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Au triangle des recettes, on substituera alors un tétraèdre, rendant possible d’élever un troisième axe : celui de l’huile en plus de l’air et de l’eau. Le grillé restera au sommet, mais sur l’arête reliant le fumé et le frit[2], on pourra placer, au milieu, le rôti au four (avec adjonction de matière grasse) qui s’oppose au rôti à la broche (sans cette adjonction). De même, sur l’arête reliant le frit et le bouilli s’inscrira la cuisson à l’étouffée (dans un fond d’eau et de matière grasse), s’opposant à la cuisson à la vapeur (sans matière grasse et à distance du fond d’eau) ainsi qu’au rôtissage au four (avec un fond de matière grasse et sans eau). Le schème sera encore développé s’il est besoin, par l’adjonction de l’opposition entre nourriture animale et nourriture végétale en céréales et légumineuses puisqu’à la différence des premières (qu’on peut se contenter de griller) les secondes ne sauraient être cuites sans eau ni matière grasse, ou sans les deux (à moins qu’on ne fasse fermenter les céréales, ce qui exige l’eau mais exclut le feu pendant que se déroule la transformation). […] Ainsi peut-on découvrir […] en quoi la cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins qu’elle ne se résigne, toujours inconsciemment, à y dévoiler ses contradictions.

Lévi-Strauss 1965 : 29

La lecture de tels textes ne peut que nous rendre perplexes. Comment avons-nous pu nous enflammer pour de telles sornettes? Si l’on s’en tient à de tels extraits, il n’est pas très difficile de dénigrer l’oeuvre de celui qui fut longtemps considéré comme un maître et réduire à rien l’intérêt de sa pensée. La tentation est d’autant plus grande que cette citation n’est pas tout à fait atypique. Le triangle culinaire fut, à l’époque, pris très au sérieux et put, par certains aspects, être considéré comme un modèle du genre. L’époque était à l’abstraction. Je me revois arpenter les cafés avec la drôle d’édition cartonnée de l’Anthropologie structurale sous le bras. Je me revois aussi dans une gargote de Katmandou débattre avec d’autres routards afin de savoir si les hommes échangent aussi des femmes, ainsi qu’il est dit dans Les structures élémentaires de la parenté. Nous n’avions peut-être pas l’impression de refaire le monde, mais à tout le moins de le réduire à quelques oppositions binaires. On voyait du cru et du cuit, du haut et du bas, de l’est et de l’ouest dans n’importe quel poème. Nous découvrions que le sauvage était non seulement bon mais qu’en plus il était intelligent, en vérité lui aussi était un penseur. Un vrai. Quasiment l’égal des philosophes. Il était non seulement notre frère, mais il pouvait de surcroît nous guider sur les chemins de l’entendement, car derrière l’allégorie de ses mythes se cachait une pensée profonde au cartésianisme sidérant. Nous étions médusés, c’est-à-dire tombés sous les charmes d’une entreprise intellectuelle envoûtante. Le structuralisme de Lévi-Strauss sortait l’anthropologie de l’empirisme, un peu médiocre, où elle se morfondait. L’Angleterre elle-même, par nature si sceptique, fut convertie à ce qui pouvait ressembler à une espèce de secte et le Professeur Edmund Leach déclara même, devant l’auditoire de ses collègues ébahis, que seules deux ou trois personnes dans tout le pays étaient capables de comprendre ce qu’il disait. Le structuralisme, note alors Kuper, avait « la puissance d’un mouvement prophétique et plusieurs de ses adhérents avaient la conviction d’appartenir à une société secrète de voyants dans un monde d’aveugles » (2000 : 197), ils avaient l’impression d’appartenir au cercle restreint de ces élus qui sont seuls habilités à saisir les subtilités essentielles du monde où se débat la masse de leurs semblables. Cet intellectualisme de façade dissimulait pourtant une espèce de romantisme propre à l’époque et que traduisait particulièrement bien Tristes tropiques. Ce mélange étonnant d’un sauvage aussi savant que bon n’était peut-être que la énième version du mythe occidental de l’autre, mais il avait le mérite de satisfaire à la fois nos désirs combinés d’altérité et de rationalité. Sur ce plan strictement intellectuel pourtant, le message global de la théorie structuraliste était assez maigre, se résumant, pour l’essentiel, à nous dire qu’en fin de compte la société et ses diverses expressions pouvaient se ramener à des oppositions dichotomiques.

Si l’on s’en tient à ces quelques remarques désabusées, il ne reste pas grand-chose du structuralisme. La magie a d’ailleurs disparu et si beaucoup continuent de vénérer le maître, rares sont ceux qui voudraient – ou oseraient – encore aujourd’hui se réclamer de sa pensée. Même si certains, en France, craignent toujours de critiquer ouvertement celui qui est devenu une véritable institution nationale et qui sera peut-être le premier ethnologue à être panthéonisé, on ne se fait plus guère d’illusions en privé. On disait jadis que l’on préférait avoir tort avec Jean-Paul Sartre plutôt qu’avoir raison avec Raymond Aron... De la même façon, nous avons préféré avoir tort avec Lévi-Strauss plutôt qu’avoir raison avec Georges Balandier. Nous savons aujourd’hui que c’est ce dernier qui avait vu juste, du moins l’histoire nous l’a-t-elle démontré. Aussi ne nous restait-il plus qu’à refermer cette belle édition de l’Anthropologie structurale et nous avons rangé celui qui l’avait écrit parmi les vestiges du passé. Nous avons d’ailleurs du mal à croire qu’il est encore vivant, tant son prestige est à la fois grand et flétri, un peu comme ces gloires des guerres d’antan dont on admire l’allure altière en préférant oublier leurs exploits militaires. Que reste-t-il du structuralisme? Pas grand-chose? Sans doute. Peut-être. Lévi-Strauss lui-même a écrit quelque part que la science ne consiste pas à trouver les bonnes réponses, mais à poser les bonnes questions. Il est probable qu’il n’appliquait pas cet aphorisme à sa propre pensée et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit, c’est bien la conclusion qu’il faut tirer si l’on doit évaluer son oeuvre.

L’oeuvre de Lévi-Strauss fait aujourd’hui partie des gloires d’antan, nous l’avons dit. Il ne reste pas grand-chose de sa théorie globale, nous l’avons regretté. Et pourtant, nous pensons qu’il faut continuer de le lire, peut-être plus que jamais et d’abord pour cette raison même qu’invoque Lévi-Strauss : s’il n’a pas trouvé les bonnes réponses, il a posé de – sinon « les » – bonnes questions. En tout premier lieu, je crois qu’il nous rappelle un des principes fondateurs d’une anthropologie véritable, c’est-à-dire l’unité de l’homme. Il nous dit que ce qui se passe là-bas n’est pas foncièrement différent de ce qui se passe ici. Il nous rappelle dans Tristes Tropiques : « Que ce soit dans l’Inde ou en Amérique, le voyageur est moins surpris qu’il ne le reconnaît » (1955 : 71). Je ne sais pas si, sur ce point, il a raison, je serais sans doute plus nuancé à ce sujet, mais il n’en reste pas moins que la recherche d’invariants humains, la quête pour une compréhension de l’homme en société demeure, qu’on le veuille ou non, une des tâches, fût-elle impossible, de l’anthropologie. Je ne peux pas me résoudre à l’idée que nos travaux ne sont que des espèces de romans, des fictions « partiales ou partielles »[3], culturelles ou non, sur le réel dont certains se plaisent même à nier la réalité. En premier lieu, j’aime trop la littérature pour croire que l’anthropologie puisse s’y ramener et ce ne sont pas les qualités littéraires moyennes de nos collègues qui me convaincront du contraire. Et puis, notre projet est différent de celui de l’artiste. Nous savons depuis longtemps que l’objectivité est impossible en sciences sociales, tous nos maîtres intellectuels que ce soit Weber, Durkheim ou Evans-Pritchard l’ont reconnu depuis longtemps. Est-ce une raison pour sombrer dans la subjectivité, rebaptisée réflexivité? L’anthropologie doit-elle devenir une espèce de reality show des sciences humaines où toute personne ayant des problèmes intestinaux est transformée ipso facto en penseur du meilleur cru? La recherche doit-elle devenir une espèce d’introspection? Si la littérature et l’art en général ont pour but de nous livrer cette subjectivité, un point de vue particulier sur le monde, une représentation qui transforme ce dernier pour nous révéler les sentiments de l’artiste, l’anthropologue, au contraire, vise à représenter le monde tel qu’il est ou en tout cas tel qu’il s’offre à notre entendement. On peut contester cette prétention, même si c’est pour aussitôt déplorer qu’elle ne manque pas de naïveté... Cependant, outre le fait que la naïveté est toujours préférable à l’arrogance ou la vanité, la volonté de représenter le monde me paraît inséparable du projet de l’ethnologie et la démarche lévi-straussienne nous fait franchir quelques pas sur cette voie. Il n’est pas inutile d’aller voir où mène sa démarche, même si c’est pour revenir plus tard à des conceptions plus modestes.

Un deuxième point important est que, en cherchant à expliquer les problèmes qui se posent à l’homme en société, Lévi-Strauss brise aussi les frontières artificielles entre eux et nous. Il nous dit que les hommes sont partout des hommes et que, de Paris à l’Amazonie, hommes et femmes partagent des valeurs communes. Au fond, son anthropologie repose sur une série de questions : pourquoi les hommes racontent-ils partout des histoires qui expliquent, avec des détails quasiment loufoques, l’origine du feu ou de la cuisson? Pourquoi, partout dans le monde, trouve-t-on des gens qui demandent à un homme d’épouser sa cousine croisée, tantôt patrilatérale, tantôt matrilatérale? En tant qu’ethnologues, nous ne pouvons rester insensibles à ces questions auxquelles un relativisme dur est incapable de répondre. Car si tout est possible dans le monde, si chaque société crée des institutions qui lui sont propres ou, pire encore, si anything goes, comment penser ces régularités? Ce sont ces régularités qui intéressent Lévi-Strauss et elles doivent nous interpeller aussi. Dans cette quête, il n’est pas inutile de continuer d’examiner ce qu’il nous en a dit. Contrairement aux sciences exactes dont le savoir est cumulatif, il n’en va pas de même en sciences humaines. Certes, des progrès sont faits ici et là et nous avons aujourd’hui amassé une masse considérable de faits. Ceux-ci sont d’ailleurs devenus tellement nombreux, sur le plan ethnographique notamment, que nous ne savons pas toujours ce que nous pouvons en faire. Mais plus profondément, les problèmes posés par l’évolutionnisme n’ont pas été tout à fait résolus. Les critiques se sont contentés de mettre en avant les déficiences les plus patentes de ce courant de pensée, sans toutefois en épuiser toute la substance, ni d’ailleurs toute la pertinence : par certains aspects, le fonctionnalisme représentait une avancée intellectuelle certaine, mais il apportait avec lui des problèmes nouveaux et, au bout du compte, aussi sérieux. C’est pour cette raison que nous continuons d’étudier l’évolutionnisme et surtout de l’enseigner. Les premiers penseurs de notre discipline n’étaient ni bêtes ni ridicules, pas autant en tout cas que ne le prétend une critique facile. Ils nous disaient quelque chose sur le monde, quelque chose que les autres ne dirent plus. Lévi-Strauss fait partie de ceux-là qui nous inspirent davantage qu’ils ne nous guident. Il éclaire, de ses lumières, quelques pans de la réalité, en laissant dans l’ombre des zones entières de celle-ci.

Il nous dit, par exemple, que si deux éléments semblables se retrouvent dans deux parties du monde, ce n’est pas qu’il y ait eu diffusion ou que l’évolution ait fait passer tous les hommes par les mêmes stades, mais c’est parce que l’esprit humain fonctionne partout de la même manière et que les catégories mentales se projettent sur le monde et en façonnent les institutions. C’est ce qui, selon lui, explique que partout les hommes racontent des mythes, ou encore que souvent ils enjoignent leurs fils d’épouser des cousines pour reprendre les énigmes anthropologiques que nous avons évoquées ci-dessus. Il nous dit aussi que ce ne sont pas toujours les différences qui comptent mais que l’on est en droit de chercher, derrière celles-ci, des traits structuraux. Le chaos apparent des faits dissimule parfois des régularités. Certes, ses interprétations globales des mythes me laissent aussi sceptiques que Mary Douglas (1967 : 65) qui soulignait, dès les années 1970, le caractère arbitraire de certaines conclusions. Le projet global des Mythologiques ne me paraît pas tellement éloigné de celui du Triangle culinaire et, étant charitable de nature, je n’en dirai pas plus. Je préfère, et de loin, les analyses plus courtes que l’on trouve dans l’Anthropologie structurale et l’Anthropologie structurale deux. Je ne peux suivre Lévi-Strauss quand il nous montre que les mythes essayent de résoudre des problèmes ontologiques, de combiner l’être et le non-être, car c’est une lubie d’intellectuel de croire que le sauvage pense nécessairement comme lui. Il y avait un aspect expérimental dans le travail de Lévi-Strauss et sa fécondité créatrice le menait peut-être là où il ne devait (voulait?) pas aller. Mais une fois dépouillée de ces excès, parfois excédants, l’analyse du mythe nous apprend des choses et elle peut s’avérer utile dans notre travail ethnographique et Dieu sait si cela compte pour nous.

En préparant mon ouvrage (Deliège 2001), j’étais tombé sur un article de 1963 dans la revue Esprit où Marc Gaboriau essayait d’analyser la place de l’histoire dans le structuralisme lévi-straussien. Marc Gaboriau était entre-temps devenu un des grands spécialistes de l’islam himalayen, assez éloigné sans doute du structuralisme dont il ne subsiste que des traces éparses dans ses écrits ultérieurs ; le rencontrant un jour à Paris, je lui fis part de ma surprise devant cet article qui tentait de montrer que le structuralisme n’était, somme toute, pas tellement éloigné de l’histoire. « Oh! me répondit-il, j’étais jeune à l’époque et c’était avant que je ne parte sur le terrain. Une fois au Népal, je me rendis compte que rien de tout cela ne tenait debout ». Ce constat, nous l’avons tous éprouvé qui avons lu et relu Lévi-Strauss pendant nos études. Il est pourtant trop radical et, si peu d’entre nous se lancèrent finalement dans des analyses strictement structuralistes, on retrouve des traces de Lévi-Strauss dans de très nombreux travaux, y compris là où on ne les attendrait pas, par exemple chez Victor Turner[4], pourtant formé à l’école de Manchester dont on ne peut pas dire qu’elle fut structuraliste. Plus humblement, je pense avoir moi aussi été marqué par la fécondité de l’analyse du mythe chez Lévi-Strauss lorsque je me mis à recueillir des mythes chez les Paraiyars du sud de l’Inde et à les interpréter. Certes, comme d’autres sans doute, mais aussi contrairement à ce que cette littérature savante nous poussait à croire, je fus d’abord frappé par leur caractère mineur, anecdotique. J’éprouvais, en effet, beaucoup de mal à trouver des personnes qui connaissaient des mythes et étaient donc capables de me les rapporter. Ceux qui me les racontaient me disaient que c’étaient juste des histoires « comme ça », que ce n’était pas très important et je n’eus guère de mal à les suivre sur ce plan. Quelle peut être l’importance d’un mythe quand on se débat dans des conditions économiques aussi déplorables? Certes, on ne peut ramener l’Homme à son estomac, mais il serait difficile, tout de même, de dire à la Griaule, que la « société » paraiyar n’est que la « réalisation » du mythe. Il faut remettre les choses à leur juste place.

Néanmoins, je ne pouvais pas non plus nier que ces histoires constituaient des rares vestiges du passé. Ils avaient été composés il y a longtemps et comme ils parlaient de l’origine des castes et de l’intouchabilité, ils pouvaient nous renseigner sur la manière dont les ancêtres de mes informateurs pensaient le monde et la turpitude dans laquelle ils étaient rejetés[5]. La question se posait alors, parmi les chercheurs, de savoir si les intouchables acceptent leur condition et participent à la société globale ou si, au contraire, ils rejettent les valeurs de la société qui les opprime. La question n’est pas purement académique, elle peut entraîner des conséquences politiques importantes et fait aujourd’hui l’objet de débats assez furieux qui pourraient bien mettre en péril l’équilibre fragile de la société indienne. Max Weber avait, en son temps, apporté une réponse radicale à cette question : selon le grand sociologue allemand, la religion indienne fournissait aux membres de la société une rationalisation remarquable de leur position sociale en faisant miroiter la perspective d’une renaissance dans de meilleures conditions sociales (Weber 1958). Il parlait ainsi d’une cohérence idéologique et d’une rationalité absolues : ayant intégré ces valeurs, les intouchables disait-il, acceptaient ainsi leur condition sociale et la société était préservée de toute contestation. Un des problèmes de cette théorie, c’est qu’elle prétend nous dire ce que pensent les gens sans avoir pris la peine d’en interroger un seul. N’est-ce pas là un péché capital pour les ethnologues? Comme il n’était pas possible de savoir ce que pensaient ces gens illettrés que personne n’a étudiés avant la colonisation et l’avènement des idées démocratiques modernes, leurs mythes pouvaient nous fournir des indications en ce sens.

Il ne me parut pas inutile de penser que les mythes recueillis pouvaient nous donner une certaine idée de ce que pensaient les gens et cela d’autant plus qu’il s’agissait d’une production à la fois anonyme et collective. Le mythe, en effet, n’a pas d’auteur et il émane sans doute de la conscience collective. J’aimais assez l’idée de Lévi-Strauss selon laquelle le mythe se trouve à l’opposé de la poésie dans l’échelle de la production littéraire : alors que le poème ne supporte pas la moindre transformation sous peine de briser l’équilibre syntaxique qui en fait la beauté, le mythe supporte le changement à l’infini. Chaque locuteur propose finalement une version différente, peut-être « sa » version, peut-être une version qu’il a lui-même entendue. Mais ce qui importe ici c’est que le message du mythe résiste au changement ; mieux encore, ce message, qu’on l’appelle structure ou non, se trouve caché derrière la variabilité des transformations... Autre élément interprétatif important, plus essentiel aussi à l’approche structuraliste, était l’idée que ce ne sont pas les éléments constitutifs du mythe qui comptent, mais bien les relations qui les unissent. Peu importe le fait que l’un des acteurs soit un roi, un dieu ou un père, ce qui primait davantage c’était la relation d’autorité que créait son intervention. Peu importe que les protagonistes soient au nombre de deux, de trois ou de cinq. Ce qui comptait, c’étaient les relations qui les unissaient et qui, à la fin, se voyaient retournées pour proposer une situation nouvelle. L’analyse nous dit en somme que ce qui est variable est secondaire alors que ce qui est important transcende les versions, mais n’est pas explicite.

Nous touchions là une autre question qui émanait directement de l’étude de Lévi-Strauss : la réalité profonde n’est pas celle qui est directement apparente, ce n’est pas elle qui se révèle immédiatement à l’analyste. La vérité scientifique nécessite de dépasser cette réalité immédiate. Nous avons là une idée importante qui dépasse certainement l’épistémologie primaire de l’observation participante : tout se passe souvent comme si le discours indigène se suffisait à lui-même. On ne manque pas d’être quelque peu irrité, en fréquentant les séminaires, d’entendre parfois des positions se fonder sur des arguments aussi peu probants que des phrases du style : « Quand je leur demandais si..., ils me répondaient que... ». Même si le savoir des anthropologues découle, pour une bonne part, du discours indigène, il est par trop naïf de croire qu’il suffit d’interroger une personne, avec plus ou moins de pertinence méthodologique, pour construire une science impeccable. Toutefois, il n’est pas nécessaire de suivre Lévi-Strauss quand il dit que, contrairement à l’histoire, l’anthropologie s’organise autour des données inconscientes de la vie sociale. Je me demande en effet ce qu’il peut bien y avoir d’inconscient, au sens freudien du terme, dans la vie sociale. Quand il illustre son propos en nous disant que les indigènes sont incapables de dire pourquoi ils suivent telle ou telle coutume (ce qui est vrai), il ne s’ensuit nullement que les raisons qui les y conduisent soient inconscientes comme il l’affirme. Ce qui n’est pas conscient ou ce qui n’est pas exprimable par des mots n’est pas nécessairement inconscient. Là aussi, une idée intéressante de Lévi-Strauss tombe dans l’excès, sans doute pour sacrifier à ses amitiés lacaniennes[6] ou plus simplement aux modes théoriques d’alors. Ce n’est pas non plus parce que les acteurs ne peuvent pas exprimer ces raisons que l’on peut aussi bien se passer de leur discours. Toute interprétation doit nécessairement découler de ce dernier ou, en tous les cas, en tenir compte et nous réaffirmons là les valeurs mêmes de l’observation participante auxquelles Lévi-Strauss ne sacrifiait qu’avec modération. Mais dans le même temps, la parole indigène ne se suffit pas à elle-même, elle doit être confrontée à d’autres et, de surcroît, l’explication doit aller au-delà du sens commun (sans pour autant nécessairement le contredire). J’ai du mal à suivre l’épistémologie, quelque peu totalitaire, de ces sociologues qui prétendent que la sociologie doit dépasser le sens commun... n’est-ce pas là, en effet, la porte ouverte à une sociologie qui refuse toute référence à la réalité? Mais, dans le même temps, la parole de l’indigène invite nécessairement à l’interprétation.

Le mythe avait longtemps été étudié comme une trace assez fiable sur le passé historique des sociétés qui les relatent. C’est un autre mérite de Lévi-Strauss d’avoir éliminé une fois pour toute cette illusion. Le mythe ne nous dit rien sur les faits qui ont marqué le passé des sociétés. Il est allégorie et s’il fallait le prendre au pied de la lettre, on pourrait croire qu’il fut un temps où les poissons fumaient la pipe, les oiseaux copulaient avec les femmes et les hommes volaient dans le ciel. Ces détails nous rappellent pourtant un élément important que Lévi-Strauss ne considère que peu (ou pas du tout) : les mythes sont de belles histoires, que les gens racontent pour se faire plaisir, sans doute pour faire passer le temps. Le plaisir esthétique de l’art et l’émotion qu’il suscite, ou devrait susciter, semblent assez éloignés d’une vision qu’il faut bien qualifier d’intellectualiste. Néanmoins, on peut admettre, et nous revenons là aux mérites de l’analyse structurale, que les mythes expriment quelque chose de la pensée des gens qui les véhiculent. Cette idée fut encore renforcée lorsque je me rendis compte que les versions racontées par les Paraiyars n’étaient pas spécifiques à ces derniers. La lecture de la littérature ethnologique révéla bientôt que des versions très proches des mythes que j’avais recueillis avec patience se retrouvaient dans d’autres parties de l’Inde. Des ouvrages anciens, enfin, montraient que ces mythes n’étaient pas des inventions récentes mais qu’on les retrouvait, au XIXe siècle, chez ces castes qui les racontent encore de nos jours. Ces éléments conjugués me convainquirent donc que ces mythes révélaient quelque chose sur la manière de penser de ceux qui les rapportaient. Une transmission orale de ces mythes des Chamars du Nord de l’Inde aux Paraiyars du sud de l’Inde est impensable. Comment, en effet, des gens que des milliers de kilomètres et des langues séparaient, qui n’entretenaient entre eux aucun contact, qui étaient pauvres et illettrés, auraient-ils pu se transmettre des histoires appartenant à des traditions locales purement orales? Or, en dépit de différences mineures, la similarité était flagrante. On avait affaire à ce que l’on pourrait appeler « un » mythe intouchable. En confrontant les diverses versions, en les dégageant de leurs différences, une structure commune pouvait être dégagée et une interprétation globale suggérée. On voyait, pour simplifier, que les intouchables expliquaient leur position dégradée au bas de l’échelle sociale comme le fruit d’une erreur, d’une incompréhension, d’une tricherie, mais certainement pas comme émanant de leur impureté congénitale. En ce sens, les intouchables ne légitimaient pas leur position par d’éventuelles mauvaises actions commises dans des vies antérieures et rien ne s’opposait, sur le plan religieux notamment, à ce qu’ils tentent d’améliorer leur sort. Dans le même temps cependant, les mythes ne remettaient pas en cause les valeurs fondamentales de la société : ils les cautionnaient même, en quelque sorte, en légitimant le fait que ceux qui manipulent des impuretés doivent nécessairement se retrouver dans une position de déchéance sociale. Les commentaires indigènes vinrent conforter mon interprétation : les gens qui me racontaient l’histoire insistaient fort sur cette erreur fatale qui fut à l’origine de la déchéance de leur caste. Cette insistance était rassurante et me confortait dans mes intuitions et analyses.

Plus tard, cependant, je tempérai quelque peu mon enthousiasme en constatant que l’explication indigène n’était pas homogène. Là où mes informateurs voyaient une erreur et de l’honnêteté, les commentateurs de haute caste voyaient de l’imbécillité propre aux gens inférieurs. Cette divergence m’amena à prendre encore un plus de distance avec le structuralisme dur dont j’étais pourtant déjà assez éloigné. Le sens d’un mythe ou d’ailleurs d’un rite, n’est pas aussi unique et homogène que ce que le prétend ce courant. Il peut varier selon les acteurs, le contexte ou le groupe social, mais aussi avec le temps. Autrement dit, le mythe et les autres productions ne sont jamais totalement dégagées de leurs conditions de production, ils n’existent pas sans les acteurs qui les racontent et ceux qui les entendent. Quand Lévi-Strauss nous dit que « la conscience des acteurs est l’ennemie des sciences de l’homme », il détourne l’ethnologie de son objet propre c’est-à-dire, plus précisément, des représentations sociales.

Après 1970, en dehors du Regard éloigné (1983) qui reprenait d’ailleurs des textes anciens, et l’excellent livre d’entretiens de Didier Eribon, la production scientifique de Lévi-Strauss ne me paraît plus essentielle et j’aurais tendance à dire que l’on pourrait très bien s’en passer. Mon livre préféré demeure le premier, à savoir Les structures élémentaires de la parenté (1949). L’attachement que l’on ne manque pas de ressentir face à cette oeuvre majeure relève, sans doute, d’un certain snobisme intellectuel. Il s’agit d’un livre dense et riche, difficile d’accès dont la plupart des commentateurs ne semblent avoir lu que les premiers chapitres, d’ailleurs assez discutables. Je me souviens encore du temps où, étudiant à Oxford, je dus me résoudre à lire l’intégralité de ce livre sur lequel je passai de nombreuses semaines. J’en ressortis transformé, j’avais l’impression d’être devenu plus intelligent. Je me pris de passion pour la cousine croisée dont les règles de mariage nous révélaient la nature même de la vie en société. La lecture de ce gros ouvrage consacré à un problème aussi mineur m’avait d’ailleurs enseigné une autre chose importante qui, me semble-t-il, vaut pour tout l’oeuvre de Lévi-Strauss : il éveille nos sens, il nous pousse à réfléchir, il nous donne le goût de la lecture et des idées et c’est sans doute ce qui explique une bonne part de son succès. L’effort que nécessite cette lecture peut paraître coûteux, mais on en sort rempli de cette satisfaction que procure, parfois l’expérience intellectuelle. On peut, par exemple, dire à ses étudiants de prendre la peine de lire de A à Z Le totémisme aujourd’hui (1962). Ils ne le regretteront certes pas : il s’agit d’un livre dense et bien construit qui analyse une à une les différentes théories du totémisme en montrant les progrès de chacune, tout en soulignant au bout du compte que ce n’est pas dans l’ethnographie que se trouve la clé de ce problème. Les structures élémentaires sont peut-être plus passionnantes encore : on y pénètre dans une espèce d’algèbre dont la difficulté n’est qu’apparente puisque, sous d’autres formes que nos diagrammes, elle est parfaitement maîtrisée par des gens bien moins « cultivés » que nous. C’était le cas de mes informateurs paraiyars qui m’expliquaient qu’ils pratiquaient le mariage avec la cousine croisée patrilatérale parce qu’une fille donnée dans une génération doit être rendue dans la génération suivante. En d’autres termes, ils me confirmaient que c’est bien l’échange de femmes que régule ce type d’union. En les écoutant, je ne pouvais m’empêcher de penser à Lévi-Strauss dont je voyais la théorie confirmée. Bien des thèmes dont je m’entretenais avec mes interlocuteurs auraient pu aussi bien figurer dans des bouquins d’ethnologie. Lévi-Strauss m’avait permis, une fois encore, de pénétrer dans un monde, d’en comprendre certains aspects. Pourtant, cette « découverte » était aussitôt tempérée par d’autres informations qui infirmaient ce que pensait l’ethnologue français. Ainsi, le mariage n’est pas seulement affaire de règles formelles : il concerne aussi le prestige, l’amour, la jalousie, la rivalité, tous ces caractères propres à l’humanité dont l’anthropologie structurale nous dit si peu. Si les règles dont parle Lévi-Strauss existent, elles ne s’imposent pas à tous de façon mécanique et uniforme. Les hommes sont là pour les manipuler, les contourner et, si besoin est, les enfreindre. Une des critiques les plus remarquables du fonctionnalisme a été énoncée par Lévi-Strauss lorsqu’il dénonçait la relative indigence intellectuelle de ce courant dont les explications nous laissent le choix entre le truisme et l’absurdité (1958 : 17). Pourtant, le structuralisme fait-il beaucoup mieux? Il part du principe que s’il existe du sens quelque part, il doit y en avoir partout. Une telle position conduit, elle aussi, à des excès et, à l’instar du fonctionnalisme, elle s’interdit de voir dans la réalité sociale autre chose que de l’intégration et de la signification.

S’il faut lire Lévi-Strauss, c’est avec ce regard critique, cette volonté de le dépasser. On aurait tort de chercher dans cet oeuvre qui se montre incapable de définir la notion de structure une méthode que l’on peut appliquer telle quelle[7]. Ceux, parmi ses disciples, qui ont tâché de faire cela, ne resteront pas dans l’histoire de notre discipline. Le structuralisme fait désormais partie de l’histoire de l’ethnologie. Le problème de savoir si les réponses qu’il apporte sont bonnes ou non dépend sans doute du degré d’enthousiasme, de crédulité ou de dévotion de chacun. Il n’empêche qu’il pose des questions qui demeurent pertinentes. Mais ce qui frappe aujourd’hui, c’est qu’il ne parvient pas à saisir les transformations du monde contemporain ; du reste, quoi qu’en disent certains, il ne parvient à saisir aucune transformation. C’est là, sans doute, sa principale limitation et la source de ma réticence la plus fondamentale. Du mythe, Lévi-Strauss disait qu’il est une « machine à tuer le temps » : ne peut-on pas maintenant appliquer cette maxime au structuralisme en général? Lui aussi est bien une machine à tuer le temps et on peut entendre cette expression de deux façons : d’une part, elle dénote son incapacité à penser l’histoire, mais, d’autre part, elle souligne aussi qu’elle nous a finalement aidés à passer le temps. Car j’ai parfois pensé qu’au bout du compte, l’anthropologie n’était qu’une manière, pas trop désagréable, de passer le temps. Ce n’est pas là son moindre mérite.