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J’avais été invité, avec d’autres psychanalystes, à un colloque qui s’était donné comme thème « l’oral ». Vaste question, très souvent reprise sous différents angles ; je cherchais une voie pour m’introduire dans la discussion annoncée. Comme il m’est arrivé souvent de le faire à propos de l’écoute psychanalytique, d’autant plus que le thème s’y prêtait, il me vint d’emprunter de nouveau les chemins de l’écoute musicale, plus spécifiquement de la musique vocale : faire l’expérience de la voix, de la vive voix en séance psychanalytique comme dans la salle de concert. Parole et musique, de ce qu’elles évoquent du lieu de leur émergence commune. En deçà du manifeste, de leur mise en action avant leur mise en forme. Mouvement surgi du fond de la gorge.

Puis, je me suis rappelé une expérience ancienne d’écoute fascinante : les « chants de gorge inuit » que l’ethnomusicologue Jean-Jacques Nattiez appelle plutôt « jeux vocaux » pour respecter le caractère d’abord ludique de cette pratique. Aidé de sa description, mon écriture cherchant à refléter la coexistence de nos champs voisins sans les confondre, voici le tableau vivant que j’en garde :

Deux femmes se lèvent et s’approchent l’une de l’autre en se faisant face. Elles en viennent à être si rapprochées que leurs nez – on dit que mêmes leurs lèvres parfois – se touchent… presque. Parfois aussi, elles se tiennent par les épaules, mais pas nécessairement. Et le jeu commence. Il s’agit d’un chant, d’une pratique culturelle inouïe dans toute la tradition du chant. Les deux chanteuses vont s’exécuter jusqu’à ce que leur jeu prenne fin quand une des deux sera à bout de souffle ou se mettra à rire, alternatives évoquant bien les aspects ludiques et compétitifs de ce « jeu de gorge ».

Les deux femmes – uniquement des femmes – face-à-face, s’échangent des sons répétés en rythmes rapides. Fait de mots ou de syllabes sans signification, chaque son subit divers traitements vocaux : alternances d’inspiration et d’expiration donnant au chant son caractère haleté, alternances aussi de sons voisés et non voisés, d’aigus et de graves, produits avec la bouche plus ou moins ouverte. En face, la cavité buccale de l’une semble servir de caisse de résonance pour la voix de l’autre. L’ethnomusicologue Jean-Jacques Nattiez (1993) met cependant en doute cette interprétation comprise dans un sens littéral, qu’il range du côté de la « croyance populaire ». Parfois même, on emploie une marmite ou un moule à pain pour amplifier l’échange vocal. Autant de masques sonores, masques de personnes, per sonare. Les sons émis ne semblent avoir aucune référence narrative même quand ils sont empruntés à un récit connu, seuls leurs timbres important. On peut parfois y reconnaître certains cris d’animaux ou des fragments de mélodies familières, sans que la justesse imitative ne prenne non plus d’importance. Voix mêlées d’étranger et de familier.

Ce double chant de gorge se construit à partir « de motifs, de morphèmes répétés » (Nattiez 1993)[1]. Par exemple, une première chanteuse fait « hamma » – bel exemple – « un motif qu’elle répète un nombre aléatoire de fois » (ibid.). La seconde voix, elle, reprendra le même motif avec un très court décalage qui correspond à l’alternance de l’inspiration et de l’expiration. Et quand l’alternance des aigus et des graves vient s’ajouter au précédent décalage, cela donne aux auditeurs qui assistent au jeu l’impression d’un enchaînement continu de sons graves et de sons aigus sans pouvoir distinguer de quelle joueuse ceux-ci proviennent.

Puis, soudainement, une des deux chanteuses introduit un autre motif. L’autre doit aussitôt s’y ajuster car, malgré l’aspect compétitif du jeu, le « résultat sonore doit laisser l’auditeur sous l’impression d’une entente parfaite entre les protagonistes de telle façon qu’on ne puisse déterminer » qui chante quoi (Nattiez 1993). C’est ainsi que l’effet d’ensemble est le résultat d’une superposition d’un même motif repris par deux voix décalées, à l’affût l’une de l’autre, enchevêtrement des voix qui semblent se fuir et se poursuivre l’une l’autre. En contrepoint, comme dans ce qu’on appelle l’art de la fugue.

Les chants de gorge ignorent en partie ce qu’ils recueillent. Ils sont des manifestations sonores d’une grande variété de restes mnésiques, de morphèmes coupés de leur provenance, de mots archaïques, de noms d’ancêtres souvent déformés, de noms d’animaux, de bruits de la nature, de courts passages extraits de berceuses, de chants de danse, de cantiques religieux, etc. (Nattiez 1993).

Ces jeux sonores, on les reprend en toutes sortes d’occasions : tantôt « pour se divertir ou pour endormir les bébés, tantôt pendant ou au retour de la chasse, sous forme de jeu d’équipe » (Nattiez 1993). Ils auraient aussi déjà eu des fonctions chamaniques : pendant que les hommes sont à la chasse, les femmes – elles seules pratiquent les jeux de gorge – réunies dans l’igloo cérémonial, tentent ainsi d’influencer l’esprit des éléments naturels et des animaux afin de contribuer à distance à la réussite d’une activité essentielle à la survie (Nattiez 1993).

Ce chant de gorge est pratiqué dans l’Arctique canadien. On en retrouve aussi des variantes dans d’autres contrées faisant partie d’une « civilisation musicale et culturelle circumpolaire, comme en Sibérie orientale » (Nattiez 1993).

Pour l’instant

Je ne tenterai pas d’interpréter les « chants de gorge », ni de faire une intrusion psychanalytique dans ces phénomènes culturels décrits par l’ethnomusicologie (repris ici de Nattiez 1993). Je souhaite plutôt importer ce morceau de tradition orale, cette mise en scène ludique ; l’importer en terrain freudien afin de profiter d’un possible rapprochement entre l’écoute de ces jeux vocaux, qui m’ont toujours impressionné, et l’écoute de pareils jeux de langue et de parole en séance de psychanalyse, pour y traquer le jeu des concordances quand le fondement de l’expression orale s’actualise dans la voix, révélant ce qui donne chair aux mots, et grain à la voix. La langue prend vie dans ces traces orales faites de souffle, de mouvement, de turbulence ; elle est d’abord la langue de l’infantile, dans le sens que lui donne la psychologie[2], avant d’être celle du prononçable. Je ne suivrai ainsi qu’une seule piste, celle qui remonte du fond de la gorge, quand il n’y a plus qu’une gorge pour deux.

Je dis ici « concordance », non sans penser à Totem et tabou (Freud 1912), sous-titré : De quelques concordances entre la vie de l’esprit des sauvages et des névrosés. Mais je veux préciser qu’ici, à partir des « chants de gorge », « concordance » sera plutôt entendu au plus près de ce qui fait vibrer les cordes vocales, au plus près de l’enracinement corporel du souffle de la voix, de l’expression et du langage.

Non pas une vague analogie ou correspondance entre ces chants inuit et la rencontre analytique, mais bien la recherche de ce qui vient pareillement se fondre, se déplacer, se condenser dans chacune de ces deux expériences vocales, quand plusieurs voix opposées semblent s’accorder momentanément dans l’unisson, en concordance. Concordance, comme ce qui met en relation les opposés et leurs discordances.

Car la bouche humaine, premier lieu de l’oral, redouble ce qui y circule : premier souffle, dernier soupir ; mots, choses ; ce qui y entre, ce qui en sort, pour recevoir et donner la vie, pour la symboliser, la créer. De bouche en bouche, autant pour incarner les pensées que pour réanimer le dernier soupir. De bouche en bouche, en retour, animé par l’esprit des mots.

Il y a aussi une concordance temporelle : choeur des voix primitives, des voix enfantines, dans le sens psychologique des termes encore une fois[3], et des voix adultes, voix passées et actuelles, individuelles et collectives, rétablissant une transcendance dans le discontinu.

Chez le psychanalyste

Séance après séance, semaine après semaine, on vient, on entre, on s’étend là sur le divan, on s’assoie ici sur la chaise, on parle, on écoute, on se tait ; un peu plus tard, on se lève, on part, on reste...

Que font-ils, ces deux-là ? « Il ne se passe entre eux rien d’autre que ceci : ils parlent ensemble » (Freud 1926 : 33). Voilà ce qu’ils font en séance, avant toute quête de sens, avant même de s’écouter parler. Ils parlent, ils se parlent, ils ne parlent à personne : plutôt à la personne de l’autre, au masque de l’autre : per sonare, ils parlent par (dans) le masque de l’autre qui « les » résonne. Ils se font écho. Ils se répètent en se faisant autres.

Il y a bien deux personnes, deux voix, comme dans le jeu de gorge. Comme dans le jeu, cela consiste précisément à ce qu’elles se fondent en une seule. À l’oreille, elles deviennent interchangeables. Les différences s’indiffèrent dans les voix, les timbres, les rythmes, les souffles, les fragments d’histoire de chacun. Avant que l’une ne meure, se taise d’angoisse, de rire ou à bout de souffle. Concordance, discordance.

Chanter, respirer ensemble, faire corps et âme ensemble. Recréer un bouche-à-bouche qui s’ignore, choeur de souffles et de chants (Gantheret 1993). Jeu de gorge jusqu’à bout de souffle ; comme dans l’étreinte amoureuse, la respiration s’anime, halète ( !) avant « la petite mort ». À la fois ensemble et étranger. Choeur tragique, même dans l’éclat de rire, à bout de souffle. Puis seul, en s’éloignant pour reprendre « son » souffle.

Et dans le creux de l’oreille, comme dans le creux de la bouche, les voix s’enchevêtrent, simultanées, actives, passives, moyennes, réfléchies ; laissant croire à l’unisson ou à l’accord, dans une illusion perceptuelle au coeur des malentendus. D’autres traces orales sont ignorées, quoique perçues.

Circulation des flux

Dans le mouvement de la parole entre patient et analyste, est remise en oeuvre toute la genèse de la langue et du langage humain. Cure de parole où les mots parlent d’abord d’eux-mêmes avant de signifier quoi que ce soit à qui que ce soit. Les mots parlent de matériaux sonores, « héritage archaïque venu du temps où les langues se constituaient » (Freud 1986 [1939] : 194) ; héritage dont les traces vivantes sont toujours là, à travers divers temps de l’histoire familiale et culturelle de chacun. Fragments de langues disparues et de langues, fragments de vie individuelle et de vie de l’espèce, recueillis par, et dans, l’oreille-bouche humaine de l’analyste et du patient.

Le chant est capable de redonner vie à la mémoire, aux rituels sacrés et/ou impurs de commémoration sacrificielle ; dans la bouche, les mots reprennent corps, rythme et voix, sans cesse absorbés par le « chant sexuel » (Kahn 1991 : 170) qui les incarne. Doublement absorbés par la saisie transférentielle du bouche-à-bouche qui les remet sans cesse en mouvement, comme si les voix étaient reprises dans un chant de gorge sans fin[4].

Autres flux

Pendant la séance analytique, en deçà de ce qui est à se dire, entre le patient et l’analyste, là où s’interpénètrent et se mêlent l’inconscient de l’un et de l’autre, cette circulation donne parfois naissance à un flux d’images et de mots déformés, sorte de fondu enchaîné, que Michel De M’Uzan (1994) appelle une « chimère », une sorte d’assemblage, d’infiltrat, où il est difficile de différencier ce qui vient de chacun des participants. Là où des formes inchoatives côtoient les flux informes qui leur donnent naissance. Là où la séance devient zone érogène.

Puis, encore plus en deçà, il y aurait à considérer ce que le même De M’Uzan (1994) appelle un « silence de fond », qu’on pourrait aussi nommer « bruit de fond », en tant que fond ininterrompu de notre perception. Basse continue du vivant faite d’inspiration/expiration, sorte d’appel d’air avant de devenir voix. Le bruit/silence de fond est ce sur quoi se détache la différence des phénomènes discernables, mais à la condition de l’écho, de la répétition du même, qui introduit l’écart, la dimension temporelle, de ce qui échappe à l’identique. Ce silence de fond, Michel De M’Uzan l’appelle « la bouche de l’inconscient », au bord de laquelle nos langues « s’originent », se construisent. Première référence, première analogie, première concordance.

Re-flux

De nouveau, j’emprunte brièvement au champ de l’anthropologie, plus précisément cette fois à Françoise Héritier (1994) dans Les deux soeurs et leur mère :

L’existence d’un inceste du deuxième type nous conduit à concevoir la prohibition de l’inceste comme un problème de circulation de fluides d’un corps à un autre. Le critère fondamental de l’inceste, c’est la mise en contact d’humeurs identiques. Il met en jeu ce qu’il y a de plus fondamental dans les sociétés humaines : la façon dont elles construisent leurs catégories de l’identique et du différent. C’est en effet sur ces catégories qu’elles fondent leur classification des humeurs du corps et le système de prohibition/sollicitation qui régit leur circulation. L’opposition entre identique et différent est première, parce que fondée, dans le langage de la parenté, sur ce que le corps humain a de plus irréductible : la différence des sexes.

Héritier 1994 : 11

L’anthropologue se réfère à la circulation de fluides, de sécrétions, d’humeurs d’un corps à un autre. De son côté, le psychanalyste se réfère à ce qui circule par la parole, dans la langue, dans les mots. De nouveau, il s’agira moins de faire une analogie entre ces deux modes de circulation que d’en identifier les modes respectifs de concordance/discordance pour distinguer ce qui met en relation les opposés au coeur de chacun des modes ici en cause. Pour l’anthropologue, « l’opposition entre identique et différent est première… » (Héritier 1994 : 1) parce que fondée sur l’irréductible de la différence corporelle des sexes. Les opposés sont ici irréductibles dans ce qui saute aux yeux de leurs différences, leurs discordances pour l’observateur. Le « langage de la parenté » (Héritier 1994 : 1) qui va déterminer l’interdit, est une langue scientifique univoque, d’opposition binaire. Les différences sont visibles, observables. La circulation des fluides s’arrête sur images objectivées (si je saisis bien l’emploi de l’expression « langage de la parenté »).

Pour l’écoute du psychanalyste en séance, en deçà du « binarisme » aussi en jeu dans les oppositions phonologiques et sémantiques du langage, c’est plutôt au coeur de l’équivoque de la langue que réside le lieu privilégié d’un conflit permanent entre le sexualisé et le désexualisé cependant donnés à entendre en concordance. C’est là où circulent librement les opposés dans l’informe énergétique de ce que nous appelons « l’infantile », le « sexuel infantile » en tant que mode invisible d’investissement qui ne reconnaît aucune prohibition, aucun renoncement, aucune différence. Non pas un « infantile » propre à l’enfance mais plutôt une force inconciliable en tout un chacun jusqu’à la mort. Le refoulement qui s’y exerce n’empêche pas le retour du refoulé. La langue même qui détermine l’interdit ne continue pas moins d’être équivoque. C’est la modulation de l’expression dans la langue, agissant en tiers, comme troisième dimension, qui le plus souvent offre à cet infantile refoulé le passage, le truchement par lequel celui-ci revient contaminer, déformer la forme sublimée, désexualisée.

C’est ainsi que se « présente » dans l’usage de la parole en séance l’action d’un impossible renoncement au mode de satisfaction des premiers échanges bouche-à-bouche mère-infans, inévitable zone érogène commune qui continuera, à travers de multiples transformations, à s’actualiser. Ce sexuel-là cherche inlassablement à faire retour dans tout ce qui se répète en donnant à entendre l’enracinement du langage humain dans le désir qui l’anime, au coeur de son expression rythmique comme premier appel à l’autre. Résonance infinie.

Provisoirement...

Disons qu’à bas bruit, il y a du « chant de gorge » dans l’échange analytique.

Empruntés au champ de l’ethnomusicologie, les « chants de gorge » inuit me servent ici de révélateur. Pourtant à la première audition, ils apparaissent comme l’envers de « l’étalement » qui caractérise l’usage de la parole en séance psychanalytique. En séance, en effet, la parole semble se déplier à la manière de celui qui la profère, comme si elle s’étendait avec lui sur le divan. Pas de face-à-face, encore moins de bouche à bouche, l’un parle, l’autre écoute, en alternance, respectant le temps qu’il faut pour aller de la bouche à l’oreille.

En revanche, avec les « jeux de gorge », tout se rapproche, tout se replie : les protagonistes se retrouvent au plus proche, ils se recueillent, s’indifférencient, se réincorporent, se relayent, se relient, se remémorent, se renouent, se répètent ; ils répliquent, ils répondent, reproduisent, résistent, résonnent, respirent ; ils se ressaisissent, se ressemblent, se ressentent, se resserrent, se retiennent, se relancent, se retracent, se révèlent, se réfléchissent...

Cette figuration saisissante du repli, du rebroussement à un état antérieur, n’est pas sans évoquer le fond d’autoérotisme sans cesse mobilisé, particulièrement à la faveur de la régression transférentielle, de la fluctuation de la parole en séance. Il y a, en psychanalyse, cette figure évocatrice de l’idéal autoérotique, des « lèvres se baisant elles-mêmes », quand l’autre s’efface au bénéfice de son propre organe. L’excitation qui naît, cherche à s’apaiser sur place dans la tentation du retour à l’identique. Quand, sous le déguisement de la parole désexualisée adressée à l’autre, fait retour en force, comme un chant de gorge ignoré, le souffle de l’appel sexuel incoercible, dans une concordance sans fin.