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Cet ouvrage consacré à l’itinéraire d’Henri Lavondès rend hommage autant à la personne humaine qu’à la qualité scientifique et pédagogique de notre collègue disparu. Je dis bien « notre collègue », car c’est le premier ethnologue que j’ai rencontré à Paris, venant de ma province strasbourgeoise et qui m’a orienté sur le choix de mon directeur de thèse, Georges Balandier. Rarement un universitaire-chercheur réunit une telle unanimité de la part de ses pairs comme de ses étudiants devenus chercheurs ou universitaires aujourd’hui.

Dès les premières lignes, le ton est donné par ses anciens collègues qui ont formé une équipe de recherche, soudée, sur la côte ouest malgache, dans la région du Bas-Mangoky. Les résultats de ces travaux parus en 1967 sont en totale correspondance avec les différences de personnalités et de formations des membres de cette équipe. De l’économie paysanne malgache du Bas-Mangoky (Ottino) à Bekoropoka (Lavondès), la différence est moins celle d’un regard porté sur la société étudiée, que sur la manière dont certains rapports locaux s’articulent à des rapports plus généraux marqués par la toute nouvelle indépendance nationale en 1958, date des études de terrain. L’ambiance particulière dont parle Paul Ottino était celle de rapports personnels intenses entre chercheurs de l’équipe qui se conjuguait à une implication de nature « existentielle » avec les informateurs rencontrés. Jean-François Barré souligne cette qualité de « présence dans l’absence » qu’entretenait Henri Lavondès avec son terrain quand il en était éloigné. Il « swing » à l’écoute des chansons marquisiennes dit-il et j’ajouterai que son écriture dans « Bekorokopa » traduit bien cette essentialité des concepts choisis pour caractériser cette société en rapport avec son propre mode de fonctionnement. L’évocation nostalgique de ces moments forts de rencontre évoqués par Ottino s’est transfor-mée aujourd’hui en une reconnaissance par la génération qui a suivi de la qualité épistémo-logique de « Bekorokopa ». À telle enseigne que la récente publication de l’ouvrage de méthodologie d’Emmanuel Fauroux accorde à Bekorokopa une place de choix en reproduisant les cartes de l’ouvrage. Le « savant discret », comme aime à le qualifier Georges Condominas au premier chapitre, traverse les générations sans difficultés. C’est pourquoi j’aurais aimé que le texte de Jean-François Barré figure en première partie au titre d’un témoignage livré par la génération qui a succédé à Henri Lavondès. Elle clôturerait en même temps « l’aventure Ird » de Lavondès dont l’influence va bien au-delà de sa production écrite. C’est ce qu’on comprend quand Alain Babadzan se demande pourquoi sa thèse d’État n’a pas été publiée. Heureusement, il y eut l’enseignement, la formation à la recherche par la recherche, tout cela sous-tendu par des rapports humains centrés sur la connaissance des sociétés et cultures, la comparaison qui peut s’établir à la lumière d’une méthode d’approche en perpétuel questionnement sur elle-même et son adéquation à l’objet.

Alain Babadzan, qui a réuni tous ces textes en hommage à Lavondès, met l’accent en seconde partie de l’ouvrage sur la grande généralité des travaux qui ont été menés sous sa direction aux îles marquises et en Polynésie, souvent en Océanie. Cette partie est construite autour de la notion de représentations à propos de la femme des îles et du regard porté par l’étranger sur les objets de l’archipel Bismarck ou encore l’image du requin qui a une valeur emblématique dans toutes les sociétés océaniennes. La généralité de ces articles tient au point de vue généralement dialectique affirmé, comme le texte de Brigitte Berlon et Monique Jeudy-Ballini sur les objets de l’archipel. Ces auteurs renversent les présupposés de la littérature ethnologique portant sur les « cargos cultes mélanésiens ». Elles proposent alors de conduire une interprétation des représentations des objets étrangers consommés par les Mélanésiens quand ceux-ci, une fois que les étrangers se les sont appropriés, acquièrent un statut en devenant des « objets d’art primitif ». Cet exercice de renversement des significations pre-mières est poussé jusqu’au bout par Babadzan quand il évoque les syncrétismes religieux en rapport avec les identités politiques construites au moment des indépendances. Dans une première partie, il analyse le musée de Tahiti dont Anne Lavondès prit la charge au bénéfice des chercheurs nationaux puisqu’il a été fondé à un moment particulier d’appropriation de la culture par les élites locales et au moment précis où celles-ci ont bénéficié d’une large autonomie politique et économique. De la même manière, « la religion protestante aurait joué un rôle déterminant dans l’affirmation identitaire polynésienne » des élites locales, fondée sur une négation de la rupture ayant existé entre la religion traditionnelle et les cultes chrétiens importés. Mais aujourd’hui, devant la déstructuration sociale et culturelle, le « syncrétisme » religieux n’a plus le même sens de distanciation sans rupture avec le monde étranger, il prend la forme d’une tradition réinventée et caractérise une sorte de modernité par laquelle le sujet autonome s’affirme à travers le mythe d’un « paradis perdu ». Le syncrétisme religieux contemporain indique l’existence d’un rapport nouveau au passé construit cette fois sur l’affirmation d’une certaine rupture entre le christianisme et la religion traditionnelle. Le sens politique qui en résulte relève d’une pratique de renversement des valeurs d’une religion dans celles de l’autre et réciproquement. Une telle lecture inversement symétrique de la réalité du rapport du religieux au politique met en évidence le caractère de résistance, mis en oeuvre dans les « conversions » qui expriment une double contestation de la religion traditionnelle et du christianisme dont la résultante est une synthèse nouvelle de la tradition en quelque sorte réinventée, réinterprétée. L’auteur conclut que le discours identitaire local représente au mieux une réponse culturelle à des problèmes économiques et politiques. Le culturel et le politique se signifient mutuellement.

La 3e partie de l’ouvrage a pour objet divers terrains et thèmes traités, comme les représentations du monde symbolisées par le jeu de l’escarpolette au Mexique (Jacques Galinier), la ritualisation de l’antagonisme sexuel en Amazonie (Philippe Erikson) et enfin la fonction du meurtre dans les sociétés différentes : celles fondées sur la « vengeance ritualisée » et celles fondées sur le potlatch (rapport de don et contre-don) (Alfred Adler).

La lecture de ces articles porte au plus haut point la rigueur épistémologique dans laquelle sont affirmées plus ou moins explicitement l’importance et la nécessité d’une approche comparative pour dégager le sens des rituels, la place symbolique des objets. La dimension spécifique de ce que l’on pourrait nommer l’alterculturalité marque alors les différences plus que les similitudes d’une société à une autre, de manière à ce que soient identifiés les cadres de dépassement des conflits qui ont traversé son histoire : rupture ou césure, la question est toujours posée.