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Le livre que voici se démarque de la plupart des livres qui bénéficient d’un compte rendu dans la revue Anthropologie et Sociétés. Parce que, surtout, ce n’est pas un livre scientifique. Mais cela ne devrait point mener à conclure qu’il manque d’intérêt scientifique. Tout au contraire.

Nous, les Noirs de France arrive à point nommé, au moment où une poignée de sociologues, notamment, et de politologues, dans une moindre mesure, tentent de rendre intelligibles les différents facteurs de la mobilisation d’une communauté noire en gestation sur le sol français. Sa publication confirme que la question noire n’est pas un épiphénomène. C’est une réalité tangible de la société française contemporaine.

Alors que les considérations et généralisations théoriques ont jusqu’à présent prévalu dans les quelques travaux qui s’attellent à l’analyse de ce nouveau phénomène ; alors que les discours de l’institution étatique ou, plus précisément, les échecs du modèle politique et social français d’« intégration » servent largement d’éléments d’analyse du surgissement de la revendication des Noirs de France, les stratégies discursives et surtout les modalités de production d’une problématique noire par les Noirs de France eux-mêmes restent à la lisière de l’analyse des chercheurs. Concrètement, les chercheurs procèdent à une analyse du mouvement noir actuel sans s’arrêter longuement sur les acteurs et les organisations qui donnent forme et substance à ce mouvement.

L’importance du livre de Lozès se trouve là, qui nous offre des informations, à recouper avec d’autres certes, sur la genèse d’une structure – dont la contribution prépondérante à la structuration de la mobilisation noire en France est indéniable – sa mission, son mode d’organisation et ses stratégies d’institutionnalisation.

Le livre est constitué de 17 chapitres. Cette division ne procède pas forcément d’une organisation thématique de l’ouvrage mais bien plus d’une démarche pratique. En effet, les différents chapitres traitent rarement chacun d’un seul thème.

Ce livre jette un éclairage sur la formation du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN). Cette organisation est née en 2005 une année de crise politique aiguë qui a été marquée par des émeutes dans les banlieues françaises, la vote à l’Assemblée nationale d’une loi dont un article qui affirme que la colonisation française a eu un bilan plutôt positif, ainsi que les déclarations très controversées, et jugées racistes, par certains observateurs et analystes, de penseurs très médiatiques tels que le philosophe Alain Finkielkraut ou la secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse.

Dans ce livre, le CRAN apparaît comme une structure fédérative des organisations noires africaines et antillaises qui aurait pour mission de porter sur la sphère publique les revendications des Noirs de France et de pousser les autorités françaises à agir en faveur de la satisfaction de ces demandes.

Nous, les Noirs de France esquisse en outre un tableau intéressant sur le profil social de l’auteur et de quelques fondateurs du CRAN. Tableau instructif. Car il vient confirmer une théorie largement répandue dans les sciences selon laquelle la mobilisation d’un groupe est toujours tributaire de l’investissement d’une élite dotée de ressources. Les informations que fournissent le livre sur l’origine sociale et la trajectoire socio-professionnelle de l’auteur en particulier et d’une partie des membres de l’organisation que préside Lozès attestent que le CRAN est bien le produit d’un noyau d’individus qui appartiennent à une classe privilégiée. Son fondateur, né en 1966 au Bénin, de parents béninois, est issu d’une famille sociale que l’on pourrait qualifier de bourgeoise. Sa mère fut sage-femme, et son père, médecin de formation, fut sénateur sous la IVe République en France. Aux lendemains de l’indépendance du Bénin, son pays de naissance, celui-ci fut nommé ministre au Bénin qu’il quitta quelques années plus tard pour venir s’installer en région parisienne. Arrivé en France à 14 ans, avec ses parents, l’auteur y poursuit sa scolarisation et, plus tard des études en pharmacie qui furent couronnées par un doctorat. Il intégra l’industrie pharmaceutique et s’engagea parallèlement en politique sous les couleurs de l’UDF, un parti centriste.

Le terme de « noir » revient sans cesse dans ce livre et semble en constituer l’ossature. Conscient du tabou qui entoure le terme « Noir » dans la société française, et du rejet que l’on oppose à toute classification d’une partie de la population française suivant ce critère de couleur, Lozès, faisant ici exercice scientifique, donne à comprendre clairement l’entendement de ce terme au sein du CRAN et par les acteurs qui constituent cette organisation. Pour lui, le Noir n’est pas une entité à essentialiser. Il est produit de l’histoire de la rencontre entre le monde occidental colonialiste et esclavagiste, et le monde africain asservi. Le Noir dominé et voué à la domination par le monde blanc durant les siècles d’esclavage et de colonialisme se voit assigné en cette période de libération à une position et un statut inférieurs qui ne trouvent de justification dans le raisonnement de ses dominateurs que dans la couleur de sa peau. D’où la définition suivante, élaborée au sein du CRAN, et reprise par l’auteur, qui postule que « est noir celui qui est réputé tel, est noire, a minima, une population d’hommes et de femmes dont l’expérience sociale partagée est celle de discriminations subies en raison de la couleur de leur peau ».

Cette définition est intéressante en ce qu’elle pose la question de savoir si l’identité de Noir est juste une identité situationnelle. En d’autres termes, peut-on être noir dans un pays, une ville, où il n’existe que des Noirs, des individus susceptibles d’échapper dans leur existence immédiate à toute discrimination fondée sur la couleur de leur peau ?

Le livre de Lozès montre que le succès de la mobilisation des Noirs de France sera subordonné à une remise en cause de l’ordre sémantique en vigueur dans la société française. Les Noirs n’auront pas seulement à s’attaquer à des pratiques qu’ils estiment discriminatoires. Ils ont aussi à crever des définitions puisque dans les mots se dissimule la légitimation de pratiques néfastes à leur réel épanouissement au sein de leur société. Par exemple, le concept d’intégration que politiques et chercheurs en sciences sociales ont longtemps manié pour lire l’expérience des Noirs de France et d’autres minorités ethnoraciales au sein de cette société constitue l’une des premières cibles. Ce concept est rejeté par l’auteur, car il sous-entend une échelle hiérarchique de préséance entre les groupes ethnoraciaux, en faisant une norme à partir des pratiques et de l’idéologie de l’un d’eux. Ce terme récuse ce qui semble une réalité aux yeux de l’auteur, la diversité ethnique et raciale de la société française ; et interdit de penser l’avènement d’une politique multiculturelle en France.