’un peuple libre sur un peuple esclave, d’un pouvoir souverain populaire sur un pouvoir souverain monarchique. Il s’agit d’affirmer la puissance souveraine du peuple, de trouver des modalités de contrôle de la cruauté du pouvoir souverain, ou selon l’expression que nous avons choisie afin de « retenir » cette violence[8]. Le projet est encore d’actualité.