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La pratique anthropologique a fait l’objet de nombreux ouvrages. Toutefois, Laurent Vidal renouvelle le débat en l’abordant via l’implication d’anthropologues dans des projets interdisciplinaires. Pour ce faire, l’auteur se base sur quatre projets de recherche en santé pour lesquels il était impliqué, soit à titre de responsable, soit de coordonnateur, soit d’anthropologue. Ces projets réalisés dans des pays en voie de développement ont permis à l’auteur de mettre l’accent sur les différents défis rencontrés et de mener une réflexion sur les nouvelles pratiques anthropologiques et les nouveaux enjeux pour la discipline inhérents à ce type d’implication.

Au fil des cinq premiers chapitres, le lecteur accompagne Vidal dans le déroulement, les rebondissements, les réorientations et parfois les modifications des dispositifs de recherche selon les circonstances et les opportunités rencontrées. Tout cela sans oublier les enjeux financiers et politiques soulevés par ces projets. L’ouvrage se divise en trois parties, les deux premières constituant des jalons pour l’élaboration de la réflexion. D’une part, Vidal met l’accent sur le double dialogue de l’anthropologue avec, ses collègues des autres disciplines associées – soulignant ainsi les enjeux de l’interdisciplinarité. Et, d’autre part, il attire notre attention sur la place des acteurs de la santé au sein de la recherche. En effet, ces derniers peuvent jouer plusieurs rôles : par exemple, en délivrant les autorisations nécessaires à un projet, un médecin peut contribuer à sa faisabilité, tout en occupant la position de sujet de recherche.

C’est à partir de ce double dialogue que Vidal construit sa réflexion, soulevant au passage les défis et les enjeux que l’anthropologue peut rencontrer. Il porte à l’attention du lecteur l’aspect de temporalité induite par les projets répondant à des appels d’offres. Ces derniers font office de métronome, inscrivant la recherche dans une durée déterminée et imposant la cadence de la recherche à laquelle l’anthropologue doit s’accommoder. De plus, la « culture de l’appel d’offres » (p. 201) implique la nécessité pour l’anthropologue de se faire comprendre auprès d’interlocuteurs peu familiers avec l’anthropologie. Ce nouvel auditoire est principalement préoccupé par la démarche anthropologique. C’est pourquoi l’anthropologue doit sans cesse rassurer ses interlocuteurs sur la rigueur de la démarche et justifier auprès d’eux ses méthodes de travail. De plus, dès que l’anthropologue ne s’adresse plus à ses pairs, il doit rendre ses résultats intelligibles en vulgarisant ces derniers sans pour autant les affaiblir. Or, cette vulgarisation passe par l’écriture, celle-ci étant, selon Vidal, « un point cardinal central dans la production de l’anthropologie » (p. 225). L’interdisciplinarité révèle aussi l’enjeu de la scientificité, pour lequel Vidal invite l’anthropologue à déterminer ses critères de qualité scientifique propres, pour faire face aux critères d’évaluation imposés par les autres disciplines. L’autonomie du chercheur dans le cadre de ce type de projet est limitée, notamment par les contraintes budgétaires, les objectifs précis du projet ou encore par la disponibilité des chercheurs. Toutefois, elle n’est pas nulle, et si l’anthropologue peut avoir une marge de manoeuvre, c’est à lui de la créer.

En fin de compte, Vidal propose trois scénarios, volontairement caricaturaux, présentant les grandes lignes de l’anthropologie contemporaine. Tout d’abord, l’anthropologie légitimiste (p. 245) qui met l’accent sur l’autonomie, ensuite l’anthropologie partagée (p. 253) qui accepte une certaine instrumentalisation de la discipline, et enfin l’anthropologie critique (p. 262), scénario défendu par Vidal lui-même, qui offre une position médiane entre les deux autres. L’anthropologie critique se structure autour de trois exigences : la capitalisation – c’est-à-dire la nécessité de prendre en considération la littérature existante –, la négociation – notamment via la discussion avec les collègues des autres disciplines –, et enfin la réflexivité.

L’intérêt de ce livre réside dans la réflexion que porte l’auteur sur des expériences concrètes qui s’appuient sur les caractéristiques de la discipline dans le cadre de recherches s’inscrivant dans des projets répondant à des appels d’offres. Cela permet de renouveler les débats et invite les anthropologues à réfléchir sur les pratiques dans une perspective différente. Certains défis rencontrés par l’auteur étaient caractéristiques d’un ou de plusieurs projets, soulignant par le fait même un aspect peu abordé dans cet ouvrage, soit la capacité d’adaptation du chercheur, mais aussi les qualités inhérentes aux habiletés communicationnelles.

Bien que cet ouvrage soit basé sur des projets de santé menés dans des pays en voie de développement, il se destine à tous les anthropologues qui souhaitent rejoindre des équipes interdisciplinaires, peu importe le lieu ou le domaine. Il peut de surcroît être utilisé à des fins d’enseignement sur les pratiques et les responsabilités des anthropologues, car il dévoile des caractéristiques méconnues de la discipline et invite au débat.