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Introduction[1]

À travers le développement spectaculaire de systèmes algorithmiques capables de collecter, d’analyser, et de traiter des quantités massives de données, l’ère des Big data semble avoir conféré à l’homme un nouvel outil de prédiction lui permettant d’optimiser les processus décisionnels, d’anticiper les risques, et de gouverner les conduites dans toute une série de sphères d’activité humaines. Les applications, développées notamment dans le domaine de la sécurité, de l’assurance, du marketing ou du divertissement intégrant des systèmes algorithmiques auto-apprenants, rendent désormais possibles la prédiction et surtout la préemption des comportements par l’application d’algorithmes de profilage et par la structuration du champ d’action possible des individus.

Qu’ils reposent sur des formes de modélisation statistique ou sur des formes plus récentes d’apprentissage machine, les systèmes algorithmiques nourrissent plus que jamais la croyance en la possibilité d’appréhender l’avenir et de faire face à l’incertitude de la vie. Cette croyance est renforcée par l’émergence d’une rhétorique anthropomorphique vantant tantôt l’autonomie des algorithmes, tantôt l’intelligence des données. Qu’ils émanent du champ de la recherche en sciences dures ou sociales, de la sphère journalistique ou politique, les discours alimentant cette rhétorique ont tous en commun de mobiliser un registre sémantique faisant référence à la prédiction, à la divination ou encore à la magie.

À en croire une grande diversité d’acteurs, les algorithmes seraient les oracles des sociétés contemporaines. Cette sémantique de la prédiction et le rapprochement qu’elle implique avec un ensemble de « croyances apparemment irrationnelles » (Sperber 1982) sont, pensons-nous, loin d’être anodins. Il ne s’agit pas de simples figures de style, mais bien d’un ensemble de « conceptualisations » remettant en cause notre manière d’appréhender le monde, d’en tirer une connaissance et d’y déployer nos actions.

Bien sûr, le désir de connaître le futur hante l’esprit des hommes depuis la nuit des temps (Minois 1996). Les hommes ont toujours cherché à découvrir ce que l’avenir leur réservait en invoquant les esprits ou les dieux afin de leur demander des signes : la chasse sera-t-elle bonne ? Les récoltes seront-elles abondantes ? Faut-il partir en guerre ? Ce mariage sera-t-il heureux ? Ce désir de connaître l’avenir concernait tant l’individu que la communauté, que celle-ci s’incarne dans le village ou l’empire. L’avenir s’est ainsi depuis toujours constitué en un objet de savoir et d’action politiques. Dans cette contribution, nous souhaitons interroger le pouvoir prédictifs que certains prêtent aujourd’hui aux algorithmes en nous inspirant des réflexions et des investigations menées par les historiens et les anthropologues sur les pratiques divinatoires[2]. Dans cette optique, nous appréhenderons les systèmes de prédiction contemporains à partir d’une double dimension. D’une part, nous tenterons de comprendre d’un point de vue épistémologique quel type de savoir sur l’avenir les systèmes algorithmiques font émerger. D’autre part, nous nous interrogerons sur la vision du monde qui sous-tend l’usage de ces systèmes.

Divination artificielle et algorithmes intelligents

Remarques méthodologiques

Le rapprochement entre algorithme et divination auquel nous souhaitons procéder est loin d’être évident. Comme toute tentative de comparaison, il peut être fructueux, mais aussi accuser certaines limites d’ordre méthodologique. Dans notre approche, ces limites tiennent principalement à l’étendue du champ d’investigation. En effet, l’étude des pratiques divinatoires couvre une matière très vaste en raison, d’une part, de l’expansion de ces pratiques aux quatre coins du globe et, d’autre part, de leur pérennité à travers l’histoire.

Sur le plan synchronique, il existe une si grande variété de pratiques, réparties dans diverses aires géographiques, qu’il est difficile de les placer sous un dénominateur commun sans perdre en épaisseur ethnographique. Néanmoins, au-delà de la multiplicité et de la contingence des techniques employées, c’est l’idée même de développer une connaissance dépassant l’entendement humain et pouvant révéler le futur qu’il s’agit d’interroger. De manière plus spécifique encore, c’est l’idée de « divination artificielle » basée sur l’interprétation de signes que nous souhaitons approfondir, car elle nous semble faire écho aux modes de prédiction contemporains basés sur le traitement algorithmique des traces et des signaux laissés sur les réseaux numériques.

Notons qu’il est d’usage de distinguer deux sortes de divination : l’une dite « artificielle » ou « inductive » qui participe de l’art, de ce que les Grecs appellent une τέχνη (technè) ; l’autre dite « inspirée », « naturelle » ou « spontanée » qui n’a pas recours à lui. Une telle distinction aurait été établie de bonne heure par les Grecs et peut-être connue d’Homère (Guillaumont 2006 : 95). Au sein du monde romain, Cicéron en faisait un usage explicite dans son ouvrage De Divinatione (Cicéron : I, 127 ; II, 26-27)[3]. Depuis lors, cette distinction a été reprise par de nombreux auteurs, notamment Auguste Bouché-Leclercq dans sa fameuse Histoire de la divination dans l’Antiquité (Bouché-Leclercq 1879 ; Broch 1991).

La divination « artificielle » est celle comprenant les techniques reposant sur l’observation de signes ou la conjecture, comme l’haruspicine, les augures, la prédiction à partir de la foudre et des prodiges, etc. Il est ici important de distinguer deux situations : soit le signe est déjà connu et a été répertorié ; le devin qui en ignorerait le sens pourra alors le trouver dans les livres divinatoires, où sont inventoriées les observations réalisées depuis des siècles[4]. Soit le signe est inédit et n’a jamais été répertorié dans aucun livre ; le devin en donnera alors une interprétation personnelle en déployant son art de la conjecture.

La divination « naturelle » est celle résultant d’une communication directe avec la divinité, comme dans le cas des oracles, des rêves prémonitoires ou des délires, et implique d’une manière ou d’une autre l’éclipse de la raison. Notons, cependant, que la technique n’est pas absente de cette seconde forme de divination car, bien souvent, les messages délivrés par la divinité sont ambigus, voire obscurs. Il faut dès lors recourir à l’interprétation qui, pour sa part, ne relève pas de la nature, mais de l’art[5].

La référence faite à la divination gréco-latine marque également notre choix de nous limiter à un espace-temps intellectuel et politique, avec lequel nous entretenons une certaine forme de familiarité. Les réflexions formulées par Cicéron dans son traité consacré à la divination nous permettront d’éclairer plus facilement les rationalités propres à ces opérations sur les signes ou les données[6]. Sur le plan diachronique, nous verrons que les critiques actuelles adressées aux systèmes algorithmiques de prédiction rappellent fortement celles qui, durant l’Antiquité gréco-latine, étaient formulées à l’encontre des pratiques divinatoires par les premiers représentants d’une science naissante[7]. Aujourd’hui semble alors se rejouer la grande partie épistémologique et cognitive opposant pensée rationnelle et irrationnelle, primitive et moderne, analogique et causaliste, à travers un questionnement sur la part irrationnelle des constructions scientifiques aussi bien que sur la logique immanente aux conceptions non scientifiques du monde.

À travers l’examen croisé des pratiques divinatoires de l’Antiquité et des systèmes algorithmiques contemporains, nous essaierons de « redistribuer le grand partage », en prenant nos distances par rapport au débat sur la rationalité (Latour 1983 : 211). Chacune à leur manière, dans différents contextes et à différentes époques, les pratiques prédictives prétendent dire le vrai sur le futur des hommes et, ce faisant, contribuent à forger des mondes. À cet égard, elles ne peuvent être assimilées ni à de simples croyances, ni à des formes de représentations, ni enfin à de simples conceptions du monde, sauf à considérer ce terme dans son acception matérialiste. En effet, en rendant palpable la présence du futur, elles sont des modes de fabrication, des « designs ». Dans la lignée des approches ontologiques[8], il s’agit alors d’appréhender les pratiques prédictives en prenant au sérieux leurs pouvoirs démiurgiques de façonnement du monde[9].

Algorithmes et analyse prédictive

À l’instar des techniques divinatoires, les systèmes algorithmiques de prédiction doivent être considérés comme des modes de connaissance visant à une mise en ordre du monde. En dépit de leurs différences, ils partagent en effet une ambition commune :

[Le] besoin apparemment irrésistible d’expliquer, de mettre de l’ordre dans les choses, d’y découvrir (ou de leur donner) un sens en y voyant (ou en établissant) des relations qui font d’un ensemble disparate de sensations diverses un tissu organisé, unifié dans l’espace, et, peut-être surtout, dans le temps.

Atlan 1986 : 187

La question ne se réduisant pas à celle du rationnel et de l’irrationnel, nous tenterons d’appréhender le type de cohérence des pratiques divinatoires et de comprendre en quoi leur rationalité singulière permet de faire la lumière sur la rationalité algorithmique. Tâchons, dans un premier temps, de cerner la spécificité des algorithmes et de comprendre quelles sont les nouvelles modalités de production du savoir qu’ils impliquent.

L’usage d’algorithmes puissants permet aujourd’hui d’explorer d’immenses bases de données et de faire de l’« analyse prédictive » (predictive analytics). En particulier, grâce aux nouveaux outils d’analyse statistique comme les algorithmes auto-apprenants, il est devenu possible de faire émerger des corrélations parmi des quantités massives de données et ainsi d’identifier des formes inédites de régularités, des patterns ou des modes de comportements[10]. Ces systèmes constituent à ce titre de nouveaux modes d’acquisition de la connaissance (Manovich 2013 : 338). L’évolution des systèmes algorithmiques doit ici être mise en relation avec le phénomène des Big data[11], prenant sa source dans la pénétration des outils numériques dans toutes les sphères de l’existence et la numérisation du quotidien que ce phénomène implique. Les systèmes algorithmiques tireraient notamment leur force et leur généralité de la taille des bases de données auxquels ils peuvent s’appliquer. Ainsi, plus abondantes sont les données, plus efficaces et exploitables seront les corrélations découvertes par la machine.

Les institutions, le monde de la recherche, de la finance ainsi que celui de l’entreprise espèrent, grâce aux systèmes d’analyse prédictive, disposer d’instruments leur permettant d’anticiper l’avenir, de faciliter leurs décisions et de réduire toute une série de risques. Les applications sont nombreuses et prolifèrent dans notre quotidien (Mackenzie 2015). L’une des plus spectaculaires concerne sans aucun doute la lutte contre la criminalité et le terrorisme, les algorithmes étant de plus en plus utilisés afin d’anticiper les risques de récidive ou de menace (McCulloch et Wilson 2015). Dans la sphère commerciale, ces systèmes peuvent être utilisés à des fins de marketing, comme dans le cas de dispositifs de détection des fraudes des clients ou des systèmes de recommandation sur les sites de commerce électronique. Dans le secteur bancaire ou assurantiel, les systèmes algorithmiques présentent un grand potentiel en termes de gestion du risque et d’analyse de « signaux faibles » dans les fluctuations du marché ou les changements de préférences des clients[12]. En outre, ils peuvent servir à calculer le degré de fiabilité d’un client dans la procédure d’octroi d’un prêt. Les applications couvrent aussi le domaine de la santé, où l’on voit se développer des systèmes d’aide à la décision tant à l’échelle individuelle (pronostic médical), que publique (détection des pandémies). Notons que l’usage des techniques d’analyse prédictive ne se limite pas aux affaires humaines. Celles-ci sont aussi utilisées pour anticiper la survenance et l’évolution des phénomènes naturels, dans les domaines de la météorologie ou de la géologie, par exemple.

Causation ou corrélation : quels savoirs sur le monde ?

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la dimension épistémologique des pratiques prédictives, qu’elles soient algorithmiques ou divinatoires (Myrhe 2006 ; Graw 2009 ; Holbraad 2012). Il s’agira d’examiner comment ces pratiques en arrivent à forger une connaissance du futur engageant des prétentions à la vérité.

Pour de nombreux observateurs, les systèmes algorithmiques contemporains contribueraient à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique, susceptible de révolutionner la science et l’ingénierie. Dans un bref essai au titre provocateur intitulé « The End of Theory : The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete » (2008), l’ancien rédacteur en chef du magazine Wired, Chris Anderson, annonçait l’émergence d’un nouveau paradigme en vertu duquel « la corrélation l’emporte sur la causation, et la science peut avancer même sans modèles cohérents, sans théories unifiées » (Anderson 2008 : n.p.)[13]. Il ajoutait en outre que désormais « avec suffisamment de données, les nombres parlent d’eux-mêmes » (idem). Le recours au Big data et l’analyse en masse de données signeraient ainsi la fin de la théorie et marqueraient la venue d’une nouvelle forme d’empirisme, nourri par les corrélations inédites que les algorithmes parviennent à faire émerger des masses de données. Du paradigme de la causation, on passerait alors à celui de la corrélation, lequel nous permettrait d’agir directement sur le monde, sur les phénomènes, sans qu’il ne soit plus nécessaire d’en comprendre les causes :

Cette « datafication » de la vie quotidienne est au coeur des Big data : un moyen d’accéder à la réalité en amenant les interactions et les relations à la surface et en les rendant visibles, lisibles et, ce faisant, gouvernables, plutôt qu’en cherchant à comprendre les lois cachées de la causalité. Les Big data sont dès lors généralement considérées comme générant un type de « connaissance » différent : plus proche de la traduction ou de l’interprétation des signes que de la compréhension des chaînes de causalité.

Chandler 2015 : 836

L’apparition de ce nouveau type de connaissance semble remettre en cause les fondements de la science elle-même, dont la théorie et l’expérimentation ont formé les piliers fondamentaux pendant des siècles. Or, il est aujourd’hui largement admis que les types de sciences basés sur les données (data-driven sciences) constituent un troisième pilier (NSF 2010) et cette conjoncture soulève de nombreuses inquiétudes d’ordre épistémologique au sein de la communauté scientifique.

Lorsqu’on s’intéresse aux opérations de prédiction, il est frappant de constater que ces inquiétudes font étrangement écho aux débats entourant les pratiques divinatoires durant l’Antiquité. Dans son traité De Divinatione, Cicéron met en scène une joute verbale opposant deux frères, Quintus et Marcus, à propos des formes de divination pratiquées sous la République[14]. Voici ce que soutient le premier, grand partisan des pratiques divinatoires :

En présence de ces phénomènes, je pense qu’il faut s’interroger sur les résultats plutôt que sur les causes. Il y a en effet une certaine faculté naturelle qui annonce l’avenir tantôt grâce à des signes observés sur une longue période de temps, tantôt sous l’effet d’une impulsion et d’une inspiration divines. Que Carnéade cesse donc de nous accabler (ce que faisait aussi Panétius), en nous demandant si c’est Jupiter qui a ordonné à la corneille de chanter à gauche, au corbeau de chanter à droite. Ces présages ont été observés sur une durée immense et leur signification a été reconnue grâce aux résultats. Or il n’y a rien que la longueur du temps ne puisse réaliser et obtenir si la mémoire recueille les faits et si l’on transmet les documents.

Cicéron : I, 12

On retrouve ici presque mot à mot l’argument devenu classique des partisans des nouveaux instruments d’analyse prédictive :

Nous n’avons généralement pas de connaissance des causes, et nous ne nous y intéressons pas nécessairement… L’objectif est plutôt de prédire que de comprendre le monde… Il faut juste que cela fonctionne : la prédiction éclipse l’explication.

Siegel 2013 : 90

Plus particulièrement, ce passage du traité de Cicéron évoque deux thèmes ou arguments centraux en matière de divination, celui de l’observatio et des eventa (Guillaumont 2006 : 112). Le premier thème, celui de l’observatio, a trait à la nature empirique de la divination. Selon Quintus, le succès de la mantique reposerait sur l’expérience et l’observation attentive des phénomènes sur un temps long. Au cours des siècles, les hommes sont ainsi parvenus à établir des liens entre un évènement et des signes annonciateurs. Ces observations sont relevées, répertoriées, confiées à la mémoire collective et consignées dans des documents écrits. Cicéron évoque à cet égard les origines de l’astrologie en Mésopotamie et en Égypte en montrant que la science des corps célestes repose sur des observations accumulées depuis des siècles (Cicéron : I, 2). Il est ici important de mettre en rapport les pratiques divinatoires dont parle Quintus avec le type de cosmologie dominant le paysage religieux à cette époque. En effet, Quintus fait découler l’existence de la divination de la conception stoïcienne du destin, conçu comme « une cause éternelle des évènements en raison de laquelle le passé est advenu, le présent advient et le futur arrivera » (Cicéron : I, 126). Il s’ensuit que « grâce à l’observation, il est possible de noter quel effet résulte le plus souvent de telle ou telle cause, même si ce n’est pas toujours le cas (il serait difficile de la soutenir) […] » (idem).

Le second thème évoqué par Quintus fait référence à l’efficacité de la divination. Celui-ci soutient qu’en la matière il faut avoir égard aux eventa, c’est-à-dire aux résultats plutôt qu’aux causes. En d’autres termes, « c’est l’idée qu’il n’est pas facile d’expliquer le pourquoi de chaque prédiction, mais que les faits eux-mêmes sont incontestables » (Guillaumont 2006 : 112). Quintus, en bon défenseur de la divination, écarte donc la question étiologique en se bornant à invoquer les faits et les exemples de prédictions accomplies. Pour appuyer son argument, il est intéressant de noter que Quintus fait une comparaison avec d’autres phénomènes analogues comme les prévisions météorologiques et la découverte de plantes médicinales. Ces phénomènes, dont la réalité et l’efficacité sont indiscutables, procèdent selon lui de causes obscures, enveloppées de mystère. S’agissant des prévisions météorologiques, Quintus évoque les signes avant-coureurs d’un changement du temps, comme les signes de pluie donnés par différents animaux tels que les grenouilles ou les corneilles :

Nous voyons que ces signes ne mentent presque jamais et pourtant nous ne voyons pas pourquoi il en est ainsi. […] Mais il y a dans les grenouilles une sorte de capacité à signifier, suffisamment sûre par elle-même, mais assez obscure pour l’entendement humain.

Cicéron : I, 15

Dans la deuxième partie du traité de Cicéron, Marcus se livre à une critique féroce et souvent ironique des arguments de son frère en soulignant notamment les différences et contradictions des pratiques, le désaccord entre haruspices, la contestation de la validité et même de l’existence d’une observation continue remontant aux temps les plus anciens, etc. (Kany-Turpin 2004 : 44). Sans qu’il soit possible de passer tous ces arguments en revue dans le cadre limité de cette contribution, il est important de préciser que Marcus réfute l’argument empirique de Quintus en invoquant une certaine conception de la philosophie en vertu de laquelle le philosophe est celui qui ne s’en tient pas uniquement aux faits, mais qui interroge les causes des phénomènes (Guillaumont 2006 : 256). Aussi ne peut-il se satisfaire de l’idée selon laquelle les résultats de la divination sont probants par eux-mêmes, indépendamment de toute explication rationnelle. Pour Marcus,

C’est par des arguments et des raisonnements qu’il faut démontrer pourquoi chaque chose est ce qu’elle est, non par des faits, encore moins par des faits auxquels il m’est permis de ne pas croire.

Cicéron : II, 27[15]

Dans cette optique, il tente de démontrer que dans la logique divinatoire telle qu’elle est défendue par Quintus, au moins deux niveaux d’explication échappent à toute enquête : « D’abord : la raison pour laquelle tel phénomène équivaut à tel signe, favorable ou non. […] Mais surtout, la relation entre les phénomènes signifiants et l’évènement signifié » (Kany-Turpin 2004 : 53). Dans des pratiques telles que l’haruspicine, l’astrologie ou l’oniromancie, l’argument de l’observatio semble invraisemblable. À propos de l’haruspicine, il se demande :

Qui donc se laisserait convaincre que les signes prétendument donnés par les viscères sont connus des haruspices grâce à une longue observation ? Quelle en a été la longueur ? Combien de temps a duré l’observation ?[16]

Cicéron : II, 28

Approfondissant la question, Marcus s’interroge sur la nature de la relation entre les viscères, l’aspect particulier d’un foie et la survenance d’un évènement, comme la découverte d’un trésor. Selon quelle vertu naturelle un foie peut-il être considéré comme le signe d’un trésor ? Comment comprendre ce type de correspondances ? De quel type de signes s’agit-il exactement et qu’ont-ils de naturel qui puisse annoncer l’avenir ? (Cicéron : II, 29).

À supposer que [la nature] soit unie en un tout harmonieux et continu (je note que cette conception a la faveur des physiciens, surtout de ceux qui ont soutenu que tout ce qui existe ne forme qu’un seul être), quel rapport peut-il exister entre le monde et l’existence d’un trésor ? […] Par quelle relation naturelle, quelle sorte d’harmonie ou d’accord (ce que les Grecs appellent « sympathie »), la fissure d’un foie peut-elle correspondre à mon petit bénéfice ? Et mon petit pécule, au ciel, à la terre, à la nature de l’univers ?

Cicéron : II, 33

Pour Marcus, il apparaît clairement qu’il n’est pas possible, dans la pratique de l’extipicine notamment, de rendre compte rationnellement du lien unissant le signe à l’évènement prévu. À l’instar de son frère, il établit des comparaisons pour renforcer son argument, en évoquant les « arts stochastiques » fondés sur la conjecture, comme la médecine, la navigation, la stratégie ou la politique. Pour lui, la divination se distingue radicalement des pratiques comme les prévisions météorologiques ou les pronostics médicaux. Les prédictions dans ces différents domaines ne font pas que reposer sur un savoir et une expérience véritables, mais sont également fondés sur la raison :

Les médecins obtiennent certains signes en examinant le pouls du malade et ils prévoient l’avenir grâce à bien d’autre signes ; les navigateurs, en voyant les calmars sauter au-dessus des flots ou les dauphins se précipiter vers le port, pensent qu’ils annoncent la tempête. Ces faits peuvent s’expliquer rationnellement et se laissent aisément ramener à la nature, mais, ceux que j’ai cités auparavant, absolument pas.

Cicéron : II, 145[17]

L’interrogation de Marcus sur la nature du lien unissant signe et évènement nous semble cruciale pour comprendre ce qui est en jeu dans la « data-driven science » et les nouveaux dispositifs d’analyse prédictive. En effet, le problème de la caractérisation de la logique « corrélationniste » propre à ces dispositifs est au coeur des débats actuels entourant ce nouveau mode de production de la connaissance. Ici également, certains niveaux d’explication semblent échapper à toute enquête.

D’une part se pose la question épineuse de la nature des (méta)données numériques. En quoi sont-elles des signes ou font-elles signe ? S’agit-il de « traces » (Mille 2013), d’« indices » (Ginsburg 1980) ou de simples « signaux » (Rouvroy et Stiegler 2015) ? D’autre part se pose avec une acuité particulière la question du lien entre la donnée numérique et l’évènement, à l’heure où les dispositifs d’analyse prédictive reposent sur des techniques d’intelligence artificielle capables de fonctions d’apprentissage, d’abstraction et de raisonnement. En particulier, les algorithmes d’apprentissage (machine learning) – permettant de découvrir de façon automatique des corrélations significatives dans une masse importante de données pour construire un modèle prédictif – peuvent utiliser des concepts qui leur sont propres et établir des corrélations dont la signification échappe à l’entendement humain (CERNA 2017)[18]. Dans ce cas, on aboutit à un modèle paramétré empiriquement par la machine, dont il est difficile de déchiffrer la logique et dont l’explicabilité fait défaut.

Qu’elle soit encensée ou condamnée, cette nouvelle épistémologie empiriste et ses méthodes purement inductives (Kitchin 2014 : 3) ont pénétré le champ de la science, au point que certains auteurs évoquent un véritable changement de paradigme (Hey et al. 2009). À cet égard, l’intérêt d’une lecture du traité de Cicéron sur la divination est qu’il soulève explicitement la question de la transition, voire de l’enchevêtrement entre deux types de rationalité, la question ne se réduisant pas à une opposition simpliste entre rationnel et irrationnel. Tout au long du traité, la position de Cicéron à l’égard de la divination est plus nuancée qu’elle n’y paraît, car il s’efforce d’appréhender le type de cohérence des pratiques divinatoires et de comprendre en quoi leur rationalité, quand elle se manifeste, est différente de la rationalité scientifique naissante dont il est un des représentants. Comme certains commentateurs le signalent, il faut donc relativiser le scepticisme de Cicéron et y déceler plutôt une volonté de combattre la superstition, tout en respectant la religion (Guillaumont 2006 : 325). Cicéron, ayant lui-même le statut d’augure sous la République, n’était pas réfractaire à toutes les formes de divination. Son ambition, en tant que philosophe, était de « […] s’employer à la connaissance des phénomènes mis en relation dans la divination pour permettre leur utilisation rationnelle, sans recours à la “superstition” » (Kany-Turpin 2004 : 78).

Si les critiques contemporaines adressées aux systèmes algorithmiques et à l’idéologie des Big data paraissent légitimes, il nous semble cependant qu’elles laissent en friche un champ de recherche largement inexploité, en fustigeant uniquement les usages potentiellement les plus radicaux des nouvelles méthodes d’analyse des données et les fantasmes d’objectivité, d’exhaustivité et de prédictibilité qui leur sont associés (Rouvroy et Stiegler 2015). Du point de vue de l’enquête ethnographique, il est important, nous semble-t-il, de tenter de saisir les modes de reconfiguration de l’épistémologie scientifique. Il ne s’agit donc pas de considérer d’emblée les dispositifs d’analyse prédictive comme irrecevables ou dangereux, mais de déployer une approche nuancée qui interrogerait leur possible hybridation avec d’autres épistémologies et méthodes traditionnelles, en examinant leurs effets de rétroaction sur l’élaboration d’hypothèses et la construction de théories (Manovich 2011 ; Kitchin 2014 ; Leonelli 2014).

Dévoilement ou construction : quel type de rapport au monde ?

Qu’elles soient de type divinatoire ou algorithmique, les pratiques de prédiction, en actualisant la présence du futur, contribuent à façonner le monde. Pour cette raison, elles participent à l’élaboration de dispositifs ontologiques, impliquant toujours un certain type de rapports entre les humains et les entités qui peuplent le monde.

Dans le traité de Cicéron, les arguments de Quintus en faveur de la divination s’adossent à une conception du monde en vertu de laquelle il existe une solidarité entre les diverses parties de l’univers et donc un lien de sympathie naturelle liant le signe divinatoire à l’évènement futur permettant la prédiction. En particulier, pour Quintus, la divination tire sa substance des liens intrinsèques unissant les dieux, le destin et la nature dans la conception stoïcienne de l’univers. Ainsi,

[…] la divination est justifiée (dans ses diverses branches) d’abord par la théorie stoïcienne des dieux (ils existent et exercent une providence), ensuite par la théorie stoïcienne du destin (selon laquelle rien n’arrive sans causes et des signes révèlent les évènements futurs), et enfin selon la théorie stoïcienne de la nature (principe divin d’unité et lien connectant des évènements en apparence sans relation entre eux.

Guillaumont 2006 : 199

Au sein de cette conception de l’univers, seule la divinité détient la connaissance globale de l’enchaînement des causes. L’homme, quant à lui, ne voit pas les causes – pas même le devin – et doit se contenter de percevoir des signes.

En effet, les évènements futurs ne surgissent pas à l’improviste, mais il en est du temps comme du déroulement d’un cordage : le temps ne produit rien de neuf, mais déroule de nouveau les évènements selon une succession immuable ; c’est ce que voient les hommes doués de divination naturelle et ceux qui ont noté par observation le cours des évènements. Même si ces derniers ne discernent pas les causes elles-mêmes, ils en distinguent les signes et les marques ; puis, avec l’aide de la mémoire, de l’attention et des témoignages transmis par les prédécesseurs, se forme la divination que l’on appelle technique, celle qui traite des viscères, des foudres, des prodiges et des signes observés dans le ciel.

Cicéron : I, 127

Ce qu’il nous semble ici crucial de souligner, c’est l’idée que la divination donnerait accès à une forme de vérité cachée, à un monde invisible que l’esprit humain ne peut connaître par ses seules forces, comme dit Bouché-Leclercq (1879)[19]. Quintus, tout en vantant les mérites de la divination, concède à son frère qu’il ne peut en expliquer la cause et affirme : « “Je ne leur trouve pas de cause”, dis-tu. Peut-être se tient-elle cachée, repliée dans l’obscurité de la nature. Ainsi la divinité n’a pas voulu que j’ai la science de ces choses, mais seulement que j’en fasse usage » (Cicéron : I, 35). Dans différentes cultures, des personnages comme le devin ou le chamane sont investis de la mission de pénétrer cette obscurité, d’en interpréter les signes et, ce faisant, de dire les liens entre le visible et l’invisible.

Le problème des rapports complexes entre le visible et l’invisible – traversant de manière structurelle la logique des pratiques divinatoires[20] – est aujourd’hui au coeur de la croyance contemporaine dans le pouvoir prédictif des algorithmes. À cet égard, il est frappant de constater à quel point les partisans des nouvelles formes d’analyse prédictive mobilisent constamment une sémantique du « dévoilement » et de l’« (in)visible » pour décrire le travail des systèmes algorithmiques. Il s’agit donc de forer dans des bases de données (data-mining) afin de faire émerger de cette seconde nature numérique des informations significatives (insights) qui jusqu’alors nous étaient inconnues[21]. De manière explicite, on retrouve dans cette rhétorique l’idée ancestrale de « secrets de la nature ». Comme l’a montré Pierre Hadot, l’idée de secrets cachés de la nature provient de la philosophie gréco-latine et a pénétré le champ de la science tout au long de l’histoire en revêtant différentes interprétations (Hadot 2004).

Commune aux pratiques divinatoires et scientifiques, cette idée de secrets de la nature n’y est pas cependant déclinée de la même manière. En effet, si dans les deux cas l’objectif est de découvrir une réalité cachée, celle à laquelle renvoient les pratiques divinatoires n’a bien entendu rien à voir avec la réalité que découvre la recherche scientifique. Dans le cadre des pratiques divinatoires, la réalité avec laquelle il s’agit d’entrer en contact est celle d’une transcendance une, absolue, infinie et éternelle, par rapport à laquelle la réalité vécue par les humains n’est qu’apparence, illusion partielle et relative. S’agissant des pratiques scientifiques, loin de désigner un absolu inatteignable et indicible,

[…] elles sont le résultat, au contraire, d’une confrontation empirico-mathématique où rien n’est censé échapper au discours quantitatif, c’est-à-dire déterminé par les conditions de la mesure et du mesurable.

Atlan 1986 : 120

Il faudrait aujourd’hui parvenir à cerner avec nuance les enjeux de ce discours quantitatif et, en particulier, à en mesurer l’impact sur la manière de construire les rapports entre réalité et apparence, lesquels, pour John Dewey, revêtent une importance cruciale :

S’il faut voir dans la science un mode de saisie parfait ou de prédiction de l’être, et si elle doit s’achever dans un monde mathématico-mécanique, un autre problème nous reste alors sur les bras, celui de la réalité et de l’apparence. […] La différence entre l’apparent et l’inapparent est d’une grande importance pratique et théorique ; elle nous impose de pratiquer des inférences, lesquelles n’existeraient pas si les choses nous apparaissaient dans toutes leurs connexions, plutôt que selon des démarcations nettement marquées en raison des limites du perceptibles.

Dewey 2012 : 134-135

Penser les rapports entre réalité et apparence exige à l’heure actuelle de comprendre le passage de la « mécanisation du monde » à sa « numérisation »[22] car, à travers la collecte massive de données numériques et le développement de systèmes algorithmiques capables de les analyser, se propage l’idée qu’il serait possible d’avoir un accès quasiment immédiat au monde lui-même et à ses secrets, sans qu’il ne soit plus nécessaire de pratiquer des inférences ou de passer ce monde au crible du langage et de la théorie. Ainsi la numérisation du monde rendue possible par les technologies que nous utilisons au quotidien se présente, pour certains, comme une sorte de dédoublement à la fois exhaustif et objectif du réel (Chandler 2015 : 836). Bien plus que les microscopes ou les télescopes des modernes (Hadot 2004 : 177 ; Descola 2005 : 97), les systèmes algorithmiques permettraient alors d’embrasser le réel dans sa totalité, en faisant émerger toute la multiplicité des connexions entre les choses et les hommes qui le composent.

Il nous faut souligner à ce stade que les opérations de dévoilement de la nouvelle data-driven science et ses prétentions à une exhaustivité et objectivité totales s’effectuent sur le fond d’un paradoxe saisissant : celui de l’opacité caractérisant les algorithmes et les machines qui les animent (Becker 2012 : 114). Cette opacité semble en complète contradiction avec la recherche de vérité caractérisant la tradition scientifique. L’opacité inhérente aux systèmes algorithmiques contemporains est aujourd’hui fortement critiquée par de nombreux auteurs et pour diverses raisons, tenant aux différentes formes sous lesquelles cette opacité se manifeste (Burrell 2016).

La première forme d’opacité a trait à leur statut de « boîtes noires » informatiques (Kallinikos 2002) dont la complexité et la logique computationnelles ne se laissent saisir que par des spécialistes. À cet égard, le savoir de l’informaticien s’apparente à celui du devin. En effet, pour prendre les auspices ou déchiffrer les viscères, il est nécessaire d’avoir appris, grâce à une formation ou une initiation, la signification des signes et, en outre, d’avoir une certaine expérience de la discipline (Guillaumont 2006 : 90). L’opacité caractérise ici surtout la perception que le profane a des algorithmes.

Dans cette lignée, la seconde forme d’opacité mise en cause dans la littérature concerne les systèmes algorithmiques basés sur des systèmes d’intelligence artificielle. Bien au-delà du problème de l’acquisition d’une culture numérique, le fonctionnement des algorithmes auto-apprenants utilisés dans les systèmes d’analyse prédictive peut se révéler obscur même pour les spécialistes :

L’opacité des algorithmes d’apprentissage machine est un défi à un niveau plus fondamental. Quand un ordinateur apprend et qu’il construit sa propre représentation d’une décision classificatoire, il le fait sans égard pour la compréhension humaine. Les optimisations des machines basées sur des données d’entraînement ne coïncident pas de manière naturelle avec les explications sémantiques humaines.

Burrell 2016 : 10

Comme nous l’avons déjà évoqué, l’intelligibilité des corrélations et des catégorisations effectuées par l’algorithme fait parfois défaut, de sorte qu’il est difficile de retracer les différentes étapes ayant conduit à une décision.

Parce que celle-ci n’a pas de motifs ou d’explication claire, elle nécessite alors un travail d’interprétation particulièrement délicat comparable à ce qui se passe dans les pratiques divinatoires. En effet, en matière de divination,

Décrypter un signe, un rêve, un oracle, reste chose difficile. Dans le cas de la divination technique surtout, un signe douteux peut être pris pour certain ou bien échapper à l’observateur ou encore être remplacé par un autre de valeur opposée.

Kany-Turpin 2004 : 55

Ce deuxième niveau d’opacité technique est également problématique car il a pour effet de masquer les erreurs et les biais éventuels résultant de l’usage de certains systèmes algorithmiques. En matière de modèles prédictifs, cela peut mener à des problèmes sérieux de discrimination (Zarsky 2013) ou de détection de « faux positifs », comme dans les cas souvent dramatiques d’identification de personnes sans réelle intention terroriste (Munk 2017).

Enfin, une troisième forme d’opacité associée aux systèmes algorithmiques contemporains revêt une dimension plus institutionnelle. Elle participe d’une sorte de culture du secret, déployée intentionnellement par certaines organisations, à travers non seulement des dispositifs juridiques en matière de propriété intellectuelle fermant l’accès au code, mais plus généralement à travers un ensemble de pratiques économiques et politiques insidieuses et rusées (Manovich 2009). Ces pratiques, visant tantôt à tromper les utilisateurs, à leur subtiliser des données, à observer leurs comportements à des fins parfois malveillantes, finissent par constituer ce que Pasquale appelle dans un ouvrage devenu incontournable une « black box society » (Pasquale 2015).

Ces différentes formes d’opacité et le processus d’« invisibilisation » dont elles résultent rappellent étrangement l’enjeu crucial des pratiques divinatoires des sorciers wolofs dont parle Tobie Nathan. Selon lui, « [l]a divination n’a pas pour mission de mettre à jour un visible caché, sa fonction est d’instaurer le lieu-même de l’invisible » (Nathan 1999 : 68). Lorsqu’on a recours à la divination, à travers l’une ou l’autre technique, on présuppose toujours l’existence d’un univers autre, qui n’est pas seulement peuplé d’êtres humains. Les non-humains existent, leur lieu est défini, les règles d’établissement d’un commerce avec eux aussi. Quel est ce « lieu de l’invisible » que les pratiques contemporaines de prédiction contribuer à instaurer ? Quel type d’univers présupposent-elles et quels sont les habitants censés le peupler ? À travers les dispositifs contemporains de prédiction, l’invisible qu’il s’agit d’instaurer n’est pas une surnature, peuplée d’entités et d’esprits avec lesquels il s’agit d’entrer en communication. Il s’agit plutôt d’une infra-nature numérique, sorte d’émanation subtile de la vie, de dédoublement informatique du monde, peuplé de milliards de données. Lorsqu’on les convoque, ces données, certains l’affirment, parleraient d’elles-mêmes (Anderson 2008) : elles nous révèleraient des choses cachées pour nous permettre d’agir sur le monde.

Cette instauration d’un rapport particulier entre le visible et l’invisible nous permet d’insister sur la dimension topologique des pratiques divinatoires ou prédictives[23], laquelle est souvent minimisée, voire absente des analyses, qui privilégient les approches temporelles en raison de la nature-même de ces pratiques. Celles-ci ne se préoccupent pourtant pas seulement du temps, elles sont aussi des formes d’occupation de l’espace et des corps. À cet égard, il faut postuler un lien entre (in)visibilité et pouvoir (Tardy 2007 : 18), notre futur étant fondamentalement lié à l’exercice d’une action sur le monde et à la maîtrise de ce qui nous arrive et de nos projets (Pattaroni 2015).

Conclusion

Dans les pratiques divinatoires, l’exercice d’un pouvoir sur le monde s’adosse au présupposé selon lequel la prévision de l’avenir est possible et qu’il se donne à voir, ou même à lire, à travers différents indices. À ce titre, les pratiques divinatoires, à l’instar des systèmes algorithmiques de prédiction contemporains, revêtent, comme nous avons essayé de le montrer, une double dimension, à la fois épistémologique et ontologique.

La divination révèle avant tout une dimension épistémologique sous-jacente. Elle s’apparente à une forme d’enquête visant à constituer un savoir sur le monde et à poser les fondements d’un tel savoir. Comme nous l’avons montré, celui-ci repose sur l’élaboration d’une « grammaire des liens insolites » (St-Germain 2000 : 95) entre signes et évènements. En particulier, l’épistémologie de la divination se fonde sur le principe d’une succession non causale du signe et de l’évènement prédit. Prédire, c’est ainsi établir des corrélations entre évènements en faisant l’économie d’une investigation méthodique de leurs causes.

L’attention portée à la dimension épistémologique de la divination invite à considérer celle-ci comme « un mode de découverte qui engage une prétention à la vérité à propos de la manière dont il représente le monde » (Myrhe 2006 : 313-314). À l’instar de l’activité scientifique, les pratiques divinatoires prétendent donc s’appuyer sur un savoir vrai à propos du monde. C’est ici que les leçons de symétrie d’un Latour (2009) ou d’un Viveiros de Castro (2013) sont précieuses, car elles permettent d’éviter un double écueil : soit la disqualification des croyances ou conceptions autochtones au prétexte qu’elles seraient fausses, illusoires, voire irrationnelles ; soit la promotion de ces conceptions sur la base de leur continuité plus ou moins grande avec la science, fruit d’une même volonté de savoir unissant tous les humains (Viveiros de Castro 2013 : 487).

Prendre au sérieux l’épistémologie des pratiques prédictives, qu’elles soient divinatoires ou algorithmiques, et leurs prétentions à la vérité implique alors de s’intéresser aux conditions de félicité respectives de ces « systèmes de connaissance en action » (Peek 1991, cité par Graw 2009 : 93) et de déchiffrer les mécanismes en vertu desquels ils sont tenus pour vrais. Dans cette perspective, il est crucial d’enquêter notamment sur les conditions permettant aux verdicts divinatoires ou algorithmiques de s’imposer comme un savoir indubitable. Pour Martin Holbraad, la question de l’« indubitabilité », très souvent ignorée par la discipline, doit être au coeur de l’enquête ethnographique si elle entend rendre compte de la manière avec laquelle les énoncés prédictifs sont capables de produire le « vrai » (Holbraad 2012 : 58-59).

Comme en attestent les exemples évoqués dans le traité de Cicéron, les systèmes d’observation et d’interprétation des signes propres à l’art divinatoire grec ou romain sont tellement complexes qu’il est pratiquement impossible de mettre en doute leur validité (Kany-Turpin 1999 : 271). L’organisation d’une telle complexité permet de sauvegarder l’honneur de la divinité. En tout état de cause, si la divination est sujette à erreur, c’est uniquement en raison des insuffisances de l’interprète. À l’heure où on nous présente les algorithmes comme des outils infaillibles permettant (enfin) de pallier la subjectivité et la partialité des humains, il nous semble urgent d’interroger les ressorts d’une normativité qui se déploie en sollicitant d’un tiers, non plus divin mais algorithmique, une parole indubitable et infaillible.

Pour bien saisir les prétentions à la vérité des pratiques divinatoires, il est nécessaire d’avoir égard à leur dimension ontologique. Ces pratiques prétendent détenir un savoir sur le futur car elles impliquent nécessairement des manières spécifiques de définir « ce qui compte en tant que monde, en même temps que ses différents constituants » (Holbraad 2013). Les pratiques prédictives peuvent être dites démiurgiques, selon la belle formule de De Boeck et Devisch (1994), en ce qu’elles façonnent le monde, en faisant advenir la présence du futur dans l’ici et maintenant[24].

Les réflexions de Cicéron sur la divination chez les Stoïciens illustrent bien ce travail de façonnement. Le futur des hommes est ici rendu présent à travers l’élaboration d’une cosmologie caractérisée par un espace-temps continu et cyclique, lui-même animé par un principe de sympathie en vertu duquel le futur put être lu dans le vol des oiseaux. Cette cosmologie implique une certaine idée du temps et de l’espace, de la nature et de la vie (pneuma), du destin et des différentes manières de lui échapper (Kany-Turpin 1999).

Dans un effort de symétrie, il faudrait aujourd’hui se demander quel est le statut ontologique du futur auquel s’adossent les systèmes algorithmiques de prédiction, alimentés par des quantités massives de signaux et de traces numériques. Comment les algorithmes rendent-ils compte de « ce qui n’est pas ou pourrait ne jamais arriver » (Massumi 2007), et comment la présence spectrale du futur s’articule-t-elle à la construction d’un dispositif ontologique d’un genre particulier servant d’assise à la cosmologie de nos contemporains ? Dans cette cosmologie, faite de nombres qui parlent, d’objets intelligents, d’informatique en nuage, d’oracles numériques, le futur semble construit à partir d’un présent numérisé réduisant la vie aux traces et aux signaux informatiques qu’elle génère.

Derrière ses prétendues vertus d’objectivité et d’exhaustivité, cette duplication numérique de la vie révèle[25], nous semble-t-il, une conception de la vie tout à fait originale : la vie comme pure contingence (Anderson 2010 : 782). À l’inverse du déterminisme des Stoïciens, la vie semble ici conçue comme un évènement émergent, imprédictible, dynamique et non-linéaire, vecteur à la fois de dangers et d’opportunités. Dans un monde complexe, marqué par l’enchevêtrement inextricable de multiples flux et évènements, le présent est constamment assailli par une prolifération de futurs possibles qui peuvent y incuber et créer la surprise. Les systèmes algorithmiques de prédiction doivent alors permettre de saisir le caractère contingent de la vie et de rendre le futur « actionnable » en délivrant un savoir sur les scénarios possibles, même les plus improbables. En façonnant ainsi le futur, les systèmes de prédiction permettent alors de déployer des stratégies de préemption, caractéristiques de ce que Frédéric Neyrat appelle les « sociétés de clairvoyance » (Neyrat 2010), destinées à neutraliser le surgissement de l’improbable, en écrasant le présent et en rendant impossible tout évènement ou toute action. C’est ce qu’illustrent de manière spectaculaire les systèmes algorithmiques ciblant le « pré-crime », utilisés pour la répression de la criminalité ou du terrorisme[26].

Il est possible d’imaginer sans trop de difficultés les conséquences normatives de cette cosmologie naturaliste d’un genre nouveau, à laquelle nous avons ajouté une strate numérique. L’un des problèmes structurels du naturalisme, nous prévenait Philippe Descola, est qu’il ne sait pas trop où placer la Culture, c’est-à-dire l’Homme, dans l’universalité de la Nature (Descola 2005 : 398). Avec les dispositifs algorithmiques de prédiction contemporains, cette question est à nouveau remise sur le métier. En réduisant les hommes à leur « nature numérique », on risque de plus en plus d’assujettir les individus à un profil, sans même leur donner l’opportunité de raconter qui ils sont, de mettre en mots leurs trajectoires de vie, de rendre compte de leurs actes en paroles, au-delà des doubles numériques censés les caractériser. À l’instar des pratiques ancestrales de divination que mettait en cause Cicéron, ces systèmes interrogent fondamentalement l’idée de liberté humaine. Peut-on alors encore parler de pré-diction ? La dimension du « dire » semble absente de l’opération de (dé)chiffrement numérique de la vie. D’ailleurs, pourquoi faudrait-il encore « dire », alors que, comme l’affirment certains, « les nombres parlent d’eux-mêmes » ?

Le verbe « dire », nous rappelle Tim Ingold, a deux significations connexes :

D’un côté, une personne qui peut « dire » est capable de mettre le monde en histoires. De l’autre, elle est capable de reconnaître certains indices subtils dans son environnement et de réagir à ces indices avec discernement et précision.

Ingold 2017 : 230

À l’heure des Big data et des dispositifs algorithmiques intelligents, c’est cette première acception qu’il nous faut préserver : celle qui garantit à chacun la possibilité d’un futur à inventer.