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Introduction[1]

Depuis une trentaine d’années, une série de crises alimentaires dans les pays d’abondance a particulièrement marqué la conscience collective. Certaines sont dues à des pollutions atomiques (Tchernobyl en 1986 ; Fukushima en mars 2011), alors que d’autres sont le résultat d’infections bactériologiques ou virales (crise de la vache folle en 1996 ; crise de la grippe aviaire en 2009 ; crise de la bactérie entérohémorragique en 2011). D’autres crises alimentaires ne sont pas sanitaires, mais morales (substitution de la viande de boeuf par de la viande de cheval en France en 2013). Souvent qualifiées de « peurs alimentaires », ces crises provoquent une prise de conscience locale (et souvent internationale) quant à la qualité de la nourriture et mènent souvent à un encadrement plus serré de l’industrie alimentaire (Ferrières 2005 ; Raude 2008). La crise à laquelle nous nous intéressons ici est celle causée en Allemagne au printemps 2011 par la redoutable bactérie entérohémorragique (ECEH). Bien que cette crise ait été de courte durée (mi-mai à fin juin 2011), elle prit une ampleur considérable dans les médias européens, et ce, probablement pour plusieurs raisons : le nombre de malades et de morts augmenta rapidement ; les laboratoires hésitèrent longtemps avant d’identifier la source de la bactérie, créant ainsi une grave insécurité sanitaire ; une crise économique sévère toucha l’Espagne, le pays producteur des concombres incriminés au début de la crise ; finalement, comme les autres crises de ce type, elle provoqua momentanément des changements dans les habitudes alimentaires et souleva des questions sur la sécurité des aliments disponibles. L’infection à la ECEH provoqua la mort de 76 personnes en Europe (dont 50 en Allemagne) : on a recensé 4 321 malades, dont 852 ont présenté de graves complications.

Dans cet article, nous nous intéressons à la polémique soulevée par la gestion de cette crise qui, au-delà d’une inquiétude alimentaire, a mis en lumière la xénophobie latente entre les pays européens impliqués. Parce que cette crise affecta pour un temps la globalisation alimentaire, nous analysons la dynamique qui s’instaura entre crise alimentaire, glocalisation, risque et confiance. Pour ce faire, nous utilisons comme données les commentaires des lecteurs publiés dans trois journaux européens entre le 24 mai et le 28 juin 2011 : Die Welt (ci-après DW) et El Mundo (EM), originaires des deux pays directement touchés par la crise ; et Le Monde (ci-après LM), à titre d’observateur[2]. L’enquête ethnographique limitée faite à Iéna, dans la province de Thuringe, au printemps 2011 permettra de valider certaines hypothèses soulevées par l’analyse des commentaires des lecteurs.

Nous proposons que la crise de l’ECEH est avant tout une crise de confiance dans le système alimentaire européen, système qui encourage et repose sur la glocalisation du comestible. Notre argumentaire, centré sur les relations entre la confiance, le risque et l’individualité alimentaire, est porté par trois propositions connexes assez paradoxales : 1) Malgré la méfiance des consommateurs à l’égard de l’alimentation globalisée (Ferrieres 2005 ; Sassatelli et Scott 2001 ; Stassart et Whatmore 2003), la confiance permet l’échange et la glocalisation alimentaire. Mais la moindre crise alimentaire montre que cette confiance est fragile. 2) Malgré sa fragilité, la confiance des consommateurs est essentielle car elle permet à ces derniers de repousser aux limites de leur conscience le mode de production ou la source de leur alimentation, et donc de faire abstraction au quotidien du risque inhérent à la consommation d’aliments achetés. Elle les autorise à suspendre le doute (Lobet-Maris 2009). 3) Le risque alimentaire est tolérable tant que les consommateurs peuvent continuer à jouir de leur liberté alimentaire.

La première section de cet article établit la chronologie de la crise telle que révélée par les journaux et en montre les périodes charnières. La deuxième section analyse les rapports qui lient les peurs alimentaires à la globalisation. Sans nous attarder sur la question du risque, nous montrons qu’il sert de toile de fond à la présence de la méfiance et de la confiance et développons l’importance de l’individualité alimentaire pour le mangeur postmoderne. Cette individualité est fortement liée à la diversité de la nourriture disponible (Ascher 2005). Dans la troisième section, nous analysons les opinions des lecteurs. En utilisant les commentaires qu’ils font au quotidien, nous nous penchons sur la façon dont ils expriment les réactions que la crise provoque en eux. Finalement, nous revenons sur la relation entre altérité, liberté, confiance et glocalisation.

Brève chronologie de la crise

L’étude des 698 articles de journaux qui constituent notre échantillon nous permet d’établir les différentes étapes du développement de la crise de l’ECEH telle qu’elle y a été rapportée.

Étape 1 : découverte de la bactérie et identification de sa provenance

La crise commence le 21 mai 2011 quand le ministère allemand de l’agriculture avertit la population qu’une épidémie assez importante d’infections à base d’ECEH a lieu en Allemagne du Nord. Cette alerte est rapportée dans les trois journaux comme un problème sanitaire local. Le public est invité à ne pas manger de légumes, viande ou de lait crus. El Mundo parle d’une « bactérie hors-contrôle qui a provoqué la mort de 3 personnes en Allemagne » (24 mai) et le 26, Le Monde publie un titre théâtral : « Alerte aux légumes tueurs dans le nord de l’Allemagne ».

Étape 2 : qui est responsable ?

À partir du 26 mai, l’intrigue s’épaissit lorsqu’une souche d’ECEH est identifiée sur des concombres provenant d’Espagne. Die Welt rapporte que cette nouvelle soulage les fermiers allemands. EM réagit fortement à cette affirmation. S’ensuit alors une série d’accusations et de réfutations par journaux interposés. DW envisage d’autres scénarios : on parle d’attaque terroriste, on insiste sur l’origine étrangère de cette bactérie et on envisage du bout des lèvres que la source de l’épidémie puisse se trouver en Allemagne. Pendant ce temps, la bactérie continue de s’épandre en Europe : par mesure de précaution, des pays étrangers européens et non-européens interdisent l’importation de légumes européens. Les journaux rapportent que l’économie agricole de l’Espagne est gravement touchée par ces interdictions.

Étape 3 : peur alimentaire et augmentation de l’insécurité

À partir du 31 mai, le doute s’installe quand DW rapporte très sobrement que « Les concombres espagnols ne sont pas la cause de l’épidémie ». L’Espagne demande une compensation financière à l’Allemagne et à la Communauté européenne. DW traite l’affaire non plus comme une crise régionale, mais comme une crise nationale ayant des ramifications internationales et légales. Aucune excuse n’est présentée à l’Espagne qui vient de perdre des millions d’euros. Dans un très rare moment d’émotion, DW résume la situation alimentaire en Allemagne en titrant : « Dépression au bar à salade » alors qu’EM continue à critiquer l’attitude allemande : « L’Allemagne disculpe les concombres mais continue à ne pas les vendre » et parle de « L’ennemi 0104 : H4 ». Quand Bruxelles essaie d’arbitrer la crise, EM titre amèrement : « Bruxelles évite de critiquer l’Allemagne pour la crise des concombres et demande le calme ». Au même moment, LM persiste dans l’hyperbole et titre : « Les mystères de la bactérie tueuse qui affole l’Europe » et « La bactérie tueuse résiste aux scientifiques ». Dans leur édition du 1er juin, les trois journaux se tournent vers les laboratoires pour trouver une solution à cette crise sanitaire.

Étape 4 : gestion de la crise

À partir du 3 juin, les trois journaux critiquent de plus en plus les autorités nationales et européennes pour leur gestion de la crise. LM parle de « psychose ». La crise économique espagnole touche d’autres pays producteurs. LM titre : « la bactérie tueuse ». DW insiste sur l’urgence de trouver la cause de l’épidémie. Les blogs dans EM insistent sur la nécessité de sauver l’honneur espagnol. Pour la première fois, DW (6 juin) pose des questions sur le comportement de l’Allemagne pendant la crise et fait une introspection : « L’Allemagne a tendance à voir le mauvais côté des choses » ; « l’hygiène allemande est inadéquate » ; « la gestion de la crise par l’Allemagne est inadéquate ». Le 8 juin, EM rapporte que « Le mythe allemand est terminé : ils se sont beaucoup trompés ». Le 9 juin, LM renchérit en annonçant que quelques pays européens dénoncent l’incapacité de l’Allemagne à gérer la crise.

Étape 5 : résolution

À partir du 10 juin, alors que le nombre de malades et de morts augmente toujours, un coupable certain est identifié : les germes de soja produits par une ferme pratiquant l’agriculture biologique. EM annonce que le gouvernement espagnol ne demandera pas d’excuses à l’Allemagne. La ferme responsable de la crise de l’ECEH est accusée d’homicide. DW titre avec humour : « La Communauté européenne présente ses excuses aux concombres », et LM annonce qu’un enfant, le premier, vient de mourir de l’infection par l’ECEH. Alors que les tensions internationales diminuent, les critiques réciproques diminuent aussi. Fin juin, seuls deux ou trois articles continuent de parler de la crise de l’ECEH. Le 26 juillet, DW et LM annoncent que l’épidémie est officiellement terminée.

Peurs alimentaires, glocalisation et risque

Peurs alimentaires, risque et confiance

Par glocalisation alimentaire, et en référence à Robertson (1995), nous entendons ici l’appropriation locale de denrées et de pratiques alimentaires qui ont leur origine dans d’autres communautés de pratiques gastronomiques (voir Jourdan et Riley, ce volume pour une analyse plus complète). Cette appropriation se fait par l’intermédiaire d’une ré-analyse du consommable et du mangeable (Jourdan 2010) où le couple méfiance/confiance joue un rôle central. Nous utilisons le mot confiance avec la double valeur de « trust » (confiance décidée) et de « confidence » (confiance assurée) discutées par Luhmann (2000). Luhmann explique que la confiance décidée est une relation interpersonnelle qui atténue le risque, alors que la confiance assurée atténue les effets des impondérables.

La distinction entre la confiance assurée et la confiance décidée dépend de la perception et de la signification. Si vous ne considérez pas d’autres alternatives (chaque matin vous quittez votre maison sans arme !), vous vous trouvez dans une situation de confiance assurée. Si vous choisissez une solution plutôt qu’une autre, malgré le risque d’être déçu par les actions des autres, vous êtes dans une situation de confiance décidée.

Luhmann 2000 : 97[3]

Il est important de noter que la frontière qui sépare la « confiance décidée » de la « confiance assurée » est fragile. L’action inconsciente peut devenir rapidement un choix conscient. Mais les deux aspects de la confiance (« trust » et « confidence ») sont importants pour les consommateurs. Ils peuvent se conforter dans l’idée que les institutions feront le nécessaire pour protéger leur bien-être, moral et physique (confiance assurée). Mais, ils peuvent entrer dans l’action (ou la réaction) si elles ne le font pas (confiance décidée).

Dans le contexte de globalisation alimentaire que l’Europe connaît aujourd’hui, le très grand nombre de produits, de pratiques et d’idéologies qui appartiennent à bien des régimes alimentaires locaux provient de parties du monde très éloignées sans égard aux saisons. La nourriture existe en abondance, mais comme le montre Malassis (2001), cette abondance n’a pas supprimé les anxiétés alimentaires : l’emphase n’est plus sur la quantité, mais sur la qualité. Ferrières qualifie ce phénomène « d’anxiétés liées à l’industrialisation » (Ferrières 2005 : 311). Cette anxiété, et la méfiance afférente, peut s’avérer importante quand les aliments sont produits dans des conditions qu’on ne connaît pas ou qu’on ne reconnaît plus. Manger peut comporter un risque, et la perception de ce risque est parfois émotive, parfois rationnelle. Selon Apfelbaum, la perception du risque alimentaire diminue avec l’expérience des générations précédentes. Ainsi, dit-il, « Un aliment traditionnel, consommé par des millions de gens depuis plusieurs générations, est supposé sans risque » (Apfelbaum 1998 : 8). Comment alors pouvoir manger des aliments nouveaux si, comme le dit Fischler (1990), le mangeur fait d’abord preuve de néophobie ? Parlant de la localisation du riz aux Îles Salomon, Jourdan (2010) a montré qu’avant de pouvoir manger des aliments nouveaux ou produits dans des contextes sociogéographiques nouveaux, le consommateur procède à une ré-analyse socioculturelle complexe de leur comestibilité. Au delà de l’appétance qu’on peut avoir pour ce produit, c’est de cette ré-analyse que dépendra l’incorporation du produit dans l’alimentation domestique. La réanalyse est aussi une analyse du risque.

Giddens (1999) soutient que l’industrialisation de la production alimentaire en cette fin de la modernité a changé les paramètres et la nature de cette production. Ce faisant, elle a transformé la nature du risque par rapport à ce qu’il était dans les modes de production précédents. Gardons cette affirmation à l’esprit et recensons les éléments centraux de la globalisation alimentaire qui peuvent augmenter l’impression de risque : tout d’abord, la disponibilité de denrées saisonnières tout le long de l’année sans égard aux saisons, qui érode les liens naturels qui existent entre nourriture et agriculture ; ensuite, l’anonymat des producteurs, qui élimine les liens et la confiance personnalisés qui lient producteurs et consommateurs ; enfin, le manque de connaissance que les consommateurs peuvent avoir sur la production des aliments. La commodification de la nourriture, l’augmentation de la quantité d’aliments préparés en dehors de la maison, l’érosion des pratiques alimentaires traditionnelles et la manipulation industrielle de la nourriture, de ses goûts et textures rendent très difficile l’identification d’une alimentation au risque zéro, ou perçue comme telle (Fischler 1988 : 289). Ce risque provoque une anxiété résultant de « l’interaction complexe entre les notions de proximité et de distance » (Jackson 2010 : 156). N’étant plus producteurs de leur propre nourriture, ou ne connaissant plus les producteurs, les consommateurs n’ont pas d’autre choix que de s’en remettre à la vigilance des institutions nationales ou internationales établies pour encadrer la production et la distribution de la nourriture.

Dans un tel contexte, la méfiance des consommateurs est de mise. Dans son étude exhaustive de la crise de la vache folle, Raude (2008) montre que c’est avec ces institutions que le lien de confiance, quoi que fragile, est maintenant établi. Or, dit Raude, la confiance en ces dernières est beaucoup plus fragile que la confiance envers les personnes. Lors des crises alimentaires, les tensions entre les espaces globaux et locaux de la production et de la consommation alimentaires provoquent les ruptures de confiance entre le citoyen et ces institutions – nous le verrons plus loin. Le rôle des institutions est donc de créer les conditions propres à la pérennité de la confiance (Loeber et al. 2011). On pense ici à l’importance qu’ont les règlements sur l’étiquetage et la traçabilité des produits dans la confiance que les consommateurs peuvent avoir dans la qualité et la salubrité des aliments qu’ils consomment[4]. Une fois cette confiance établie, et renforcée par des expériences positives répétées, la distance physique avec le produit lui-même et la manipulation dont il fait l’objet peuvent être de plus en plus grandes. La confiance assurée (confidence) investie dans les institutions et la responsabilité légale des producteurs semblent dégager le consommateur de tout effort de vigilance quotidienne sur la salubrité des aliments ingurgités[5].

Ainsi, le fait que les consommateurs aient de moins en moins de connaissances sur les sources et la qualité de leur alimentation accroît leur méfiance envers les aliments, leurs producteurs et leurs distributeurs, et donc la perception du risque. Pour compenser, ils peuvent se tourner vers des produits qu’ils considèrent comme étant plus locaux et plus naturels. Ce type de choix reflète le mythe urbain selon lequel la nature est pure et sécuritaire (Raude 2008). L’idéal alimentaire est alors recherché dans des produits dits de qualité, associés à l’agriculture locale à petite échelle, si possible organique, et vendus sous des rubriques telles que spécialité, équitable, organique, ethnique, artisanale ou encore locale (Blay-Palmer 2008). La qualité qu’on attribue à ces produits semble aller de pair avec ce qu’on considère être l’antithèse de l’agriculture industrielle (elle-même perçue négativement), soit l’agriculture familiale produisant localement à petite échelle et sans produits chimiques des aliments naturels. Pourtant, l’histoire des peurs alimentaires montre bien que le fait de connaître l’origine d’une denrée et le chemin parcouru jusqu’au consommateur ne constitue pas du tout une garantie de la qualité de ce produit (Ferrières 2005 : 311).

Pour restaurer leur confiance dans le système, les consommateurs peuvent aussi demander plus d’encadrement de l’industrie alimentaire. Ils expriment ainsi leur dépendance à l’égard des institutions (Fischler 1988). C’est, à leurs yeux, le prix à payer pour s’assurer de la qualité de leur alimentation. Cet encadrement peut, dans certains cas, limiter la liberté de choix des consommateurs : en raison de leur origine géographique ou/et sociale, certains produits seront dorénavant considérés comme à risque. On pense aux positions nord-américaine et australienne sur le lait cru, par exemple. Mais cet encadrement va apaiser la méfiance de certains consommateurs, conforter leur indifférence, ou leur donner l’impression qu’ils peuvent faire des choix éclairés.

Confiance et diversité alimentaire

Une question importante demeure : comment concilier alors l’origine inconnue des aliments consommés – et le risque potentiel qu’elle représente – avec le besoin qu’ont certains mangeurs d’avoir accès à une diversité alimentaire toujours plus grande, quelle que soit la saison ? Dans l’histoire des sociétés humaines, et comme l’anthropologie l’a si bien montré, la diversité a toujours été garante de sécurité alimentaire puisqu’elle permettait un meilleur contrôle de la quantité de vivres disponibles pendant l’année. Mais ce dont nous parlons ici est tout à fait différent, maintenant que la globalisation et la glocalisation assurent au consommateur un apport régulier de vivres divers tout le long de l’année, quels que soient la saison ou le climat.

La diversité alimentaire n’est pas qu’une question d’abondance, elle est aussi une question de plaisir et d’inscription sociale. Les choix alimentaires opérés par les gens sont un indice de leurs goûts alimentaires, mais aussi de leurs identités et de leur système de valeurs. Ces choix sont une fenêtre sur leur monde. Partant d’une discussion commencée par Lewenstein (1988) et Fischler (1990), Ascher (2005) a suggéré que la diversité alimentaire est une valeur ajoutée pour le mangeur postmoderne dans un monde où la multiplicité des plaisirs est euphorisante. L’Europe postmoderne globalisée a facilité la célébration de cette identité alimentaire individuelle et la diversification des plaisirs gustatifs à la table familiale, et donc au quotidien : les supermarchés vendent tout le long de l’année, sans égard aux saisons, des produits alimentaires, transformés ou non, qui participent à des univers gustatifs locaux ou non. Ainsi, de nouveaux gustèmes originaires d’autres communautés de pratiques alimentaires sont adoptés. Leur consommation révèle la complexité du moi social du mangeur. En mangeant différents produits, styles et registres alimentaires, les consommateurs postmodernes font des expériences gustatives qui représentent de nouvelles unités de sens. Quand ces unités de sens associent plaisir, habitudes et valeurs sociales, il devient difficile de s’en passer. La glocalisation alimentaire est alors une nécessité. Mais l’expansion du choix alimentaire est elle-même liée à l’expansion du risque, comme nous l’avons vu plus haut (Fischler 1990 ; Giddens 1999 : 5). Nous arrivons donc à cette contradiction : le risque créé par la glocalisation et la globalisation est tolérable s’il permet au consommateur de continuer à jouir de sa liberté alimentaire. Nous montrerons plus loin que cette liberté est sérieusement remise en question quand le risque augmente de façon intolérable. Retournons à la crise alimentaire de 2011 afin d’en dégager ses composantes essentielles à la lumière des commentaires des lecteurs des trois journaux El Mundo, Le Monde, et Die Welt.

Crises de confiance

Les articles de journaux qui couvrirent la crise provoquèrent des réactions chez bien des lecteurs. Les 16 577 commentaires de lecteurs sur lesquels se base notre analyse (voir note 2) présentent des traits intéressants. Premièrement, ils sont égocentriques, ce qui n’est pas surprenant dans ce genre de forum. Deuxièmement, ils sont très critiques du monde qui les entoure et donnent l’impression que leurs auteurs forment un groupe de gens ergoteurs, pessimistes et négatifs réunis par cooptation. Troisièmement, les lecteurs semblent tout aussi enclins à se répondre mutuellement (au moyen d’invectives dans certains cas) qu’à réagir à l’article qu’ils commentent. Certaines réactions sont typiques des propos inflammatoires (flaming) que l’on peut lire sur les groupes de discussion, les forums ou les listes de discussions électroniques (Diakopoulous et Naaman 2011). Quatrièmement, et cela nous conforte dans notre impression qu’il est important pour ces lecteurs de s’exprimer, ce sont souvent les mêmes personnes qui interviennent sur tous les sujets. Finalement, la majeure partie des pseudonymes utilisés est masculine.

Certains thèmes sont plus populaires que d’autres et reflètent des préoccupations nationales. Ainsi, les lecteurs d’EM répondent surtout aux articles qui traitent de la compensation financière demandée par l’Espagne. Ceux de DW se plaignent que les institutions allemandes gèrent mal la crise. De façon surprenante, les lecteurs des trois journaux expriment très peu de sympathie à l’endroit des malades et des morts. Par exemple, quand LM publia un article annonçant qu’un enfant était dans le coma, aucun des 54 commentaires consécutifs à cet article n’exprima une quelconque compassion à l’égard de cet enfant ou de sa famille.

Malgré les différences notées plus haut, les thèmes des commentaires sont à peu près les mêmes d’un journal à l’autre et peuvent être rangés sous trois grands groupes parmi lesquels, pour des raisons liées à notre objet d’étude, nous n’exploiterons que le troisième. Thème 1 : « Laissez-moi vous expliquer » : les lecteurs expliquent, en termes scientifiques et souvent sur un ton docte, les tenants et les aboutissants de la crise. Thème 2 : « Écoutez mon conseil » : les lecteurs décrivent leur propre façon de gérer la crise et donnent des conseils sur l’hygiène à suivre. Thème 3 : « À qui la faute ? » : ce thème est de loin le plus riche en termes de nombre de commentaires. Alors que les questions de responsabilité sont très importantes aux yeux des lecteurs, elles sont souvent présentées, on le verra plus loin, sous forme de blâme. Ce thème se décline en trois sous-thèmes principaux. Nous les analysons ici en laissant la part belle aux données car la façon dont les choses sont dites est tout aussi importante que ce qu’elles disent (voir Cavanaugh, ce volume).

Perte de confiance dans les autres et xénophobie

À la recherche d’une cause de l’épidémie, de nombreux lecteurs pointent les autres du doigt. Allemands et Espagnols n’hésitent pas à s’accuser mutuellement ou à accuser les autres plutôt que d’envisager qu’ils aient pu être responsables de l’épidémie, ou bien que leur confiance dans la sécurité alimentaire ait pu être injustifiée. Nombreux sont les lecteurs qui invoquent des stéréotypes négatifs à l’endroit des autres : hygiène, arrogance, et paresse sont les plus courants. Les Allemands reprochent aux Espagnols leur manque d’hygiène personnelle, la saleté des travailleurs agricoles et l’insalubrité de la production agricole espagnole. Les Espagnols ne sont pas en reste. Sur un ton très condescendant, un lecteur d’EM écrit : « Les petits messieurs (Los senoritos) allemands devraient être un peu plus propres et laver leurs légumes. C’est ce qu’on fait en Espagne ». Pendant ce temps, les Français prennent parti contre les Allemands : « Arrogance allemande : nous sommes propres et les Espagnols sont sales, comme tous les gens du Sud, toujours en vacances et payés à ne rien faire… » (LM, 3 juin).

Les commentaires xénophobes portent aussi sur la moralité et certains font l’amalgame avec des sujets très sensibles. Un lecteur d’EM affirme :

La vérité est que les Allemands ont l’habitude d’accuser les innocents de tous leur maux (on n’a qu’à voir ce qui s’est passé avec les juifs, les gitans, les républicains espagnols, les prisonniers russes) qui subirent des choses décadentes. Leurs préjudices, leur arrogance, leur complexe de supériorité complètement injustifié (qui leur fait vouloir être la locomotive de l’Europe, mais leur malaise qui leur fait aussi se réfugier sur nos belles plages l’été pour oublier leur pays).

EM, 31 mai

Un lecteur du Monde ajoute en parlant des Allemands : « L’économie agricole européenne est foutue en l’air par bêtise. Ras le bol de ces chantres de l’écologie qui prônent le solaire dans un pays où il fait 200 jours de brouillard par an et qui consomment comme des c… » (3 juin). De façon similaire, un lecteur de DW attaque la moralité de l’industrie agricole espagnole : « On devrait s’inquiéter des conditions de travail qui existent sur les plantations bon marché espagnoles… Les employés sont logés dans des conditions inhumaines » (29 mai). Quelques lecteurs réagissent en tant de sujets nationaux et non en tant qu’individus. Un bloggeur espagnol écrit : « Il est temps de lever la main, avec la paume bien ouverte et de dire, à bâbord et à tribord : “du respect, s’il-vous-plaît” » (2 juin). Au même moment, l’Espagne continue d’exiger des compensations, ce qui a le don de rendre furieux certains lecteurs allemands :

Les Espagnols cherchent à tirer parti de la situation pour obtenir plus d’argent et régler leur problème de dette publique. Ce cas montre bien comment nos voisins nous voient : un porte-monnaie. Ni plus ni moins. Que l’Allemagne quitte l’Union européenne.

DW, 2 juin

Devant ces réactions violentes, deux questions viennent à l’esprit : pourquoi blâmer les autres ? Qu’est-ce que cela révèle ? Dans ses travaux sur le risque et le danger, Mary Douglas (1992) montre que faire porter le blâme à quelqu’un d’autre est une sorte de distribution des rôles dans une pièce de théâtre qui dépasse les accusateurs, mais dont ils sont partie prenante. Les lecteurs sont ici en rapport les uns avec les autres comme dans une communauté et s’évaluent, se jugent, se critiquent et réagissent au blâme. Ils sont dans l’action. En transformant la crise économique en crise morale – ici une crise de confiance provoquée par ce qu’ils considèrent être les manquements moraux des autres –, les lecteurs atteignent deux buts : tout d’abord, ils font une autopsie du problème (Douglas 1992 : 5) qui leur permet d’en prendre la mesure. Deuxièmement, ils identifient les responsables et par le fait même la cause du problème. Au-delà de l’expression des frustrations qu’ils ressentent, et dont ils ne peuvent contrôler la cause, les lecteurs révèlent le malaise plus général lié au fait d’être en partenariat avec (et dépendant) des gens qu’ils ne connaissent pas. Comment peut-on faire confiance à l’autre quand cet autre est culturellement si différent ? Pourquoi s’étonner de cette crise quand nos partenaires ont tant de défauts ?

Mais la xénophobie exprimée dans de nombreux messages révèle surtout la fragilité économique et sociale d’une Europe si diverse, sur les plans culturel et économique. Alors que l’Espagne est déjà en plein marasme économique avec un taux de chômage de 24 %, la crise de l’ECEH vient aggraver la situation du pays et fragiliser davantage son économie. Les accusations des lecteurs espagnols doivent se comprendre aussi comme l’expression d’une frustration exacerbée par la réussite de l’Allemagne, locomotive économique de l’Europe.

La fin de la nature : manque de confiance dans l’industrie agroalimentaire, l’agriculture biologique et le local

Sans aller plus loin dans la discussion du concept de risque amorcée plus haut, il est utile de rappeler ce que Giddens, en s’appuyant sur Beck (1992), appelle une société du risque. « Une société du risque est une société dans laquelle nous nous reposons de plus en plus sur une technologie de pointe que personne ne comprend vraiment tout à fait et qui génère une diversité de futurs possibles » (Giddens 1999 : 3)[6]. Un des éléments de ce risque est ce que Giddens appelle la « fin de la nature ».

La fin de la nature est un thème récurrent dans les commentaires de lecteurs. Ils l’identifient comme la source de bien des maux et insistent sur ce qu’ils considèrent être les côtés noirs de l’agriculture industrielle : la production à grande échelle, le manque de contrôle de qualité, le transport de la nourriture sur de très grandes distances, l’introduction de technologies agricoles nouvelles ou modernes (biogaz, OGM), une main d’oeuvre saisonnière formée surtout de travailleurs étrangers, en général exploités. Tout le système de l’industrie agricole est problématique à leurs yeux, même dans les pays qui ne sont pas directement affectés par la crise de l’ECEH. Rares sont les lecteurs qui s’élèvent en défenseurs de ce système. Au contraire : « L’agriculture telle qu’on peut la voir en Andalousie est une honte », dit un lecteur du Monde. « Catastrophe environnementale, catastrophe sociale, à nous consommateurs de faire que ce soit une catastrophe économique en boycottant ces produits » (1er juin).

La globalisation et la glocalisation qui, aux yeux des lecteurs, renforcent les côtés négatifs de l’industrie agroalimentaire, font l’objet de critiques constantes. L’épidémie d’ECEH est associée aux échanges agricoles mondiaux, à la mobilité des gens partout dans le monde : « maintenant que toutes les frontières sont ouvertes, vous ne serez pas surpris par les maladies qui seront importées » (DW, 29 mai). Les lecteurs se plaignent du manque d’humanité dans la production alimentaire en échange d’une augmentation du profit des compagnies et de la commodité offerte aux consommateurs. Encore une fois un coupable est trouvé (l’agriculture industrielle) et une solution offerte : la production agricole familiale à petite échelle (associée à la sécurité et à la qualité) ; le retour à la consommation de produits locaux : « Vive les légumes français ! » (LM, 1er juin) ; le retour à des méthodes de production « traditionnelles » telles qu’elles existaient avant la globalisation pour permettre une meilleure traçabilité des aliments et une meilleure qualité des produits. Dans le même temps s’expriment des relents de racisme gastronomique (voir Cavanaugh, ce volume) : « Arrêtons d’acheter des produits sans goût venus d’Espagne, du Maroc, sous prétexte de vouloir manger tout n’importe quel moment de l’année » (LM, 4 juin). La nostalgie alimentaire dont parlent Fischler (1988) et Blay-Palmer (2008) bat son plein dans certains commentaires : « Mangez des légumes provenant de chez vos fermiers locaux et vous verrez qu’une épidémie est quasiment impossible ».

En parallèle, on observe chez les lecteurs une augmentation de l’insécurité alimentaire. Elle est nourrie par les incertitudes sur la source de l’épidémie. D’ailleurs, dès qu’émerge la possibilité qu’une ferme organique allemande puisse être la source de l’épidémie, certains lecteurs se mettent à exprimer des doutes sur la qualité de l’alimentation produite par l’agriculture biologique : « Alors si même le bio est dangereux, il nous reste quoi ? », se lamente une lectrice du Monde le 28 mai. En Allemagne, où les aliments « bio » disponibles dans les supermarchés, sont souvent distribués par de grosses compagnies, comme Alnatura, les lecteurs se plaignent aussi. Un lecteur de DW écrit : « Cette abominable industrie biologique doit être chassée d’Allemagne, comme le nucléaire du Japon » (14 juin). Mais tout autant que l’agriculture à grande échelle, ce sont les pratiques alimentaires globalisées qui sont la cible des critiques les plus sévères car elles créent des risques incalculables aux yeux des lecteurs : « Des concombres hollandais qui viennent d’Espagne, et puis quoi encore ! » (DW, 31 mai). « C’est la faute du consommateur. Si le consommateur veut des fraises en hiver à 1,99 euro les 500 grammes et la laitue iceberg à 40 cents pièce, il a ce qu’il mérite » (DW, 29 mai).

Perte de confiance dans les institutions et les médias

Au fur et à mesure que la crise se développe, il devient évident aux yeux des lecteurs que ni les gouvernements nationaux, ni les institutions européennes, ni les laboratoires, ni les médias ne semblent savoir comment la gérer. Les lecteurs de DW et d’EM expriment leur colère et leur insatisfaction en se moquant de leurs politiciens, allant jusqu’à demander des élections. Les Espagnols accusent José Luis Zapatero, leur premier ministre, d’être un peureux. Un lecteur résume ainsi l’opinion de bien d’autres :

Nous verrons si Zapatero est capable de réclamer des compensations appropriées et de les faire payer [les Allemands] jusqu’au dernier concombre qui ne se vendra pas, mais on sait bien qu’il est déjà en train de baisser son pantalon.

EM, 31 mai

Le gouvernement allemand est très critiqué par de nombreux lecteurs de DW :

Les politiciens allemands ont peur de leurs propres fermiers et préfèrent causer la ruine des fermiers espagnols plutôt que de s’occuper de ceux qui sont responsables de la situation dans leur propre pays.

DW, 31 mai

Ici encore, la situation économique sert de toile de fond aux critiques des lecteurs. Avec environ 2 500 millions d’euros d’exportation de légumes vers l’Allemagne, le premier ministre Zapatero ne semble pas avoir d’autre choix que de la ménager.

En tant qu’organisme supra national, la Communauté européenne est investie d’une responsabilité d’impartialité qui devrait justifier la confiance des consommateurs. Mais aux yeux des lecteurs, l’Europe déçoit car elle semble avoir pris parti pour les puissants (ici l’Allemagne), même dans sa décision de payer des indemnités aux agriculteurs.

Ce n’est pas à Bruxelles d’indemniser les agriculteurs espagnols, mais à l’Allemagne qui n’a pas su, et ne sait pas encore gérer sa crise sanitaire. En indemnisant les agriculteurs, l’UE ne fait que sauver la peau des politiciens véreux.

LM, 7 juin

On lui reproche de plus d’avoir utilisé son principe de précaution trop tôt et d’avoir ainsi accentué la crise économique en Espagne. Les lecteurs montrent clairement que leur confiance dans l’efficacité et l’impartialité des institutions européennes a été trahie.

Les lecteurs allemands sont particulièrement outrés par l’incapacité des scientifiques et de leurs propres laboratoires à trouver la source de l’infection. À leurs yeux, par leurs hésitations et leurs propos alarmistes, laboratoires et chercheurs contribuent grandement à la crise. L’autorité des chercheurs, de la science et de la technologie est sérieusement remise en question et la confiance des lecteurs sérieusement ébranlée. Si la science n’est plus fiable, qui le sera ? Confrontés à une science qui change d’avis tout le temps, les lecteurs expriment leur frustration et leur critique face à ce qu’ils considèrent être un risque supplémentaire (Giddens 1999 : 6 ; Joffe 1999).

Les lecteurs ont aussi l’impression d’être manipulés par la presse et par la façon dont les journalistes rapportent et analysent la crise. Ils reprochent à ces derniers d’avoir exagéré son importance au moyen de titres très dramatiques et d’avoir, par des inexactitudes et des hésitations, contribué au climat d’inquiétude qui se répand en Europe. Cela n’a rien de surprenant. Comme le montre Hélène Joffe (1999), les médias d’information jouent un rôle essentiel dans l’intensification de l’impression du risque et ont tout avantage à le magnifier par des titres accrocheurs. Dans leur analyse de la BCE, très pertinente pour celle que nous faisons ici, Feindt et Kleinsmidt montrent aussi que « la façon dont la crise est présentée dans les médias influence l’opinion publique et l’attribution des responsabilités » (Feindt et Kleinsmidt 2011 : 187). Mais les lecteurs se ne laissent pas faire et expriment tout haut leur malaise face ce qu’ils considèrent comme de la désinformation. Ceux du Monde et de Die Welt accusent la presse d’être irresponsable et de faire preuve d’amateurisme et de sensationnalisme en publiant des erreurs de faits et d’interprétation, des inexactitudes, et en confondant hypothèses et faits : « Créer une panique à propos d’une nouvelle bactérie n’est pas utile », affirme un lecteur de DW dès le 24 mai. « Pourquoi la presse met tant d’emphase sur l’ECEH alors qu’il y a tant d’autres sujets plus pressants ? », demande un autre. Les Espagnols sont moins critiques à l’égard de leurs propres journaux, mais dirigent leur colère contre les gouvernements et les journaux étrangers.

Le pire est la connivence des médias de communication étrangers (spécialement les Français qui continuent d’argumenter contre l’importation de nos produits, et qui grâce à l’infamie et la désinformation d’une opinion publique très ignorante, causent la ruine de notre agriculture).

EM, 31 mai

Encore une fois, le blâme, qu’il soit reporté sur les autres ou sur soi-même, a un effet curatif : il transforme les lecteurs en arbitres et en juges qui peuvent établir ainsi les paramètres de l’acceptable et de la confiance.

La question de fond est celle-ci : comment faire confiance à un « autre » dépersonalisé, comme une institution, un organe de presse ou une compagnie qu’on ne connaît pas, mais dont on dépend pour l’information et les services, par exemple ? La confiance n’est pas un acte de foi : c’est une action dont la force dépend en partie de l’expérience préalable des consommateurs, mais aussi de l’impression de contrôle qu’ils peuvent avoir. Dans son analyse du risque, Hélène Joffe (1999) montre que les individus réagissent aux risques en mobilisant trois composantes qui apparaissent ici : d’abord, la prise de distance d’avec le risque (les tomates sont espagnoles ; l’industrie bio est allemande) ; ensuite, le blâme (ils sont irresponsables ; ils sont incompétents) ; finalement, la stigmatisation (ils sont sales ; ils sont racistes). Tout cela donne aux lecteurs une impression d’immunité au risque qui les protège de leurs propres anxiétés. Mais cela leur donne aussi le moyen symbolique de renforcer leur propre identité culturelle[7] (Joffe 1999 : 18, 34).

Peurs alimentaires et glocalisation

Comment comprendre la crise que nous venons de présenter ? Bien que le mot « peur » soit couramment employé pour décrire ce genre d’événement, notre analyse montre qu’au-delà de la peur, l’épidémie de l’ECEH et ses conséquences provoquèrent surtout une crise de confiance. Au sujet de la peur alimentaire, Madeleine Ferrières pose une question importante :

Quand, comment, à partir de quoi une peur apparaît-elle ? Ces sont des questions qui restent largement sans réponse. Stricto sensu, une peur ne naît pas : elle émerge, elle se développe au sein de ce que nous appelons les instances officielles : l’Académie, l’Université, la société médicale, la conférence sanitaire.

Ferrières 2005 : 326

Nos données montrent que si peur il y eut dans certains segments de la société, elle a été aggravée par les manquements des instances officielles – mauvaise communication des informations au public ; difficultés dans l’identification de la source de la bactérie – et par les articles alarmistes de la presse. Dans toute crise similaire, le mot peur est le moyen par lequel les questions et doutes sont exprimés, les solutions offertes, les responsabilités assignées. La crise de l’ECEH a été particulière en ce sens que la peur, sauf peut-être parmi les gens résidant dans la toute proximité de la ville de Hambourg où presque tous les décès et les infections eurent lieu, n’était pas un élément saillant des commentaires des lecteurs, des conversations et des comportements des consommateurs que nous avons rencontrés.

La petite enquête ethnographique et les entretiens conduits par Jourdan à Iéna, liés à ses conversations avec des Allemands résidant à Leipzig, Hambourg et Duisbourg, corroborrent les commentaires des lecteurs. Ils confirment le sentiment de frustation des consommateurs face à ce qu’ils considèrent être une mauvaise gestion de la crise. Les indécisions du gouvernement forcèrent les individus et les magasins à utiliser leur propre principe de précaution : les légumes étrangers furent enlevés des étalages et les produits allemands mis en valeur avec fierté dans les marchés fermiers. À Iéna, les informateurs préférèrent faire cuire leurs légumes que de les manger crus. Jens, de Hambourg, affirme qu’il ne mange plus de légumes importés tant qu’on ne sait pas d’où vient la crise. Dès le 28 mai, les tomates, les concombres et les salades importés (de France et d’Espagne) avaient disparu du supermarché central d’Iéna et du marché fermier : seuls restaient des légumes racines et des produits frais locaux. Les consommateurs en demandaient la source. La plupart du temps, ils choisirent de manger des produits locaux, comme les asperges blanches, la perle des produits maraîchers allemands, alors en pleine saison (Spargelzeit). « J’attends de voir comment cela va évoluer, en attendant, je mange des asperges et je m’approvisionne chez le fermier que je connais », dit Hélène, résidente de Duisbourg. En général, les interlocuteurs se plaignaient d’avoir à changer leurs habitudes alimentaires et à devoir se préoccuper d’aménager les menus pour tenir compte de la crise. À la fin de la crise, tout le monde fut content de retourner à ses habitudes alimentaires glocalisées, réaction illustrée avec humour par le titre de DW du 12 juin : « Enfin, nous pouvons retourner à nos salades ! ».

La crise que nous venons de décrire, comme bien d’autres du même ordre (Raude 2008 ; Feindt et Kleinschmidt 2011), est donc plus qu’une simple crise alimentaire. C’est surtout une crise de confiance liée de façon intrinsèque à l’identité de la nourriture comme produit local et global et à la façon dont cette double identité opère dans la confiance des consommateurs. Comme nous l’avons vu au long de cet article, les habitudes humaines de consommation alimentaire mettent en présence une triade réunissant confiance, liberté et risque. Dans un système alimentaire glocalisé et dépersonnalisé, la confiance est une condition centrale à l’échange. Elle se superpose à la méfiance. Cette vision des choses coïncide avec l’hypothèse de Frangi selon laquelle :

Avec le taux économique croissant de la globalisation – et la disparition concomitante de mondes sociaux stables et l’inhabilité toujours croissante de pouvoir contrôler les dynamiques dans lesquelles ils sont inclus – les individus augmentent leur confiance dans les autres, en partie pour compenser et en partie pour dépasser l’insécurité et perplexité à laquelle ils font face.

Frangi 2009 : 6

Il rejoint la position d’Ingold (2000) sur les rapports entre le risque et la confiance : la confiance permet de compenser notre impuissance face à un autre sur lequel nous n’avons aucun contrôle. Frangi et Ingold ne sont pas les seuls à penser ainsi. Dans son article sur la confiance en anthropologie, Jimenez (2011) attire notre attention sur l’importance de la gestion du risque par la confiance, mais explique que la fonction première de la confiance n’est pas de gérer ce risque. Il nous réfère à l’affirmation de Gambetta sur la confiance : « la confiance est un mécanisme pour faire face à la liberté des autres » (Gambetta 2000 : 219). Nous en convenons, mais ce n’est pas tout. Nos données montrent que cette confiance assurée (confidence) est essentielle aussi à la propre liberté de l’individu, ici à sa propre liberté alimentaire, définie en termes d’accès, de choix et de qualité. Cette confiance assurée est à la base de comportements quotidiens qu’on ne peut remettre en cause. Ce qui semble compter, c’est la liberté de pouvoir continuer à faire ce qu’on a toujours fait sans avoir à y penser outre mesure. Avoir à penser à l’origine des vivres consommés habituellement limite la liberté relative des consommateurs. Comme l’a montré Rouchier (2000 : 43), un grand nombre de décisions, d’actions, de comportements peuvent être automatisés. Dans le cas qui nous intéresse ici, les consommateurs doivent faire confiance, même de façon minimale, pour pouvoir oublier le risque représenté par le fait de manger des aliments de source sociale et géographique inconnues, mais qui font partie maintenant de leur alimentation habituelle. Même si la litérature montre que méfiance envers le système alimentaire global semble être commune (Sassatelli et Scott 2001 ; Stassart et Whatmore 2003), la confiance assurée, et dans certains cas la résignation, sont nécessaires pour continuer à manger. Grâce à cette attitude, les consommateurs peuvent gérer le risque et mettre plutôt l’accent sur le plaisir qu’ils ont à les manger, sur la commodité de les trouver au magasin du coin ou encore, sur leur prix. Autrement dit, le risque serait compensé par la confiance : il serait tolérable en autant que la confiance garantit au mangeur sa propre liberté alimentaire. Dans une société où l’abondance et la diversité de la nourriture sont des valeurs ajoutées qui marquent les pratiques alimentaires identitaires des individus de certaines classes sociales (Ascher 2005), tout ce qui entrave l’accès régulier à l’abondance et à la diversité entrave aussi l’identité alimentaire. D’un autre côté, nous devons aussi considérer que les choses ne sont pas toujours aussi simples. Nombreux sont les consommateurs qui continuent à manger ce qui est disponible, simplement parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, sans pour autant faire confiance au système alimentaire qui produit leurs aliments. Ils sont impuissants devant le système. La confiance, l’oubli, la résignation, et l’impuissance aident le mangeur à faire l’impasse sur les dimensions éthiques, pratiques et politiques de la consommation de leur nourriture globalisée. Ce faisant, ils permettent ainsi la pérennité du système global.

Conclusion

Nous avons montré qu’au delà de la peur alimentaire qu’elle a pu provoquer chez certains, la bactérie ECEH a surtout provoqué une crise de conscience et une crise de confiance. En période de crise, la méfiance latente des consommateurs, souvent remplacée par une confiance envers les institutions, resurgit et s’exprime. Les consommateurs allemands, habitués à trouver dans les magasins à longueur d’année tomates, salades et concombres provenant d’Espagne, hésitèrent à en acheter. Certains se posèrent des questions sur la qualité d’une alimentation qu’ils avaient fait leur et qui était jusqu’alors, dans une béatitude presque inconsciente, fournie régulièrement grâce à la globalisation alimentaire. Mais ils se posèrent aussi des questions sur le système alimentaire lui-même et sur les institutions nationales et internationales qui le soutenaient. Les commentaires des journaux montrent que les consommateurs se sentirent frustrés de ne plus pouvoir manger les légumes habituels et de voir leur liberté alimentaire entravée. On a assisté à « l’affaissement de la confiance assurée (confidence) pour reprendre le terme de Niklas Luhmann, que l’individu pouvait tirer des normes et des institutions qui régulaient ses contextes de vie » (Lobet-Maris 2009 : 13). Mais apparut aussi le fantôme de la xénophobie et du racisme alors que les consommateurs de plusieurs pays européens échangeaient, par journaux et médias interposés, insultes et stéréotypes péjoratifs. La crise s’avéra être une crise de confiance dans les partenaires économiques, dans l’agriculture industrielle, dans les institutions nationales et internationales.

Nous devons garder à l’esprit ce que les anthropologues savent fort bien. Même dans un système alimentaire globalisé, la nourriture reste éminemment symbolique. Son essence réside, comme le montre Fischler, dans sa dualité ; nécessaire à la survie du corps et nécessaire aux relations sociales – les secondes découlant de la première –, elle est échangée et partagée. Toute cassure dans le geste lourdement symbolique de l’échange de confiance contre l’échange de nourriture, même contre de l’argent, est problématique parce qu’elle renvoie au doute, à la méfiance, et même à la peur de l’autre et de la nourriture qu’il produit. Les commentaires que nous avons analysés montrent que dans un système alimentaire globalisé, toute rupture de confiance remet momentanément en question la glocalisation. La crise alimentaire renvoie au concret et force deux prises de conscience : d’une part, celle de la fragilité de la confiance sur laquelle est basé l’échange ; d’autre part, celle de la source de l’alimentation que l’on consomme. En grande partie, c’est ce qui s’est passé lors de la crise de l’ECEH de 2012. Le risque associé à la glocalisation a fait surface et s’est concrétisé : ce que l’on pouvait ignorer, ou choisissait d’ignorer par commodité, par confiance, par impuissance, ou par goût, est devenu pour un temps ni « ignorable », ni acceptable.