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David Damas est probablement le doyen des anthropologues canadiens spécialistes des Inuit. Depuis plus de quarante-cinq ans, il s’intéresse à l’organisation parentale et aux modes d’établissement (settlement patterns) des Inuit de l’Arctique central. Il est donc remarquable qu’à 76 ans, il nous donne encore cette synthèse très fouillée de l’histoire de la sédentarisation dans ce qui est maintenant le Nunavut.

Comme il sied à un chercheur de sa génération, l’approche adoptée par Damas peut être qualifiée de classique. C’est de l’ethnohistoire au sens traditionnel du terme : une reconstruction des processus économiques, politiques et sociaux ayant mené à la création des 28 villages permanents qui parsèment le Nunavut d’aujourd’hui. Cette reconstruction est basée à la fois sur les données recueillies par l’auteur au cours de ses terrains des années 1960, sur une étude approfondie des archives gouvernementales, missionnaires et commerciales concernant l’Arctique central canadien, ainsi que sur une lecture attentive des textes publiés sur le sujet.

L’approche ethnohistorique de Damas est donc avant tout fondée sur une perspective occidentale – celle du spécialiste universitaire – de l’histoire des Inuit. Contrairement à des travaux récents comme la collection Inuit Perspectives on the XXth Century du Collège Nunavut de l’Arctique et les publications du projet Mémoire et Histoire au Nunavut de l’Université Laval, cette approche laisse peu de place aux perceptions que les Inuit eux-mêmes peuvent avoir de leur passé. L’ouvrage de Damas, se rapproche ainsi – mais avec une plus grande sophistication intellectuelle – de la célèbre série Eskimo Administration, écrite par Diamond Jenness et publiée au cours des années 1960 par l’Arctic Institute of North America.

Dans Arctic Migrants / Arctic Villagers, l’auteur se propose deux objectifs. En premier lieu il veut montrer comment les Inuit de l’Arctique central canadien ont peu à peu cessé d’habiter des camps de chasse et de piégeage entièrement autochtones pour s’installer dans des villages multiethniques de plus grande taille, dont l’environnement social était complète-ment différent de ce qu’ils avaient jusqu’alors connu. En second lieu, Damas cherche à démontrer que contrairement à ce que croient plusieurs spécialistes, le gouvernement canadien s’est tout d’abord farouchement opposé à la sédentarisation des Inuit. La relocalisation dans l’extrême Arctique de familles originaires du Nunavik constitue ainsi, selon l’auteur, un exemple patent de cette politique de dispersion. Ce n’est qu’au tournant des années 1960 qu’Ottawa aurait finalement accepté et entériné un processus de concentration démographique déjà largement entamé et devenu inéluctable.

Cette transformation des modes d’établissement inuit s’est déroulée tout au long des décennies 1950 et 1960. S’inspirant de l’anthropologue Frank G. Vallee, Damas l’attribue à plusieurs facteurs : l’effondrement de la traite des fourrures ; les politiques fédérales visant à introduire des programmes d’éducation, de santé et de services sociaux ; les subsides au logement ; la mécanisation des techniques de chasse ; et l’attrait grandissant de la vie urbaine pour les Inuit. Ces facteurs ont eu deux types d’effets sur les modes d’établissement : ils ont provoqué des mouvements de relocalisation – qu’on peut observer dès l’époque des baleiniers, au début du vingtième siècle – et ont entraîné des migrations. Relocalisation et migration ont parfois pu se combiner.

L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre général portant sur les modes d’établissement dans l’Arctique central canadien, de la préhistoire à la Seconde Guerre mondiale. Damas poursuit ensuite (chapitre 2) avec une étude de la politique de dispersion d’abord prônée par le gouvernement fédéral. Les deux chapitres suivants (3 et 4) étudient minutieusement les modes d’établissement inuit au cours des années 1950. On y voit une certaine inéluctabilité de la sédentarisation, qui amènera Ottawa à changer de cap et à appliquer au Nord les pratiques d’un État Providence (étudiées au chapitre 5). Les chapitres 6 et 7 examinent en détail comment, au cours des années 1960, ces pratiques généralisèrent et rendirent irréversible la création des villages permanents qui existent encore aujourd’hui. Enfin, le dernier chapitre résume et conclut l’ensemble de l’ouvrage.

À mon avis, Damas a atteint les deux objectifs qu’il s’était fixés. Son livre documente méthodiquement, région par région et village par village, l’histoire de la sédentarisation dans ce qui est devenu le Nunavut. Son utilisation approfondie de documents d’archives souvent encore inédits lui a aussi permis de démontrer le changement de cap du gouvernement fédéral au tournant des années 1960. En fait, Damas fait remonter très précisément au 26 mai 1958 l’une des premières – sinon la première – manifestations d’une politique gouvernementale favorisant la sédentarisation (p. 99). Ce jour-là, lors d’une réunion de la « Commission des Affaires Esquimaudes » du gouvernement d’Ottawa, B. G. Sivertz, cadre supérieur de l’admi-nistration nordique, proposa que les Inuit du Keewatin (côte ouest de la baie d’Hudson), dont on avait jusqu’alors encouragé la dispersion – et qui venaient de subir des famines très graves – soient désormais regroupés dans des communautés assez grosses pour que l’admi-nistration puisse les superviser et les aider. Cette politique allait être adoptée par Ottawa et être désor-mais appliquée à l’ensemble de l’Arctique canadien.

On peut ne pas être d’accord avec certaines perspectives de Damas, sa conception, par exemple, de l’ethnohistoire comme d’une entreprise devant incorporer les idéaux scientifiques occidentaux d’objectivité et d’équilibre (p. 4), ou son approbation tacite des relocalisations dans l’extrême Arctique, qui font aujourd’hui l’objet, par ceux qui les ont subies, de poursuites devant les tribunaux. Il n’en reste pas moins que son étude détaillée de la façon dont les Inuit de l’Arctique central canadien se sont peu à peu sédentarisés constitue une contribution marquante à l’histoire récente du Nunavut.