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Peut-on imaginer une situation sociale sans tonalité affective? Toute activité sociale est en effet animée par une énergie émotionnelle que les descriptions habituelles des sciences sociales ne retranscrivent qu’imparfaitement ou platement, plus soucieuses d’objectivité que d’objectivation. Dans l’approche du concret, la régularité prime sur l’intensité ; le modèle mécaniste ou organiciste du social prime sur le modèle énergétique du social. Ainsi, comment tenir compte et rendre compte de l’intensité du social sans verser dans le subjectivisme, la psychologie ou la focalisation sur les seuls phénomènes d’effervescence collective de l’ordre de l’évènement?

Dans son ouvrage Ordinary Affects, l’anthropologue Kathleen Stewart vise à saisir l’intensité du social à partir de ces manifestations ordinaires, « cible mouvante » (p. 93). Malheureusement, elle réduit cette question théorique à une simple question d’écriture, voire d’esthétique. Voulant échapper à toute forme de totalisation et, notamment, aux explications qui invoquent de larges processus sociaux tels que la globalisation ou le capitalisme, il en ressort un texte chaotique et discontinu à l’image du chaos et de la discontinuité du quotidien, au ras du sol… Le texte est écrit à la troisième personne du singulier (p. 5) afin de distinguer l’auteure de ses résonances subjectives, qu’elle tente de saisir au plus près des choses. Pour mettre en oeuvre son exercice poétique, Kathleen Stewart s’inspire de Deleuze et Guatari tout en restant dans l’incantation de termes fétiches ou fétichisés : immanence, circuit, singularité, surface, intensité, vibration, rythme, évènement, mouvement, émergence, etc.

Ainsi, semblable à un carnet d’esquisses s’attachant à saisir le détail qui révèle une ambiance ou un « presque rien », cet ouvrage se compose d’une série de vignettes disparates, autant dire des « éclats » ou des « fragments »… Une fois brièvement présenté, l’ouvrage laisse le lecteur voyager d’une description à l’autre (ou d’un titre à l’autre) sans que ne soient proposées de parties pour organiser thématiquement ou chronologiquement le texte. Il n’est pas non plus organisé alphabétiquement et aucun système de renvoi ne tente de le systématiser. Il y a occasionnellement un lien entre deux ou trois notices (par exemple, le pouvoir des émotions est brièvement abordé, p. 84, comme la potentialité des situations, sur le mode de l’allusion). Certes, il s’agit de transmettre une « expérience » ou l’« éprouvé » avec « une poétique et une politique du langage » (p. 4), mais avec quelle visée de connaissance? Si l’ordinaire est vague et banal, l’anthropologue qui en rend compte ne se condamne-t-il pas à demeurer également dans le vague et la banalité (par exemple, « la maison est là où se trouve le coeur », p. 127)? D’où le paradoxe du texte : approcher le concret avec un style verbeux, abscons et abstrait.

La (dé)composition enferme le lecteur dans une sorte de solipsisme postmoderne dont l’intérêt théorique est en effet bien difficile à saisir si ce n’est comme morceaux choisis de la valorisation d’un mode particulier de subjectivation entrelacé de références savantes. Cette scolastique nord-américaine bien-pensante qui ne ménage pas ses efforts pour captiver (et donc capturer) un public facile à travers un style d’écriture serait un objet anthropologique fantastique à objectiver. Il serait en effet temps de retracer la généalogie morale valorisant la subjectivité et le subjectivisme. Question sceptique : à qui profitent ces valeurs? Question analytique : que signifie le point de départ de cet ouvrage définissant les « affects ordinaires » comme des « capacités d’affectés et d’être affectés qui donnent au quotidien la qualité d’un mouvement continuel de relations, scènes, contingences et émergences » (p. 1-2)?

L’auteure le reconnait à demi mot, il ne s’agit pas d’un livre, mais d’une « expérience ». Faut-il en déduire qu’il ne faille plus écrire de livre? Que nous apprend-elle en passant du réalisme à une forme d’impressionisme anthropologique? Une nouvelle façon de voir les choses? Lorsque Jeanne Favret-Saada attirait l’attention des anthropologues sur la façon dont il convenait de se laisser affecter par les situations d’interlocutions et d’en décrire les modalités dans un registre narratif, la visée était bien d’accroitre la connaissance de la sorcellerie dans le bocage. Rien de tel dans le projet de Kathleen Stewart, c’est bien là le problème… Si, comme Jacques Rancière le démontre bien, la poésie en tant que poésie est politique, l’anthropologie qui ne fait plus d’anthropologie verse dans une pseudo-poétique de l’ordinaire qui n’est autre que pathétique. Il faut choisir : faire de la poésie ou faire de l’anthropologie.