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Si l’on admet aisément que la nature est sociale, elle est soigneusement demeurée un domaine d’investigation hors de portée des sciences sociales, un domaine réservé des sciences de la nature. La définition d’une nature autonome, universelle, c’est-à-dire asociale reste donc prédominante. C’est essentiellement à travers la sociologie des sciences[1] et l’anthropologie de la nature[2] que le débat, souvent houleux, s’est engagé. Des disputes sont rapidement apparues lorsqu’il a fallu préciser dans quel sens, à quel degré la nature est sociale (voir Boudon et Clavelin 1994). C’est pour clarifier cette question que, dans une perspective de géographie critique, une douzaine de contributions ont été réunies par Noel Castree et Bruce Braun afin de fournir aux géographes une introduction à l’étude de la nature socialisée[3].

Plaidoyer pour une approche sociale de la nature, l’ouvrage tente de se démarquer et de dépasser la division disciplinaire de la géographie – « physique » et « humaine » – qui institutionnalise le dualisme et la hiérarchie Nature-Culture. Dans ce sens, les réflexions de Social Nature concernent les sciences sociales et comblent même certaines lacunes. Elles ne constituent pas pour autant une approche pleinement sociologique. Dans le sillage des études déconstructivistes postmodernes, les auteurs privilégient en effet une perspective critique inspirée des études féministes, postcolonialistes et marxistes. Comme on le pressent déjà, il est bien difficile de dégager les grandes lignes de force d’un ouvrage qui se présente délibérément comme une compilation. Il est cependant possible de faire ressortir deux parties d’inégale importance. Les études proposées ici ne se limitent pas aux divers modes de socialisation de la nature (la nature environnementale). Elles portent aussi, et cela contribue sans doute à l’originalité de la démarche d’ensemble, sur la naturalisation du social (la nature non environnementale : le corps notamment).

Comment la nature est-elle – théoriquement, pratiquement et politiquement – socialisée? Dans la perspective de cette première partie, Noel Castree expose les insuffisances des approches « homme et environnement » et « écocentrique » en géographie contemporaine. Leur définition de la nature reste classique (externe, intrinsèque et universelle) et ne permet pas de l’aborder en tant qu’instrument de domination et de pouvoir. Il distingue trois aspects de la nature socialisée : l’idéologie ou les discours de la nature ; la dimension sociale et normative de la nature (socionature) ; la production de la nature. Il pense ainsi échapper au constructionnisme élémentaire concevant la nature comme une simple idée. David Demeritt propose d’étayer et de clarifier cet écart pour éviter toute confusion avec le construction-nisme dont il analyse les funestes conséquences selon qu’il s’attache au concept de nature ou à la nature physique elle-même[4]. James Proctor analyse les paradoxes moraux qui consistent à vouloir préserver une nature socialement construite. Castree précisera les apports et les limites de son analyse marxiste dans un autre article (texte 10). Avec Tom MacMillan, il soutiendra finalement une version faible de la théorie des réseaux commencée par Bruno Latour, la notion de « nature hybride » étant censée prévenir les contrastes simplificateurs et les antinomies pérennes.

Une série de textes propose des analyses plus concrètes de la socialisation de la nature. À partir d’une étude de la cartographie de la forêt en Colombie britannique, Bruce Braun et Joel Wainwright tentent de montrer comment les conflits environnementaux et les politiques environnementales reflètent les intérêts du pouvoir colonial. Effets de pouvoir, la nature est, comme le précise Derek Gregory dans un même contexte, dominée et normalisée. Piers Blaikie se consacre plus particulièrement aux Politiques environnementales du Sud. Comment le social est-il naturalisé pour justifier et occulter une domination? Dans cette seconde partie, alors que Kay Anderson met en évidence les normes de l’humain à partir de procédures de naturalisation par la race, Jane Moeckli et Bruce Braun spécifient la procédure de la naturalisation du genre et de l’écoféminisme. Ray Bryant retrace la genèse de l’écologie politique. Mark Pelling propose une analyse attrayante de ce que recouvre un désastre naturel. À partir de la répartition géographique et statistique des désastres, il en montre la dimension sociale : elle fait apparaître une disparité sociale face aux désastres naturels ou naturalisés.

Il ressort très nettement de ce collectif un intérêt marqué pour la déconstruction théorique. La déconstruction de la catégorie « nature » ou « géographie » considérée comme la science des « rapports homme-nature » semble même une fin en soi. De ce fait, la « théorie critique » qui soutient ces nombreuses entreprises de déconstruction, ne cesse de démontrer sa stérilité. La géographie (qui remplit ici le rôle d’une énième « x studies ») se dissout, plutôt qu’elle n’en sort renouvelée. Malgré quelques cas intéressants, cette démarche critique s’établit donc aux dépens, semble-t-il, d’études plus empiriques et circonscrites de la nature socialisée, que la géographie ou la sociologie ont pourtant les moyens de réaliser.