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La Revue Nègre est l’un des moments polémiques des années 1920, devenu à ce titre un lieu de mémoire, selon l’analyse qu’en fait Jean-Claude Klein (Klein 1991). L’intégration de ce spectacle de music-hall au corpus des symboles constitutifs d’un patrimoine national relevait d’une double extension de la problématique initiée par Pierre Nora, et contribuait ainsi à en troubler la logique. Le music-hall fait partie de ces objets insituables dans l’espace à deux dimensions par lequel on définit le plus souvent la culture française. Il n’appartient en effet ni à la culture lettrée (scolaire), ni à la culture populaire (rurale ou citadine, en tout cas dite sociable plus qu’esthétique). Qui plus est, La Revue Nègre semble relever d’un double exotisme, à la fois américain et noir, et témoignerait ainsi soit de l’« américanisation » de la culture française (Ory 1984), soit d’une « crise nègre » des arts modernes (français métropolitains) provoquée par les productions esthétiques des peuples colonisés (Leiris 1996 [1967]). L’analyse la plus courante du spectacle relève exclusivement de cette approche « culturelle », tenant ainsi pour acquis qu’il s’est agi d’un événement « nègre ». Ce dernier vient alors illustrer une évolution des mentalités coloniales, en tant qu’épisode de la construction d’un discours sur les « indigènes » qui scelle leur altérité radicale en la dotant à bon compte d’une valeur positive (Archer-Straw 2000 ; Berliner 2002).

Nous nous proposons d’appréhender La Revue Nègre en termes d’« évé-nement », pris au sens de rupture des conditions d’intelligibilité[2]. À cet égard, le sens du spectacle en 1925 s’établit à la croisée de plusieurs logiques, dont nous aurons à restituer les chronologies respectives et les articulations. Car selon nous, le spectacle ne se contente pas de rejouer, sur un mode « positif », une imagerie raciale qui ne serait interprétable que comme l’expression parmi d’autres d’une mentalité coloniale uniforme et homogène. Il vient également la déplacer : il révèle, sur scène, la figure inédite d’une culture nègre. Plus, cette révélation est esthétique. L’analyse doit tenir compte du fait qu’il s’agit d’un spectacle, produit par des artistes et commenté par des critiques culturels, et dont la place au sein de la culture française fait doublement problème : non seulement par son exotisme (américain et nègre), mais aussi par son inscription dans des lignées esthétiques jusque-là sans rapports directs, qu’il fait converger (celle de la revue à grand spectacle, au music-hall, et celle du ballet moderne, dans le secteur avant-gardiste). En somme, nous tenterons de montrer que La Revue Nègre devient un événement public, car elle joue sur différentes définitions de la culture (artistique et anthropologique, française et « nègre »). La réception du spectacle, c’est-à-dire la façon dont les commentateurs le décrivent, l’évaluent et le situent dans des « évolutions » esthétiques ou culturelles, apparaît alors comme un moment de la constitution de « la culture », et plus précisément de l’idée d’une « culture raciale », comme un langage à travers lequel la plupart des débats politiques seront formulés tout au long de la décennie suivante.

Une production « noire »

Un écart transatlantique

Le premier indice de ce qui se joue avec La Revue Nègre concerne les modalités de sa production : elle révèle un écart entre les normes du music-hall new yorkais et celles du music-hall parisien. L’élaboration du spectacle commence avec un accord passé entre la direction du Théâtre des Champs-Elysées et Caroline Dudley Regan. Celle-ci est la femme de l’attaché culturel de l’ambassade américaine à Paris, qui s’institue par cette opération productrice de spectacle. Intégrée aux milieux intellectuels et artistiques parisiens, et ayant fréquenté leurs équivalents new-yorkais, elle veut prolonger l’engouement des premiers pour les « arts nègres » en important le modèle du vaudeville noir (afro-américain) que les seconds ont plébiscité en 1921 avec Shuffle Along – il s’agissait du premier spectacle conçu, produit et réalisé par des Afro-Américains à être joué à Broadway et non à Harlem. L’accord de la direction du théâtre repose précisément sur cette idée d’une troupe entièrement composée d’artistes noirs, mais par un malentendu sur les conséquences formelles de ce choix. En effet, en mars 1925, Rolf de Maré vient de racheter le théâtre dont les finances périclitaient, pour en faire un music-hall. Il estime qu’un tel spectacle ferait un « coup » susceptible de lancer la nouvelle programmation. C’est que si le procédé est inédit, il s’inscrit néanmoins dans une spécialité d’exotisme avant-gardiste attachée au théâtre comme à son nouveau propriétaire. L’éta-blissement des Champs-Elysées a en effet construit sa réputation dès son ouverture, en mai 1913, grâce au scandale provoqué par Le Sacre du Printemps. Il a accueilli en 1919 la Fête Nègre que le marchand d’art Paul Guillaume organisa pour médiatiser la première exposition publique d’« art nègre et océanien ». Enfin, il a accueilli en 1920 et 1923 Le Boeuf sur le Toit et La Création du Monde, réalisés par les Ballets Suédois, que Rolf de Maré a créés en 1920 sur le modèle des Ballets Russes – ceux qui, précisément, avaient réalisé Le Sacre du Printemps (nous reviendrons sur ces événements « primitivistes »).

La convergence d’intérêts conduit Caroline Dudley à passer l’été 1925 à New York, pour y constituer la troupe et monter le spectacle, sous l’autorité scénographique de Louis Douglas, danseur et chorégraphe afro-américain qui se produit régulièrement à Paris depuis 1903. Mais cette convergence se révèle problématique quand Rolf de Maré et André Daven (directeur artistique du théâtre) assistent aux répétitions de la troupe, arrivée le 22 septembre, soit quatre jours seulement avant l’avant-première, et dix jours avant la première. Ils estiment que le spectacle qu’on leur propose n’est pas assez « nègre » pour le public parisien – pas assez parisien, en somme. D’une part, la vedette, Maud de Forest, ne correspond à aucune figure instituée des scènes françaises, et paraît donc bien insipide. Relativement corpulente en regard des canons féminins du music-hall parisien, elle est par spécialité moins danseuse que chanteuse, et qui plus est chanteuse de blues : ces propriétés, qui correspondent à un créneau en vogue à New York depuis 1920 (Dowd 2003), n’ont pas de sens à Paris[3]. D’autre part, les chorégraphies collectives féminines des chorus girls sont trop prudes, c’est-à-dire trop « américaines », et ni assez « françaises » (le music-hall parisien se devant de jouer sur les procédés d’érotisme), ni assez « nègres » (la curiosité coloniale pour les corps féminins noirs s’étant essentiellement constituée sur leur nudité, montrant leur bizarrerie comme leur sensualité [Sharpley-Whiting 1999]). Jacques-Charles, l’un des metteurs en scène de revues de music-hall les plus réputés depuis la Première Guerre mondiale, est alors appelé à la rescousse et propose deux ajustements (Rose 1989). Premièrement, Joséphine Baker, l’une des girls repérée par l’affichiste Paul Colin pour en faire son modèle, jusque-là seulement dotée des chorégraphies collectives et d’un duo (à l’instar d’une autre girl, Marion Cook), est choisie pour partager la vedette avec Maud de Forest et Louis Douglas [CW, images : « affiche », « colin1 », « colin2 »]. Elle est d’abord danseuse, l’une de ses spécialités consiste en grimaces et pas de danse comiques, et elle correspond aux canons féminins recherchés[4]. Elle se voit ainsi mise en avant dans la scène d’ouverture et la scène finale. Deuxièmement, les chorégraphies concoctées pour ces deux scènes jouent, pour la première, sur la spécialité « loufoque » de la danseuse, et pour la seconde, sur un érotisme exacerbé – tant en regard de la séquentialité du spectacle que des normes du music-hall parisien. Intitulée « La danse sauvage », cette dernière consiste en un duo suggestif avec Jo Alex : Joséphine Baker, seins nus et bikini étroit agrémenté de plumes, réalise une danse basée sur les mouvements de hanche autour de son partenaire et contre lui, celui-ci étant aussi peu vêtu qu’elle.

Une imagerie coloniale

Les deux scènes remaniées contribuent ainsi directement à transformer ce qui, aux yeux des artistes et producteurs américains, est une représentation de scènes typiques de la culture afro-américaine, en ce qui devient, pour les critiques, une représentation du génie spectatoriel de la race noire. En effet, elles sont non seulement situées aux extrémités du spectacle, mais sont aussi les deux scènes choisies pour l’avant-première. Ainsi, les premières critiques, qui installent la grille d’appréciation sur laquelle va s’enclencher la polémique, paraissent dès le lendemain et durant toute la semaine qui sépare l’avant-première de la première (du 24 septembre au 2 octobre), en ne s’appuyant que sur elles puisque les journalistes n’ont pas encore assisté aux autres. On ne s’étonnera donc guère que le registre (largement) dominant des commentaires emprunte quasi exclusivement à l’imagerie coloniale[5].

Nous n’exploitons ici que vingt-six articles parus entre le 24 septembre et le 7 décembre 1925, c’est-à-dire dans le temps immédiat de l’événement. L’analyse des thématisations par simple comptage des occurrences et co-occurrences, indicative plus que représentative de la réception étant donné notre corpus, produit cependant des résultats suffisamment nets pour être significatifs. Si les vedettes sont plus thématisées que les autres composantes du spectacle, elles n’occupent qu’un tiers des occurrences (dont deux tiers pour Joséphine Baker) – quand le modèle de la critique de music-hall consiste à nommer chaque artiste ou chaque troupe et à décrire et évaluer leur numéro. Les commentateurs centrent en réalité leur propos sur les mouvements d’ensemble (nous y reviendrons) : un quart des occurrences pour les musiques, un dixième pour les chorégraphies, les deux étant thématisées comme prestations collectives malgré les solos et duos de chaque tableau. En termes de registres de qualification, la distribution est tout aussi nette. Les deux premiers sont significativement centrés non pas sur des figures instituées, mais sur des impressions en quelque sorte inqualifiables : l’excès et l’étrangeté (un quart de ce type d’occurrences pour chacun). L’excès est fait de frénésie de mouvements (pour moitié), d’extravagance des gestualités, des effets visuels (essentiellement les couleurs des décors et costumes), des effets sonores ou des expressivités affectives (40 %), et de la modalité « grotesque » des effets comiques (10 %). L’étrangeté concerne la couleur des peaux (deux tiers), ou les qualifications directes d’étrangeté et d’exotisme (à égalité). Les figures mobilisées pour cadrer l’appréciation viennent seulement ensuite, avec en tête la figure du « sauvage » (un sixième), et celle du « grand enfant innocent » (un sixième). Enfin, nous avons distingué deux autres registres : la déshumanisation des artistes (10 %), qui en fait soit de simples mécanismes (pantin désarticulé, être de caoutchouc, machine), soit des animaux ; et, bien sûr, l’érotisme (10 %). Il faut préciser que la quasi-totalité des expressions pourraient être rangées dans les catégories « étrangeté » ou « érotisme ». On touche aux limites de la méthode, qui interdit, par exemple, de saisir les ressorts des effets d’érotisme. Ainsi les thématisations de la « danse sauvage » ont cette forme récurrente : « c’est un paroxysme d’érotisme, voyez ces mouvements animaux, ces instincts sauvages, ces corps possédés et ensorceleurs […] ».

D’autres résultats demeurent toutefois intéressants. La prédominance de l’imagerie coloniale se confirme quand on relève les assignations géographiques des décors : 23 occurrences renvoient aux colonies et 4 aux États-Unis. Les plantations, bateaux à roue, cabarets, places de village du sud étatsunien évoquent en somme leurs équivalents africains ou antillais au point de s’y réduire. Qui plus est, les 4 assignations spécifiquement américaines concernent le tableau du camp meeting. Cette « scène » est l’un des passages obligés des récits de voyage aux États-Unis depuis au moins le début du 19e siècle, revigoré en 1902 par la mode du cake-walk, première danse afro-américaine à s’imposer au music-hall comme dans les bals mondains (Blake 1999). Or, sa particularité est de reposer sur la figure du « retour du refoulé racial » : la transe collective fait ressurgir le « fond africain » des esclaves noirs. De ce point de vue, l’un des ressorts cardinaux du tableau final, qui fait le centre des attentions critiques, tient à la transposition de cette figure dans un décor citadin et moderne, mais aussi propice au laisser-aller : dans le cabaret new-yorkais, les « nègres » émancipés manifestent encore et toujours leur essence « africaine ».

Enfin, le comptage des co-occurrences associées à « Joséphine Baker », « musiques » et « danses » montre que, si l’on évacue les comparaisons à des artistes ou spectacles vus en France, musiques et danses ne sont thématisées que dans des registres signifiant une altérité, alors que la vedette est la seule à être aussi thématisée par des catégories signifiant une identité ou une proximité culturelles, dans une proportion de trois quarts pour un quart. Outre la clarté relative de sa peau, et l’évocation de ses activités hors du théâtre, c’est en tant que « garçonne » qu’elle est alors décrite, les critiques relevant notamment sa coupe de cheveux, courte. Deux critiques formulent ainsi explicitement leur trouble : « est-ce une femme ? est-ce un garçon ? » (Fréjaville 1925 – il conclut par l’androgynie), ou « est-ce un homme ? est-ce une femme ? » (Régnier 1925). Cette figure, qui croise logique de sexualité et logique de genre, a été instituée en 1922 par l’un des plus gros succès littéraires de l’entre-deux-guerres. La garçonne, femme émancipée économiquement et sexuellement, fait en réalité « comme les hommes » : elle porte cheveux courts et pantalons, elle travaille, et elle s’adonne aux divertissements publics et érotiques (dancings et music-halls). Elle est ainsi à la fois figure (trop) féminine, car (très) disponible sexuellement, et figure (d’une menace) homosexuelle, car androgyne et donc insituable quant à son genre, et car disponible aussi au « prosélytisme homosexuel » et donc insituable quant à sa sexualité (Margueritte 1922). Le succès du personnage de Joséphine Baker[6] trouve ainsi son ressort dans la superposition de trois ambiguïtés articulées autour de l’érotisme : tout autant comble de la sauvagerie que de la civilité, de la féminité que de l’androgynie, de la sensualité que de l’innocence (infantile)[7].

Perceptions et qualifications sont donc produites en empruntant au répertoire d’évaluation (Lamont et Thévenot 2000) qui s’est sédimenté au fil des récits de voyages et de l’actualité coloniale depuis le 17e siècle, pour évoquer les ressortissants autochtones des colonies de l’Ouest africain. Autrement dit, on assiste à une double opération. D’une part, les prestations scéniques sont thématisées comme l’expression d’une appartenance culturelle. D’autre part, c’est la couleur (noire) des artistes, et non leur nationalité (américaine), qui organise l’instanciation de cette « culture ». Ces glissements, d’un certain point de vue, ne sont pas nouveaux (on l’a esquissé avec la figure du camp meeting). L’assignation des artistes, et plus largement des populations afro-américaines, à des « origines » africaines date de leurs premières apparitions sur les scènes françaises, concomitantes des théorisations savantes de l’inégalité biologique entre les races (Gobineau 1853-1855) qui ont « répondu » à l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848. Cependant, ces origines ne définissaient pas une culture spécifique, mais une simple étrangeté évidente suscitant curiosité et étonnement. C’est seulement avec la mode du cake-walk, intronisé en France en 1902 avec la revue Les Joyeux Nègres (Nouveau Cirque), que l’assignation de cette danse à une origine afro-américaine devient culturelle : la culture spécifique aux populations américaines noires s’exprimerait à travers elle. Pour autant, cette assignation n’est alors pas univoque – elle joue même précisément sur la polysémie. En effet, c’est aussi le moment où les États-Unis se voient définis comme une culture particulière, démarquée de sa généalogie européenne[8]. Dès lors, le cake-walk est tantôt « américain » et lointainement puisé dans les moeurs des esclaves « descendants d’Afrique », tantôt « nègre » et évocateur des folklores « africains » que mettent en scène les expositions universelles et les savants folkloristes[9]. Plus, c’est bien cette superposition, cette double assignation, et la possibilité d’accentuer successivement l’un des deux termes sans jamais évacuer entièrement l’autre, qui lui procurait toute sa puissance d’évocation. Le créneau spectatoriel que le cake-walk institue n’est d’ailleurs pas celui des danses « nègres », mais celui des danses « américaines ». Les artistes américains blancs sont largement plus nombreux à se produire sur les scènes françaises que leurs collègues et compatriotes noirs (ce qui renvoie surtout, précisons-le, à une discrimination au départ plus qu’à l’invitation). Le fox-trot et le one-step, autres grands succès précédant la guerre (1911), ne se voient même plus assignés à des origines noires que ponctuellement (et uniquement, en réalité, en ce qui concerne la musique qui les accompagne, le ragtime). Avec la Première Guerre mondiale et l’arrivée du jazz-band, format orchestral attaché aux « musiques et danses américaines », le modèle polysémique du cake-walk se voit réinvesti : il est d’abord « américain », même si d’emprunt « nègre » (Martin et Roueff 2002).

La révélation d’un génie spectatoriel « nègre »

Ce que vient modifier La Revue Nègre, c’est donc, en quelque sorte, la transformation de cette polysémie indécidable en une alternative tranchée, qui plus est asymétrique, au profit du terme « nègre ». Que l’on préfère la variante « nègre » comme source originelle authentique, ou la variante « américaine » (blanche) comme accomplissement et civilisation par le génie « européen » de cette source « nègre », le spectacle vient dans tous les cas révéler la source essentiellement « nègre » de ces musiques et danses. Et puisque c’est la logique d’authenticité par l’origine qui est en jeu, autant remonter jusqu’à la première origine : c’est en réalité « l’Afrique » qui se donne en spectacle – la forme pronominale étant centrale (se donne), puisque pour la première fois en France, le public peut voir sur scène une troupe (entièrement) noire.

Cette modalité de la réception est particulièrement sensible avec les trois chronologies que les critiques élaborent pour situer l’événement[10]. Il s’agit tout à la fois de l’inscrire dans des séries et d’en démarquer la rupture. Ainsi, la chronologie musicale, quand elle est isolée, remonte à l’apparition du jazz-band, qui n’est plus « américain », mais « nègre »[11].

La Revue Nègre rappelle à Paul Brach « Gaby Deslys et Harry Pilcer [qui], avec le premier jazz [en 1917], lâchèrent sur la ville ces rythmes dont Cocteau disait que c’était une catastrophe apprivoisée et qu’ils balayaient la musique impressionniste ». Mais il inscrit ces artistes blancs, l’une française et l’autre anglais, dans une chronologie raciale, avec l’« art nègre » (plastique), les prestations du banjoïste (noir) Johnson dans un dancing parisien clandestin, et l’attribution du prix Goncourt 1921 à René Maran (écrivain martiniquais, noir) pour Batouala, véritable roman nègre (Brach 1925). De la même manière, pour Albert Flament, préoccupé par le mauvais effet du spectacle sur la « vraie sensibilité » française, « la musique de ces Jazz-bands nègre-saxon [sic] a porté, sans avoir même besoin de les étudier, un coup dur à Wagner, comme à Debussy » – le titre de l’article (« Tableaux de Paris : le Rose et le Noir ») suffisant à indiquer que la menace est désormais « nègre » plus que « saxonne » (Flament 1925). Michel Georges-Michel y voit quant à lui un heureux événement, estimant même que le jazz-band de La Revue Nègre est allé encore plus loin que la musique moderne : commençant par une « mélodie […] douce, impalpable, inspirée, avec des dissonances subtiles, Debussy au résonateur », il finit dans un « déchaînement » qui « saute à pieds joints par-dessus Strawinsky et le feu d’artifice viennois ». Le titre de son article (« Soirée nègre ») ne laisse là aussi aucun doute sur le ressort de ce bienfait (Georges-Michel 1925). André Levinson trouve de même l’« influence nègre » bénéfique, tout au moins dans un premier temps, si elle ne signe pas l’abdication de la civilisation blanche : le jazz-band influence « notre musique, fécondée par ce viol » ; ainsi « toute une lignée de musiciens, de Strawinsky au boute-en-train Wiéner [lié au Groupe des Six], atteste ce délit passionnel » – qui, donc, comme toute incartade sexuelle, est revigorante mais ne doit pas durer (Levinson 1925b).

La logique est identique pour la chronologie chorégraphique. Joséphine Baker et les Charleston Babies s’inscrivent dans la lignée des girls « américaines », mais en révèlent les sources « nègres ». Le style d’ensemble évoque toute la généalogie de la danse moderne, mais en manifeste le ressort exotique, pour le faire basculer du côté « nègre ».

Michel Georges-Michel, qui rappelons-le, décrit une « soirée nègre », apprécie l’entrée « soudain des Charleston Babies, aux jambes chocolat, aux yeux de porcelaine, à la tête en noix de coco, jouets mécaniques et contorsionnables, à l’accéléré et auprès desquelles les dix-huit Hoffman girls [succès de 1924] sont de pâles poupées au ralenti » (Georges-Michel 1925). Pour René Bizet, Joséphine Baker évoque « une Belle Janis, les Dollys Sisters, ou les premières Hoffman girls ». Mais elle manifeste aussi leur source d’inspiration : « nous retrouvons là les sources de nos plaisirs », ce qui révèle par contraste « non seulement la différence des races, mais ce que l’intelligence [blanche] apporte, dans son choix, de mesure, de grâce et de force » (Bizet 1925). André Levinson (1925a) trouve de même chez les danseurs (noirs) de La Revue Nègre la source de l’art des Hoffman Girls (blanches). Quant à Pierre de Régnier et Paul Brach, c’est le ballet moderne qu’ils voient derrière La Revue Nègre. Le premier dit son admiration pour le duo de Colombine et Arlequin d’une formule dont le caractère succinct atteste l’évidence : « voilà qui est très ballets russes » (Régnier 1925). Le second en explicite la nouvelle logique, en restituant une généalogie qui situe la modernité chorégraphique dans la succession des apports exotiques (« orientaux », puis « nègres ») : « à partir de 1900, tous les visages sévères et grimaçants du monde entier se sont abattus sur notre ville ! Sada Yako, Loïe Fuller, Isadora Duncan, le corps de ballet cambodgien de Sisowath, puis les Viennois, les [Ballets ] Russes, les [Ballets] Suédois. Aujourd’hui, il y a les nègres » (Brach 1925).

Ces deux chronologies débouchent donc sur une troisième : l’apparition progressive « des nègres » dans la culture française. Elle est récurrente d’un article à l’autre par son principe, mais variable par son contenu. En effet, elle est proprement inédite, et incite donc les critiques à rechercher dans leur seule mémoire individuelle tout ce qui pourrait la nourrir. Surtout, elle met en série non pas des genres ou des styles de prestation, mais les diverses manifestations d’une particularité raciale, quel qu’en soit le lieu.Pour Paul Achard, ce sont les images (presse, cartes postales) et la littérature coloniales (d’avant et d’après-guerre) que La Revue Nègre fait remonter au souvenir, en tant que manifestations de « l’âme nègre » :

Ce sont toutes nos lectures qui passent devant notre imagination excitée : romans d’aventure ; images d’énormes paquebots surgissant au-dessus de groupes de nègres chargés de lourds paquets ; une sirène chantant dans un port inconnu rempli de sacs et d’hommes de couleur ; les histoires des missionnaires et des voyageurs : Stanley, les frères Tharaud, Batouala, les danses sacrées, le Soudan ; le paysage des plantations ; toute la mélancolie des chansons de nourrices créoles ; toute l’âme nègre avec ses convulsions animales, ses joies enfantines et la tristesse de son passé de servitude.

Achard 1925

Yvon Novy se rappelle d’anciens numéros et prestations d’artistes afro-américains, notamment Louis Douglas, « mais il ne nous avait jamais été donné d’assister à une réalisation aussi complète, aussi exacte, aussi colorée, aussi riche en éléments de toutes sortes » – l’essentiel tient ici à l’implicite : ce qui est réalisé renvoie (exactement) à une forme (complète), « l’art des nègres » (Novy 1925). Henri Jeanson « constat[e], sans [s’]étonner, que c’est l’originalité profonde, émouvante des artistes noirs qui suscita ces réminiscences littéraires, théâtrales et cosmopolites » : Verhaeren, « 36 Hoffman Girls, Jenny Golder, les Dolly Sisters, Maurice Chevalier, et la muse anonyme d’Erik Satie », mais aussi « ce qu’on aurait trouvé sous le buvard des phrases de l’Anthologie Nègre de Blaise Cendrars, si on l’avait soulevé ce buvard » (Jeanson 1925).

Une production « esthétique »

La facilité consisterait à clore l’analyse sur la même évidence à laquelle aboutissent les commentateurs : il s’agit d’un événement nègre. Or, si la logique raciale recouvre bien les autres, il nous faut aussi faire sens de la convergence des références esthétiques les plus systématiques dans les articles étudiés : les unes renvoient au format de la revue à grand spectacle, les autres à la forme du ballet avant-gardiste. Leur analyse permet alors non seulement d’expliquer plus avant les ressorts de l’efficacité du spectacle, mais aussi d’affiner notre compréhension de la logique raciale à l’oeuvre. À bien y regarder, cette figure d’une culture raciale (nègre) pourrait en effet surprendre. Ne semble-t-elle pas, aujourd’hui, un oxymoron, quand « on sait » que race et culture se définissent sous la forme d’une opposition symétrique ou de « vase communicant » (plus il y a de culture symbolique, moins il y a de race naturelle, et vice-versa)? On s’attachera donc dorénavant à déployer les chronologies esthétiques auxquelles les commentateurs se réfèrent par quelques expressions et références nominales.

Exotisme, érotisme, rythme : l’acmé de la revue à grand spectacle

La première référence récurrente concerne le music-hall, et plus précisément les dynamiques qui affectent ce secteur, depuis 1917, sous l’intitulé revue à grand spectacle. Le music-hall s’est constitué en secteur spécifique d’activités spectatorielles dans les années 1860, en proposant non pas une forme ou un format de spectacle, mais un cadre de programmation associé à des établissements spécialisés (ainsi démarqués du théâtre et du café-concert)[12]. La revue est une succession de numéros de variétés (de cirque, musicaux, chorégraphiques, comiques, dramatiques, chansonniers), reliés seulement par les interventions d’un maître de cérémonie, par la continuité d’accompagnement de l’orchestre de fosse, et parfois par un thème vague pris dans l’actualité et que quelques numéros reprennent. Les jeux du succès et de la concurrence ont conduit à des majorations successives des procédés révélés efficaces, liés à la logique spectatorielle de la visualité qui traverse l’ensemble des nouveaux loisirs de la période (Schwartz 1998) : salles plus grandes et plus « somptueuses » ; décors, mises en scène et costumes plus « grandioses »[13] ; et valorisation de son procédé le plus « abouti », l’érotisme (androcentré). Or, en 1917, la revue Laisse-les tomber!, mise en scène par Jacques-Charles (futur conseiller artistique de La Revue Nègre) au Casino de Paris, vient saisir et formaliser ces tendances, instituant un format spectatoriel que désigne l’intitulé revue à grand spectacle. Celui-ci polarisera les concurrences des années 1920, plus qu’il ne s’imposera (Klein 1985). D’une part, les numéros chantés et dansés, et en même temps, les corps dénudés des artistes, notamment ceux de la meneuse de revue et des girls, sont mis en avant, au détriment relatif des numéros de cirque, comiques et dramatiques. D’autre part, un autre élément d’unification formelle apparaît : la vedette est instituée « meneuse de revue », et plus seulement « tête d’affiche ». Elle intervient donc de plus en plus souvent au cours du spectacle. Enfin, la succession des numéros est saisie dans une séquentialité réfléchie en termes de rythme et de tempo des spectacles, et plus seulement en termes de hiérarchie des réputations d’artistes : le metteur en scène se fait signataire de « ses » revues[14]. C’est ainsi la coordination de tous les procédés spectatoriels pour un même effet d’ensemble et d’emballement rythmique qui est visée.

Cette unification relative des procédés spectatoriels s’appuie aussi sur l’émergence concomittante d’une critique spécialisée, qui tente à la fois de codifier ces dynamiques et de les décentrer pour les positionner par rapport au théâtre, et plus particulièrement au théâtre d’avant-garde. Ainsi, la revue à grand spectacle synthétiserait et, partant, rendrait plus efficaces les innovations spectatorielles (techniques et formelles) produites par le café-concert, le cirque et le music-hall, que le théâtre dédaigne. Cependant, si elle s’éloigne de la grivoiserie vulgaire, elle échouerait pour les mêmes raisons à s’élever à la dignité du « texte » théâtral. C’est qu’elle joue, de plus en plus exclusivement, sur les seuls procédés visuels et sonores, dont l’efficace tiendrait à leur pouvoir de « fascination » et non à un appel à l’intelligence critique. Il en irait ainsi de l’identité nationale : l’influence « américaine », avec ses techniques industrielles (l’air à refrain et non à texte, le centrement sur les danses et sur les corps normés des girls) et ses rythmes mécaniques (les jazz-bands), et l’influence « exotique », avec ses charmes pittoresques ou érotiques, mettent à mal l’esprit « français », fait de textes railleurs, de comique simple et de tradition circacienne. On oppose les girls « puritaines » à la gaudriole du French Cancan, les machineries d’artifice surdimensionnées à la simplicité du numéro de clown ou d’acrobate. Dans cette rhétorique, ici grossièrement synthétisée[15], le jazz-band occupe une place de choix (Martin et Roueff 2002). Sa spécialité rythmique, la syncope « trépidante » ou « mécanique », le conduit à être identifié au format de la revue à grand spectacle, et on lui associe l’image d’une « modernité américaine », avec son rythme citadin et son invasion par la « machine ». Cette figure a été installée par Jean Cocteau dès 1918, dans son manifeste pour l’avant-garde musicale (nous y revenons plus loin) puis dans ses « Cartes blanches » publiées par Paris-Midi de 1919 à 1921. Dans le premier (Cocteau 1918), il faisait des prestations de Gaby Deslys et Harry Pilcer dans Laisse-les tomber! une leçon de rythme égale, voire plus stimulante encore, que celle du Sacre du Printemps, car adossé à la vivacité populaire moderne (le music-hall) et non primitive (les folklores « slaves »). Dans les secondes (Cocteau 1926), il créait une doctrine parodique, le « jazz-bandisme », comme exemple à ne pas suivre : s’inspirer de la modernité « mécanique » américaine, mais pour l’adapter aux traditions nationales, et retrouver ainsi l’esprit de clarté et de sobriété « français ».

La Revue Nègre apparaît donc comme un aboutissement des tendances formalisées par la revue à grand spectacle. « Américaine » et « noire », tout entière composée de scènes musicales dansées et parfois chantées au son du jazz-band, valorisant la vedette féminine, et jouant d’un érotisme transgressif, elle produit moins des numéros remarquables qu’un effet d’ensemble et d’emballement rythmique qui ne s’appuie sur aucune intrigue dramatique.

Un effet d’ensemble primitiviste : la lignée du ballet d’avant-garde

Cependant, avec cette mise en série, la logique raciale n’apparaît que comme un ingrédient parmi d’autres. Nous devons encore expliquer comment cet effet d’ensemble en vient à instancier une culture (« nègre »). Pour ce faire, il faut se tourner vers une autre série, évoquée jusque-là en filigrane, et que La Revue Nègre vient précisément superposer : celle du ballet avant-gardiste. On a vu comment le music-hall pouvait être mis en regard avec le théâtre et le ballet, et comment il pouvait servir de référence parodique pour la musique moderne de ballet. Or, le spectacle de 1925 instaure un rapport plus intime entre les deux domaines, ce qu’atteste la récurrence des références à la musique et au ballet modernes dans les commentaires cités. Il « révèle » en effet ce que la revue à grand spectacle et le ballet d’avant-garde ont en commun : la production d’un effet d’ensemble, porté à son paroxysme par la thématique primitiviste.

En mai 1913, Le Sacre du Printemps inaugurait en effet une forme spectatorielle inédite [CW, images : « sacre1 », « sacre2 »]. Plus précisément, il articulait par sa forme même plusieurs ruptures, chacune inscrite dans des espaces distincts, rendant l’identification du genre relativement incertain aux commentateurs contemporains[16] : s’agissait-il d’un ballet, d’une oeuvre musicale, d’un drame musical? La partition d’Igor Strawinsky était inscrite dans la continuité de la modernité musicale attachée à Richard Wagner et à Claude Debussy, tout en la portant plus loin du fait notamment qu’elle y ajoutait les « orientalismes » de la musique russe : elle permettait alors de contrer le radicalisme de l’avant-garde « atonale » viennoise figurée par Arnold Schönberg. Les chorégraphies de Vaslav Nijinsky, réalisées par les Ballets Russes de Serge Diaghilev, paraissaient obtenir là leur premier écrin adapté : leur style « gymnique »[17] opposé au style « gracieux » du ballet classique, programmé à Paris dès 1909, s’y radicalisait tout en trouvant la partition et les significations qui lui convenaient. Mais c’était précisément cette forme de collaboration entre les divers arts de la scène qui était centrale, et l’effet d’ensemble qu’elle produisait. Avec les décors et costumes de Nicolas Roerich, et selon le canevas d’un livret dû à Roerich et Strawinsky, le spectacle coordonnait tous les effets esthétiques propres à la scène dans une même séquentialité « rythmée » (catégorie communément centrale pour qualifier partition, style chorégraphique et mise en scène), afin d’instancier un merveilleux. Il retrouvait par là le modèle du « drame total » (lyrique) proposé par la figure alors tutélaire de Wagner, et son jeu avec les symboles mythologiques supposés en deçà du langage rationnel. Mais il s’en distinguait sous un aspect cardinal : en passant de l’opéra au ballet, le ressort d’unification des composantes du spectacle n’était plus l’intrigue théâtrale et ses personnages (même « mythologiques »), mais la cohérence symbolique d’un « primitivisme » exprimé en une succession de séquences rituelles (en l’occurrence, des rites « slaves » de célébration du printemps), à travers le jeu coordonné des décors et costumes, des musiques et des chorégraphies. On relèvera donc la proximité de cette forme spectatorielle et de ses thématisations avec le ressort tendanciel du format revue à grand spectacle, centré lui aussi sur le rythme, l’effet d’ensemble et le court-circuitage du « texte » (de la « raison »).

De plus, cette forme était reprise quatre ans plus tard pour servir la visibilité collective d’un renouveau avant-gardiste, avec le spectacle Parade, créé lui aussi au Théâtre des Champs-Elysées (mai 1917). Erik Satie pour la partition, Léonide Massine pour la chorégraphie, réalisée à nouveau par les Ballets Russes, Pablo Picasso pour les décors et costumes, Jean Cocteau pour le livret, et Guillaume Apollinaire pour le texte-manifeste du programme (où apparut le néologisme sur-réalisme), la faisaient toutefois passer du monde des anciens folklores slaves, populaires et ruraux à celui des goûts populaires modernes, citadins et français, en empruntant procédés et imageries au music-hall. En quelque sorte, de l’année 1913, ils retenaient aussi la série des manifestes futuristes consacrés aux arts de la scène, dont celui intitulé « Théâtre de variétés » (Filippo Tommaso Marinetti, septembre 1913). Le music-hall y était pris comme guide à la fois subversif et parodique du renouveau des arts de la scène. Par la suite, Cocteau rassemblait autour de lui (et de son manifeste déjà mentionné) une avant-garde musicale, les Nouveaux Jeunes en 1918, désignés comme Groupe des Six à partir de 1920. Elle fit une spécialité de cette forme spectatorielle tournée contre les « wagnériens » et les « debussystes », produisant une quinzaine de spectacles, dont, par exemple, Les Mariés de la Tour Eiffel en 1921 au Théâtre des Champs-Elysées, leur oeuvre la plus collective[18].

Cependant, il faut mentionner aussi, parmi ces ballets avant-gardistes, deux spectacles qui, comparés aux autres, ont ressaisi la veine primitiviste du Sacre : avec les folklores « brésiliens » pour LeBoeuf sur le Toit, et les blues et jazz-bands « afro-américains » pour La Création du Monde, Darius Milhaud proposait un thème en réalité « africain ». Le premier se présentait comme une « cinéma-symphonie sur des thèmes brésiliens mis en farce par Jean Cocteau » (décors de Raoul Dufy, Ballets Suédois, au Théâtre des Champs-Elysées en février 1920). Le second était adapté de l’Anthologie nègre de Blaise Cendrars (recueil de contes et légendes prélevés partout où se trouvent des « nègres » – africains, américains, antillais, océaniens… – publié en 1920). Il reprenait de plus au Sacre la forme séquentielle d’une successions de rites primitifs (décors de Fernand Léger, Ballets Suédois, au Théâtre des Champs-Elysées en octobre 1923). La Revue Nègre en est donc à la fois le redoublement et l’inversion : identité des ressorts spectatoriels (cet effet d’ensemble instanciant une « culture nègre »), mais spectacle de music-hall accédant aux lieux de l’avant-garde.

Ces chronologies sont thématisées par les commentateurs de La Revue Nègre, on l’a vu, par le jeu des références et des qualifications. Certains en désignent toutefois aussi le point de croisement, pour en faire le ressort cardinal du spectacle, et même sa principale innovation.

Gustave Fréjaville, après avoir rappelé des précédents, estime que :

La Revue Nègre vient donc peut-être un peu trop tard pour faire tout son effet de surprise ; mais en même temps, sans acclimatation préalable, on ne l’aurait peut-être pas autant goûtée. […] La véritable nouveauté de ce spectacle est pour nous la continuité même de ses effets, le rythme entraînant de l’ensemble, et la valeur personnelle de plusieurs de ses artistes, surtout de l’étoile, Joséphine Baker.

Fréjaville 1925

André Levinson tient le même raisonnement, en explicitant cette fois l’association entre effet d’ensemble et « révélation » raciale : ce spectacle, « supposément inédit, nous causa des jouissances trop exactement prévues », c’est « une attraction très parisienne » ; mais il a pourtant une « portée théâtrale », car « que ce spectacle improvisé, que ce personnel dont le recrutement semble avoir été fortuit (tous les participants ont-ils vu New York?) eussent pu atteindre à une homogénéité, à une telle discipline, à une telle unanimité, cela prouve les dons exceptionnels de la race noire ». Dès lors, le déjà-vu en termes de formes devient positif en termes de puissance d’évocation raciale :

Certaines poses de Miss Baker, les reins incurvés, la croupe saillante, les bras entrelacés et élevés en un simulacre phallique, évoquent tous les prestiges de la haute stature nègre. Le sens plastique d’une race de sculpteurs et les fureurs de l’Eros africain nous étreignent. Ce n’est plus la dancing-girl cocasse, c’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire.

Levinson 1925a

Yvon Novy fait la même analyse :

Que dire de la Revue Nègre […]? Révélation? Oui, à plus d’un titre. Cette débauche, cette frénésie de couleurs ; l’épilepsie acrobatique de gestes, contournés en spirales hallucinantes, détendus en brusques jets désarticulés ; cette fièvre trépidante, ce mouvement vertigineux scandé par un rythme obsédant, implacable, d’une sûreté prodigieuse, d’une régulation métronomique, n’avaient jamais été atteints avec une intensité égale.

Novy 1925

Il loue ainsi « l’exotisme et la spontanéité » de la troupe, et les performances de Douglas et Baker ; mais, ajoute-t-il :

Il est surtout un élément de succès qu’il faut souligner fortement car il a rarement été réalisé avec autant de maîtrise. C’est la collaboration étroite, la parfaite fusion entre tous les protagonistes, entre le jazz et les choristes, entre la figuration et les vedettes, entre les chanteurs et les danseurs. Le mouvement paraît amplifié par mille choses infimes, les gestes de jongleur du chef d’orchestre virtuose des baguettes, un nègre de la figuration juché sur un tonneau au fond de la scène et perdant soudainement l’équilibre, le saxophone quittant son pupitre pour se mêler à l’action, les gestes de dédain de la vedette simulant la jalousie pendant que les « girls » exécutent un pas d’ensemble. Tout est minutieusement réglé, tout aide à l’envoûtement crispé auquel on ne peut échapper, tout vibre, s’agite, et l’on n’est pas bien certain que les deux sirènes des steamers gigantesques qui se détachent vaguement sur la toile de fond ne vont pas soudain se mettre à mugir.

Novy 1925

Cultures publiques

La grille d’appréciation qu’établissent les commentaires polémiques de La Revue Nègre fait donc de celle-ci la manifestation d’une « culture nègre ». Son caractère d’événement tient à la « révélation » de l’existence de cette « culture raciale », et à son « irruption » dans l’espace public métropolitain. La mobilisation, par les critiques, de l’imagerie coloniale résulte, certes, de la couleur de peau des artistes, mais plus largement de la forme même du spectacle. Ainsi, nous avons montré, à travers l’analyse des références et des chronologies qui apparaissent dans les comptes rendus, que La Revue Nègre est reçue comme un croisement de l’histoire récente de la revue à grand spectacle et de celle du ballet avant-gardiste. Elle porterait à son paroxysme un ressort spectatoriel qui se révèle commun aux deux genres : la coordination des divers procédés scéniques en un même effet d’ensemble. Saisi par la logique primitiviste, ce ressort vient alors instancier une figure singulière : la « culture nègre ».

Cet événement constitue donc, selon l’expression de Denis-Constant Martin, un « objet politique non identifié » (Martin 2002), en ce qu’il travaille les modèles d’appréhension du monde social circulant dans l’espace public. C’est une certaine conception de la culture qui est mise en jeu, et en l’occurrence, une vision des rapports entre une culture française et une culture noire, qui engage une définition particulière de la culture. La culture y est cette particularité collective (« anthropologique ») qu’expriment de façon privilégiée les productions esthétiques (« artistiques ») de certains membres d’une communauté d’appartenance. L’identité française se résume aux productions des professionnels de la culture, comme l’identité « nègre » se résume aux « arts nègres » : cette définition métonymique de la culture apparaît comme une définition politique du fait qu’elle est débattue dans l’espace public (celui des organisations partisanes ou revendicatives et des médias), où elle se trouve en concurrence avec d’autres. Le thème de la « culture nègre » s’interprète ainsi comme une rhétorique (politique car publique) spécifiquement lettrée : elle vient justifier la position d’intellectuel public revendiquée par certains membres des « métiers littéraires », spécialistes de « la culture ».

Pour prolonger l’analyse, on pourrait suivre les devenirs de cette rhétorique dans les années qui suivent. En effet, la définition métonymique de ce qu’est une culture devient un argumentaire particulièrement prégnant, jusqu’à se voir endossée par les ethnologues savants eux-mêmes. Plus, en quelques années, l’ensemble des débats politiques, et pas seulement ceux qui concernent les colonies, se voit requalifié en termes culturels-raciaux, si l’on peut dire. La logique culturelle ne produit pas, alors, un consensus, mais un langage dominant pour formuler les désaccords, avec ses possibles comme avec ses contraintes (Fassin 1996). Ainsi, le primitivisme nègre que porte à son comble La Revue Nègre s’inscrit dans cette transformation du langage politique dominant. Il apparaît comme une spécification de la définition lettrée, « métonymique », de la culture telle qu’on l’applique aux questions coloniales. Cette configuration engage à la fois le partage progressif du thème d’une « culture nègre » et la variété relative de ses usages comme de ses significations. Il est difficile d’affirmer que La Revue Nègre aurait produit cette évolution ou y aurait contribué. Elle en marque quoiqu’il en soit un moment, celui de l’accès à l’espace public du modèle lettré d’un primitivisme nègre, à la suite de l’exposition d’« art nègre » de 1919 et de l’Anthologie nègre de 1920.

Ce n’est pas le lieu de restituer cette histoire, mais nous voudrions, pour conclure, en suggérer une piste, en prenant l’année 1931 comme point de repère. Premièrement, elle voit la première affirmation publique, avec la création de La Revue du Monde Noir, d’une nouvelle génération de militants anti-colonialistes, qui substitue le thème de la « prise de conscience raciale » aux argumentaires jusque-là en vigueur (la lutte contre l’exploitation économique des indigènes, le thème de la « dette de sang » contractée envers les tirailleurs coloniaux de la Première Guerre mondiale, la revendication d’une humanisation des modes de domination coloniale)[19]. Deuxièmement, c’est en 1931 que débute la mission Dakar-Djibouti, moment fondateur de l’africanisme et de la redéfinition de la discipline ethnologique qu’il cristallise. Or, la mission et la discipline s’organisent autour de la même métonymie « littéraire » : l’enquête est centrée sur les productions esthétiques (danses, fétiches, sorcelleries, masques, rites d’initiation), thématisées comme l’expression privilégiée d’une « civilisation africaine »[20]. Troisièmement, 1931 est aussi l’année de l’Exposition coloniale de Vincennes, qui marque, entre autres, un « coup » politique des réformateurs de la politique coloniale, partisans d’une politique d’association contre la politique d’assimilation. Il s’agit d’exposer les cultures indigènes, par le biais de leurs productions esthétiques principalement, pour convaincre de la nécessité de les reconnaître et de les respecter. L’objectif, par là, est de mettre en scène la mission civilisatrice de la colonisation non plus en termes de valorisation économique, mais d’éducation culturelle (de L’Estoile 2001).

Cette postérité de la « culture nègre » mise en scène par La Revue Nègre renvoie ainsi, in fine, à deux chronologies croisées (et non strictement parallèles), qu’on se contentera de désigner : la première concerne la place, variable, des « littéraires » dans l’espace public, en regard des autres catégories d’intellectuels et des autres modèles de légitimité à parler politique qu’elles valorisent[21] ; la seconde concerne la place, tout aussi variable, du langage de la culture (raciale ou non) dans les débats politiques, et les problématisations qu’il permet et contraint tout à la fois.