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Qu’est-ce que le dialogue ? Qu’est-ce que le droit, l’anthropologie ? Comment ces deux disciplines se conjuguent-elles dans le paysage des sciences humaines et sociales ? Norbert Rouland et Jean Benoist, à travers leurs échanges et surtout leur franchise, nous embarquent dans un voyage aux confins du droit, dans ses profondeurs. Il s’agit aussi d’un voyage à la découverte de la vérité sur eux-mêmes et sur la science, ce que voudrait la maïeutique. En ce moment où les gens se cachent derrière les normes sociales ou familiales, il est assez rafraîchissant de goûter à la franchise et à l’honnêteté de deux chercheurs. Nous sommes là en présence d’un livre au coeur même de la philosophie de la vie et d’une véritable thérapie psychologique.

Norbert Rouland est professeur d’anthropologie juridique à l’Université d’Aix-Marseille où il dirige un Master de droit des activités artistiques. Jean Benoist, d’abord médecin, devient ensuite anthropologue dans la même université. Ces deux amis ont choisi d’étudier l’humain dans ce qu’il a de profond à travers des expéditions dans plusieurs pays et peuples. Ils se ressemblent en ce qu’ils sont tous les deux anthropologues, mais divergent en de multiples manières ; ce qui ne les empêche pas d’en discuter, le plus grave n’étant pas d’avoir avec un collègue des idées divergentes, mais de ne pas pouvoir les exprimer.

De l’entretien entre Benoist et Rouland, il ressort tous les contours de la discipline juridique. Ce juriste happé par l’anthropologie essaie de faire sortir le droit du moule dans lequel on l’a longtemps enfermé. Il ne voudrait pas détruire la norme mais plutôt invite à la dépasser et à aller chercher ce qu’il y a au-delà. Rouland déteste obéir à la norme juste parce que c’est la norme. Le juriste pur et dur est cartésien et représente la norme. Tandis que l’anthropologue va au-delà de la norme et touche à l’humain. Cette légèreté presqu’enfantine qui caractérise Norbert Rouland l’a poussé à humaniser le droit. En effet, les deux essais qui concluent l’ouvrage traitent de façon interdisciplinaire des homologies entre le droit et les arts puis de la recherche des femmes artistes. Rouland, dans un langage libre et profond, met en évidence les relations privilégiées entre le droit, la musique, l’art et interroge la condition de la femme à travers l’anthropologie, le droit, l’histoire.

Ces deux chercheurs explicitent les difficultés rencontrées par un chercheur, les méandres que le non chercheur ne connaît pas nécessairement. Parce que le livre prend la forme d’un libre entretien, les révélations de Rouland et Benoist sont porteuses de beaucoup de subjectivité et sont empreintes de choix personnels ou d’éléments sur leur situation familiale. Sans aucune pudeur, Rouland accepte de se livrer sur sa vie intime, ses peurs, ses faiblesses, ses espoirs.

La dimension psychologique et intime du livre met en exergue un Norbert Rouland qui tour à tour avoue n’avoir jamais été attiré par le droit, dit souffrir ou avoir souffert toute sa vie durant du manque d’amour maternel, qui a été laminé par son divorce, et que tout laisse sur sa faim ou sur sa soif. Heureusement, l’homme a trouvé en lui et au travers des expériences de la vie le moyen de guérir et d’avancer. Le droit non désiré l’a finalement passionné ; il y a trouvé sa voie. Il a retrouvé l’amour maternel à travers l’amour qu’il voue à ses deux fils. Quant à son perpétuel manque ou à sa faim constante, Rouland en fait un élément de force : seules de telles personnes font de bons chercheurs. De plus, pour ne pas être emporté par la dépression, il a fini par sublimer son manque, en faisant de celui-ci quelque chose de poétique.

Cet ouvrage est à la croisée des chemins entre plusieurs disciplines : l’anthropologie, la psychologie, l’esthétique pour ne citer qu’elles. Pour ce qui est de l’esthétique, on peut apprécier la beauté d’un arrêt aussi bien dans son fond que dans sa forme, mais pas celle d’une loi, affirme Rouland. Or, les lois aussi à notre sens ne sont pas dénuées d’esthétique. Pour ce qui est de la psychologie, au-delà de la dimension thérapeutique de l’ouvrage pour les deux amis, et surtout pour Rouland, on peut noter l’effet du droit sur ses praticiens : l’orgueil. Le professeur de droit a une grande conscience de sa personne en tant que source de droit. Notons quand même qu’il existe des professeurs de droit très humbles qui savent s’effacer derrière l’immensité de leur discipline. Pour ce qui est de l’anthropologie, Rouland prône le droit des minorités et des peuples autochtones mais sa volonté de mettre l’humain au centre de tout l’empêche de reconnaître la nécessité de l’existence d’un noyau dur de normes résultant de la conscience collective.

Qu’à cela ne tienne, ce livre est un véritable hymne au dialogue entre les cultures. Le droit, Rouland l’a compris, est le résultat de la combinaison de l’histoire, de l’anthropologie, de la culture, des us et coutumes. C’est dans l’intensification des échanges entre les différents peuples que naissent les règles de droit. Les hommes font le droit et non l’inverse. Cette approche moins consensuelle qu’avant-gardiste met l’humain au centre de tout et rend moins rigide le droit en le mettant à la portée de tous, même des moins bourgeois d’entre nous.