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Le 21 octobre 1999, plus d’un siècle après que la Première nation Nisga’a se fut fait connaître auprès du corps législatif, tout nouvellement créé en Colombie-Britannique, pour affirmer ses revendications sur ses terres, un projet de loi intitulé la Loi sur l’Accorddéfinitif Nisga’a fut présenté à la Chambre des Communes à Ottawa. Ce projet de loi définissait l’engagement du Canada envers les revendications territoriales globales négociées entre la Première nation Nisga’a, le gouvernement de la Colombie-Britannique et le gouvernement du Canada. Il comprenait un traité dont les ramifications constitutionnelles ont constitué le coeur du débat lors des analyses constitutionnelles, législatives et politiques de l’argument de fond qui s’ensuivirent[1]. La ratification par la Chambre des Communes et le Sénat ne représentant que la dernière étape du processus, tout amendement fait par le Parlement a des répercussions sur toute l’étendue de la chaîne de négociations. Néanmoins, le débat sur les dispositions du projet de loi fut de grande ampleur, remplissant plus de 1100 pages dans le Journal des débats (intitulé aussi le Hansard) des deux Chambres.

Cet article utilise le Journal des débats comme base de données pour lever le voile sur les machinations de la politique canadienne à partir d’un sujet d’importance sur un plan constitutionnel. Nous ne nous pencherons pas sur les « résultats concrets » du texte de loi, mais plutôt sur les constructions politiques et l’horizon des référents qui font autorité, invoqués par les députés et sénateurs au cours des débats. Ces débats portaient sur les idéologies politiques, le nationalisme, les identités à l’intérieur de l’État canadien souverain, les partis politiques, le statut de la loi vis-à-vis de la Constitution, et sur le fait de conserver son délicat et fragile équilibre hégémonique à l’État canadien. Le défi que constituait le fait de maintenir en équilibre l’unité nationale tout en reconnaissant les droits préexistants de minorités identifiables a constitué le thème essentiel des débats, en particulier au Sénat. Analyser les textes des débats parlementaires nous offre l’occasion de poser une série de questions sociales et de procédures que l’on ne trouve pas souvent dans l’analyse d’une politique en particulier, ni dans celle d’une nuance constitutionnelle.

En Europe, l’analyse du discours parlementaire se divise en trois camps de base théoriques : l’analyse critique du discours (voir par exemple Ilie 2001, 2003, 2004 ; Chilton 2005 ; Fairclough 2000 ; Wodak et van Dijk 2000), l’approche fonctionnelle systémique (par exemple Halliday 1978, 1985 ; Bayley et Miller 1993) et des modèles pragmatiques plus généraux où prédomine l’analyse informatique de mots clés ou d’outils rhétoriques (par exemple Sinclair 1991 ; Tognini Bonelli 2001 ; Partington et Haarman 2003). Aux États-Unis, l’analyse du discours politique, reflétant la réalité de la pratique dans ce système, se concentre surtout sur les discours publics des politiciens les plus significatifs (Hart 1987 ; Hart et al. 2005 ; Wilson 1990). Ailleurs en Amérique du Nord, Carbó (1995) a réalisé d’excellentes analyses de discours au Congrès mexicain.

Au Canada, l’étude du Parlement s’est concentrée sur son statut institutionnel, les nuances de procédures et son rôle dans une démocratie représentative. Le Journal des débats a fourni des données pour la recherche en sciences politiques, l’étude des partis politiques ou des biographies individuelles. La plupart des recherches en cours sur le Parlement documentent les prises de position d’individus ou de partis, les débats sur certaines questions, la responsabilité politique et les politiques émergentes, la fonction représentative des Chambres ou l’impact de la surveillance du corps législatif sur l’exécutif. Les analyses des discours parlementaires sont rares au Canada (parmi les exceptions se trouvent McDougall et Valentine 1999a, 1999b ; Valentine 1999 ; Philips Valentine et McDougall 2004 ; Cole et Boucher 1989) et elles ne constituent pas le coeur des travaux majeurs portant sur la politique canadienne.

Les discours parlementaires révèlent les performances politiques en cours. Les bases de données parlementaires sont susceptibles de fournir le matériau d’un examen public minutieux et détaillé des constructions politiques, des prises de position et de l’illusio[2] des jeux de rôles des participants et de leurs idéologies supposées, ainsi que de la négociation de capital social. L’analyse que nous présentons ici se base sur la transcription intégrale des débats sur la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a publiée dans le Journal des débats de la seconde séance de la 36e session parlementaire. Le Journal des débats fournit un enregistrement formel et public de ce qui s’est dit au Parlement. Il est publié en version papier et sur Internet et, en tant que tel, il est lisible et ouvert à la recherche par index et dans les textes courants. Le français et l’anglais ont le même statut dans le Journal des débats, tandis que d’autres langues ne sont pas incluses dans les transcriptions. À partir de la 39e session parlementaire, les échanges de la Chambre des Communes sont enregistrés numériquement et sont disponibles pour ceux qui veulent étudier les interactions verbales à l’Assemblée. Cela serait utile à une analyse des styles interactifs sur la scène du théâtre de la politique. Notre étude suit un autre programme. En utilisant les versions « à peine remaniées » des échanges publiés, nous nous concentrons sur les constructions sociales et politiques que présentent les textes. Les membres du Parlement étant autorisés à réviser (et à corriger) leurs déclarations avant la publication, nous avons l’assurance que les textes qui en résultent n’en sont que plus représentatifs des constructions de soi et des autres députés.

Parmi les questions qui ont guidé notre travail figurent les suivantes : au cours de ces débats, quelles furent les constructions principales? Comment les prises de position se sont-elles construites et reconstruites? S’est-il produit des chevauchements de programmes? Quelles sont les personnes, et dans quels groupes, qui ont été considérées comme des référents suffisamment significatifs pour venir à l’appui de ces constructions? Nous n’avions pas de question spécifique pour guider notre première exploration de la base de données mais, en nous basant sur l’expérience de notre recherche précédente sur les discours parlementaires au Canada, notre attention était en éveil, à la recherche de quelques indicateurs clés de la confrontation politique, telles que des cas de passage d’un code métaphorique à un autre, des réinterprétations ou de mauvaises interprétations délibérées, ou la migration de phrases clés (une réserve de locutions consacrées) d’un parti à l’autre dans le but d’affirmer, d’encadrer ou de redéfinir un discours. Nous relisons ensuite les minutes plusieurs fois avant de déterminer l’orientation des analyses plus détaillées[3].

Arrière-plan

L’Accord Nisga’a, dont la négociation dura plus de vingt ans, était novateur dans le contexte du gouvernement canadien. Ses dispositions, qui se répercutaient sur les institutions municipales, les pouvoirs d’imposition locaux et l’utilisation des ressources, incluaient un pouvoir législatif des Nisga’a sur les membres de la tribu et sur l’utilisation des ressources naturelles des terres tribales. Il faisait également revenir l’application de détail de la Loi sur les Indiens à la tribu. La Loi sur les Indiens était une loi fédérale qui assurait un contrôle juridique et une surveillance des Amérindiens et des terres des réserves indiennes sous l’égide de pouvoirs gouvernementaux et une surveillance des conseils de bandes. Les contraintes qu’elle impliquait furent une cause de tensions majeures entre les Premières nations et le gouvernement depuis sa mise en oeuvre en 1876. En outre, la Loi sur les Indiens tenait également les peuples des Premières nations à l’écart des forces économiques de la libre entreprise.

Les Nisga’a, qui avaient été à la tête des Premières nations lorsque celles-ci contestaient le contrôle fédéral dans le cas Calder (Calder v AGBC 1973), commencèrent à négocier avec le gouvernement fédéral pour définir leurs droits juridiques peu après le jugement de 1973. Lorsque les négociations évoluèrent, la province de Colombie-Britannique s’en mêla. Le résultat fut un processus complexe, qui aboutit finalement à un accord accepté par référendum par la communauté Nisga’a, puis par les voies légales par le gouvernement de la Colombie-Britannique après d’interminables débats. Selon les dispositions de la Loi sur les Indiens, le département fédéral des Affaires indiennes, qui avait la responsabilité de l’appliquer, donna ensuite sa bénédiction à cet accord avant qu’il ne soit présenté au Parlement canadien pour être ratifié. Le résultat fut la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a. À la Chambre des Communes, l’accord fut présenté en tant que politique gouvernementale par le gouvernement libéral majoritaire. L’opposition officielle, ou deuxième groupe de députés à la Chambre durant la période des débats, était le Parti réformiste (réorganisé en mars 2000 sous le nom d’Alliance canadienne). Ses appuis se trouvaient presque exclusivement dans l’Ouest canadien, y compris dans les régions rurales de Colombie-Britannique. Le Parti réformiste soutenait résolument le système de la libre entreprise et plaidait pour les droits individuels, non pour les droits des groupes. Les droits individuels comprenaient les valeurs d’égalité, au présent, et le rejet des initiatives d’action affirmative ou de la reconnaissance légale de communautés distinctes.

Le troisième parti en importance à la Chambre des Communes était le Bloc québécois. Comme le Parti réformiste, sa base électorale est régionale, se fondant sur un Québec francophone et nationaliste. Le Bloc a pour vocation de représenter et de défendre les intérêts du Québec à Ottawa, la capitale fédérale. En tant que parti nationaliste, le Bloc avait plaidé pour le caractère distinct du Québec à l’intérieur de la fédération canadienne, en portant une attention particulière au patrimoine et à la langue française du Québec. À l’exception du Nouveau-Brunswick, son voisin à l’est, et de l’Ontario, son voisin de l’ouest, la population canadienne-française est concentrée dans cette province. Au Nouveau-Brunswick, les Canadiens français jouent un rôle politique significatif, mais en tant que communauté acadienne, différente de la communauté canadienne-française du Québec (les Québécois). En Ontario, la communauté française est importante relativement à l’ensemble du Canada, mais elle est éclipsée par les populations majoritairement anglophones des régions du centre et du sud-ouest de la province.

Au Québec, tous les acteurs politiques de la province proposent et assument un programme nationaliste. Il s’agit d’une distinction importante lorsque l’on aborde des questions relatives aux Premières nations. Au Québec dans les années 1970 et 1980, les peuples des Premières nations avaient contraint le gouvernement provincial à des négociations relatives à d’énormes et complexes revendications territoriales avant que les tribunaux ne laissent la province procéder à un grand développement hydro-électrique sur les rives de la baie James. En Colombie-Britannique, la revendication des Nisga’a n’était qu’une des nombreuses revendications autochtones qui faisaient vaciller le statu quo dans cette province. Les constructions idéologiques qui font s’affronter l’égalité et l’idée de société distincte se trouvent tout au long des débats sur l’Accord Nisga’a. Celles-ci s’enracinaient dans les méta-discours surgissant des différences chroniques entre les programmes de l’étatisme anglophone (Parti réformiste) et du nationalisme francophone (Bloc québécois). Ce conflit dans les méta-discours, l’un en termes étatiques, l’autre en termes nationalistes, est essentiel à la compréhension des débats sur la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a. Ces termes ont un potentiel « stéréoscopique » lorsque le discours du pouvoir systémique se laisse entrevoir dans les querelles, rédigées selon la procédure, entre les membres du gouvernement et les membres de l’opposition au cours des débats.

Le débat sur l’Accord Nisga’a est unique, pour de nombreuses raisons. Le gouvernement fédéral libéral présentait un règlement par traité qui avait obtenu l’accord préalable du Nouveau Parti Démocratique (NPD) au pouvoir en Colombie-Britannique, et qui avait été partiellement négocié par son prédécesseur au gouvernement fédéral, le Parti Progressiste-conservateur du Canada. Le Parti réformiste, parlant au nom des électeurs ruraux et des entrepreneurs de la Colombie-Britannique, entreprit de s’opposer au traité. Il invoquait les électeurs du Parti libéral de Colombie-Britannique et du Social Credit Party of British Columbia, lorsqu’il attaquait la position du parti libéral au gouvernement fédéral. Dans un État fédéral tel que le Canada, cette nomenclature poreuse est devenue usuelle, mais l’observateur initié doit enregistrer soigneusement les niveaux de gouvernement et les étiquettes des partis, pour être fidèle à ce qui est exprimé. L’opposition du Parti réformiste fédéral à la ratification de l’Accord était si véhémente qu’elle alla jusqu’à faire de l’obstruction à la Chambre des Communes, obstruction qui fut contrée par l’imposition de limites au débat à la Chambre par la majorité libérale. Le Parti réformiste répliqua en proposant une série de 471 motions qui furent rejetées au cours d’une session marathon, qui commença le 7 décembre 1999. Cette longue session fut possible grâce à la rotation des orateurs et des députés y assistant. Suivant la coutume parlementaire, puisque la séance ne pouvait être ajournée jusqu’à ce que toutes les motions aient été votées, celle du 7 décembre 1999 dura 40 heures! Une fois le texte de loi entériné à la Chambre des Communes, il passa au Sénat où il fut présenté le 14 décembre 1999 et finalement entériné le 13 avril 2000.

Aux fins de notre analyse, nous avons examiné tous les débats parlementaires au sujet de la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a à la Chambre des Communes et au Sénat. La publication officielle des débats, que l’on appelle communément le Hansard, est le texte officiel des débats à la Chambre des Communes du Canada. Les débats sont transcrits mot à mot, bien que les députés soient autorisés à y porter de légères modifications verbales dans le but de rendre le texte plus précis ou plus exact ; cependant, on ne doit y insérer aucuns mots ou phrases susceptibles d’affecter le sens de ce qui fut réellement dit à la Chambre (Fraser et al. 1989 : 300-301). Pour apporter une modification importante au Hansard, un député dépose une motion qui doit recevoir l’approbation de la Chambre, mais les changements mineurs sont à adresser directement à l’éditeur. Les analyses de cet article proviennent d’une étude attentive de tous les débats sur la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a tels qu’on les trouve dans le Hansard et dans les Débats du Sénat (Proceedings of theSenate). En raison de la complexité des questions impliquées dans la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a, les débats furent exceptionnellement longs : le Hansard, lorsqu’on l’ajoute aux Débats du Sénat, compte plus de 1100 pages sur ce seul projet de loi.

Discours émergents. La construction des questions

À la Chambre des Communes, comme au Sénat, un projet de loi est présenté par une première lecture, qui permet au projet de loi d’être imprimé et distribué aux députés qui peuvent ensuite l’étudier, souvent en comités. Le 21 octobre 1999, le Projet de loi C-9 fut présenté par le ministre libéral des Affaires indiennes et du Nord[4]. Les débats à la Chambre commencèrent lors de la seconde lecture, qui eut lieu le 26 octobre 1999. Lors de la seconde lecture, les députés qui proposent le projet de loi commencent la discussion en présentant des arguments en sa faveur. Un porte-parole de l’Opposition officielle, le plus souvent le chef du parti, est autorisé à questionner le projet de loi en fonction des déclarations initiales du porte-parole du gouvernement. Après que l’Opposition officielle s’est prononcée, les chefs des partis reconnus ont la possibilité de se prononcer en faveur du projet de loi. Comme on peut s’y attendre, cette procédure extrêmement formaliste fut suivie lors des débats sur la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a. Avec cet ordonnancement rituel des prises de parole à tour de rôle pour ou contre le projet de loi, les premiers débats dans chacune des Chambres ont posé de nombreuses questions et révélé des prises de position qui constituent le fondement des discussions subséquentes. Ces énoncés présentent des thèmes idéologiques clés qui distinguent chacun des partis lorsqu’ils manoeuvrent pour obtenir l’ascendant sur les autres. Dans le cas de la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a, nous avons l’occasion d’observer des manoeuvres discursives autour de la question des droits et traités autochtones, droits communautaires par rapport aux droits individuels, et signification de la nationalité dans le cadre de l’État canadien.

Le débat parlementaire est un forum unique pour la négociation de questions sociales. Le débat est dialogique par définition (Bakhtin 1981), se basant sur des discours antérieurs et contemporains. En raison des contraintes structurelles du discours parlementaire en ce qui concerne les sujets et les manières de parler, une étude des débats revient à étudier la position que l’on prend relativement à la question qui est débattue. Edelman (1990) a décrit le processus de la formation des réifications idéologiques comme étant particulièrement centré sur l’utilisation d’un ensemble de locutions consacrées, ces phrases ou déclarations qui passent d’un lieu public à l’autre et d’un orateur à l’autre.

For every political problem and ideological dilemma there is a set of statements and expressions constantly in use. In accepting one or another of these texts a person becomes a particular kind of subject with a particular ideology, role, and self-conception : a liberal or a conservative, a victim of authority or a supporter of authority, an activist or a spectator. But the choice among available language forms is itself constrained rather than free.

Edelman 1990 : 112

Dans cet article, nous présentons les « textes » qui prédominaient dans les discours parlementaires autour de la ratification du premier traité de grande envergure entre la Colombie-Britannique et les autochtones, et les manières par lesquelles ces locutions se sont déplacées entre les partis. À travers cela, nous verrons également comment les langues officielles furent, par association, entremêlées aux prises de positions idéologiques au cours des discussions.

La situation du Parlement en tant que forum servant à définir l’idéologie émergente est reconnue par ceux qui sont engagés dans de tels débats, comme l’a relevé l’Honorable Robert D. Nault, ministre libéral des Affaires indiennes et du Nord, dans son introduction à la seconde lecture du Projet de loi C-9 : « À bien des égards, ce débat a trait à la façon dont nous, les Canadiens, nous percevons nous-mêmes et percevons notre pays[5] ». Nault poursuivit :

C’est un Canada qui respecte et accueille les gens de toutes origines, qu’ils soient autochtones ou non autochtones, un Canada qui reconnaît la contribution que les peuples autochtones ont apportée et continueront d’apporter, un Canada qui fait appel à la réconciliation et au renouveau, un Canada qui est bien conscient que sa force réside dans sa capacité de créer des partenariats avec tous ceux qui vivent sur son territoire.

Hansard 1054, 26 octobre 1999

Dans sa présentation, qui dura environ un quart d’heure, Nault exposa le cadre de réflexion suivant, sur ce qu’était le projet de loi et comment il s’insérait dans la société canadienne à partir du point de vue dominant du gouvernement libéral. Ce cadre se base sur les affirmations de Nault dans son allocution d’introduction, qui s’organisent autour de ce que les Libéraux pensaient être les points les plus saillants et potentiellement les plus sujets à discussion.

Arguments du Parti libéral (gouvernement) :

  • Cet accord est une réussite de niveau national pour le Canada ;

  • Cet accord résoudra les anciennes doléances des Nisga’a envers le Canada ;

  • Cet accord bénéficiera à tous les citoyens canadiens : droits et bénéfices pour tous ;

  • L’accord ne contrevient pas au gouvernement et aux lois du Canada, qui l’approuvent.

L’Opposition officielle prit fermement position contre la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a. C’est-à-dire que le Parti réformiste, absolument opposé au projet de loi, rangea toutes ses ressources substantielles en ordre de bataille pour empêcher qu’il ne soit voté. Depuis ses débuts en 1990 jusqu’à sa transformation en Alliance canadienne en mars 2000, le chef du Parti réformiste était Preston Manning. Les thèmes que l’on découvre dans les déclarations de Manning contre le Projet de loi C-9 s’entendent encore aujourd’hui dans des débats parlementaires concernant des sujets apparemment sans lien avec celui-ci, sous l’étiquette du Parti conservateur, encore transformé. La voix de l’opposition à la Chambre des Communes était celle du Parti réformiste, mais au Sénat, où ne se trouvait aucun membre affilié au Parti réformiste ou au Bloc québécois, l’opposition officielle était constituée par le Parti Progressiste-conservateur. Il est important de signaler ceci : les niveaux d’opposition au Projet de loi C-9 différaient entre la Chambre des Communes et le Sénat, tout comme les arguments contre le projet de loi. Les arguments des membres du Parti réformiste contre le projet de loi représentaient un mouvement qui prenait de l’ampleur au Canada, mouvement ayant pour but d’établir des types de relations différents entre l’État canadien et les individus à l’intérieur de cet État. Ces arguments se basent sur la primauté du système de la libre entreprise et l’individualisme.

Arguments du Parti réformiste (Opposition officielle) :

  • L’Accord aura des ramifications négatives pour tous ;

  • L’Accord ne soutient pas l’égalité de tous les Canadiens devant la loi ;

  • Il y a des défectuosités dans le système actuel :

    1. Garanties de statuts spéciaux

    2. Modes d’administration non démocratiques et non responsables

    3. La session se basait sur des théories économiques socialistes, en particulier la propriété collective et une réglementation gouvernementale excessive.

À partir de l’allocution d’ouverture de Nault, les membres du gouvernement s’exprimant au sujet du Projet de loi C-9 orientèrent leurs déclarations en fonction des arguments auxquels ils s’attendaient de la part du Parti réformiste. Le discours suivant celui de Manning fut prononcé par un membre (mais pas par le chef) du Bloc québécois, M. Claude Bachand, qui s’exprimait, comme tous les membres du Bloc, en français. À l’unique exception d’un membre libéral francophone qui était unilingue, seuls les membres du Bloc parlaient français durant ces débats à la Chambre des Communes. Le Premier ministre, Jean Chrétien, répondit à quelques occasions lors de la période de questions à la Chambre, au cours des débats, mais dans tous les cas il répondit en anglais, bien que sa langue maternelle soit le français.

La déclaration initiale du Bloc québécois en faveur du Projet de loi C-9 suivit l’allocution de Manning. Elle ne différait pas des autres déclarations uniquement par la langue employée (le français plutôt que l’anglais), elle différait également par la structure de l’argumentation, qui dans tous les cas commençait par le désir des « Québécois » de parvenir au même type d’accord que celui dont on débattait à ce moment. M. Bachand, qui parlait au nom du Bloc, termina son discours de quinze minutes par une phrase en Nisga’a transcrite ainsi dans le Hansard : « Le Bloc va marcher avec les Nisga’as, parce qu’ils sont en train de nous écouter et je suis sûr que cela va leur faire plaisir » (Hansard 1240, 26 octobre 1999). Ce fut la seule expression de solidarité des débats.

Arguments du Bloc québécois :

  • Les Québécois veulent un statut distinct;

  • Les Québécois désirent se gouverner eux-mêmes ;

  • Les Québécois ont une identité nationale (en tant que l’une des deux nations fondatrices du Canada) ;

  • Un accord se fait entre la nation, une unique province et le Canada (prévenant toute ingérence de la part d’autres provinces) ;

  • Comme les Québécois partagent un objectif nationaliste, ils comprennent et soutiennent l’Accord Nisga’a.

Le discours suivant fut celui du Nouveau Parti Démocratique. Prononcé par M. Svend J. Robinson, de Colombie-Britannique, ce fut le plus court des discours d’introduction. Le résumé de Robinson avait un accent rhétorique qui définissait bien la position du parti : « The treaty is about politics. It is about people. It is about justice and it is about time » (Hansard 1299, 26 octobre 1999).

Arguments du Nouveau Parti Démocratique (NPD) :

  • L’Accord concerne des droits fondamentaux à l’intérieur du cadre constitutionnel ;

  • L’Accord a le soutien des milieux d’affaires, des ouvriers, des salariés et des chefs religieux.

Le dernier parti à s’exprimer sur le Projet de loi C-9 fut le Parti Progressiste-conservateur. Ce parti avait été au pouvoir de 1984 à 1993 et avait joué un rôle majeur dans les premières négociations qui avaient mené à l’Accord définitif Nisga’a. Au cours des débats, les membres du Parti réformiste critiquèrent le rôle qu’avait joué le précédent gouvernement progressiste-conservateur dans les négociations, et faisaient écho aux critiques soulevées par les chefs du Parti libéral et du Parti réformiste de Colombie-Britannique au cours des audiences préliminaires sur le Projet de loi C-9, qui s’étaient tenues en Colombie-Britannique. M. Gerald Keddy, représentant de la circonscription de South Shore, en Nouvelle-Écosse, s’exprima au nom des conservateurs pendant le débat. Dans son allocution, il répondit aux critiques du Parti réformiste au sujet d’un manque de sensibilité à la représentation politique provinciale, puis présenta la position des Conservateurs :

Arguments du Parti Progressiste-conservateur :

  • L’Accord ne contrevient pas à l’État canadien ;

  • L’Accord permet le droit inhérent des autochtones à l’autodétermination ;

  • L’Accord est négocié.

Les déclarations d’ouverture des cinq partis fédéraux ont défini leurs positions vis-à-vis de l’Accord, et ont également exposé leur orientation idéologique en ce qui concerne les relations État-société, la forme de la démocratie canadienne et le statut de la diversité dans la mosaïque canadienne. Ces constructions idéologiques identifiaient clairement un certain nombre d’éléments d’importance pour chacun de ces partis. Le Parti libéral au gouvernement et le Bloc québécois reconnaissaient et invoquaient tous deux des arguments nationalistes. Cependant, ils se focalisaient sur des points différents, le premier mettant l’accent sur la citoyenneté canadienne, tandis que le second privilégiait l’autodétermination des Canadiens français dans un gouvernement québécois. Ce faisant, autant le Parti libéral que le Bloc reconnaissaient les Nisga’a en tant que communauté cohérente ayant ses propres aspirations. Les Libéraux utilisaient cette idée pour valoriser l’ouverture du Canada et le Bloc pour faire avancer son propre programme pour la reconnaissance particulière du Québec en tant qu’entité politique distincte.

Le second contraste majeur se trouvait dans la sphère du discours étatique. Les Libéraux prenaient pour acquis que la Constitution, le système juridique et les exigences de la procédure allaient tous dans le sens d’un simple vote de ratification. Les parties en présence avaient négocié et s’étaient entendues, donc le projet de loi représentait la conclusion et l’affirmation d’un processus mené à son terme. Le Parti Progressiste-conservateur faisait écho à cette position, bien que ce dernier ait souligné le caractère unique des Premières nations et de leurs droits conférés par traités. D’un autre côté, le Parti réformiste invoquait des questions constitutionnelles et leur idéal d’égalité devant la loi pour empêcher que quelque communauté que ce soit ne puisse être considérée comme spéciale. La reconnaissance de l’Accord définitif Nisga’a menaçait la conception du Parti réformiste de l’intégrité de l’État basé sur l’individu, à la fois parce que le gouvernement Nisga’a ne serait pas comparable aux structures locales existantes, et parce que les Nisga’a n’auraient pas exactement les mêmes droits que les autres individus au Canada. En revanche, l’accent mis sur les droits collectifs par les autres parties prenantes menait à une considérable intercommunication. Les Libéraux, les Conservateurs et le NPD pensaient au contraire que l’Accord entrait dans la Constitution et que la Charte des Droits et Libertés s’appliquerait aux Nisga’a. Ils écartèrent donc les préoccupations des Réformistes, les tenant pour des inventions. Le conflit idéologique au sujet des relations État-individu s’étendit au conflit sur les processus démocratiques et la légitimité. Quelle serait la population — Nisga’a, Britanno-Colombiens ou Canadiens — qui ratifierait le traité? Les gouvernements pouvaient-ils décider du résultat, ou celui-ci devait-il être décidé par le peuple?

Étant donné l’objectif du Bloc québécois, celui d’un Québec dissocié de la fédération canadienne, celui-ci se mit à soutenir l’autodétermination provinciale et Nisga’a, minimisant le rôle du gouvernement fédéral, et en particulier la possibilité d’ingérence des autres gouvernements provinciaux. Cela se manifesta par des affirmations répétées de solidarité avec les Nisga’a sur la question de la société distincte. Les attaques du Bloc passèrent ensuite à la population anglophone de tendance réformiste en Colombie-Britannique, et à leur dureté envers les communautés non anglophones.

À ce point, la langue prit une importance stratégique dans le débat. Ainsi que nous l’avons mentionné, les membres du Bloc parlaient uniquement français à la Chambre, à l’exception de l’utilisation ponctuelle de la phrase en nisga’a : « Le Bloc va marcher avec les Nisga’as »[6]. Le choix de la langue française par le Bloc illustrait son altérité dans ces débats. À la fin de l’exposé de ses remarques sur le Projet de loi C-9, M. Claude Bachand, du Bloc québécois, donna un exemple de la manière dont cette altérité était construite et de la manière dont elle apparentait encore davantage le Bloc aux autochtones. La répétition de l’expression « speak white » en anglais était extrêmement significative.

L’entente de principe et le fameux projet de loi ont donc été présentés. Après la deuxième lecture, on a décidé de se rendre en Colombie-Britannique. On est allés à Terrace, Prince George, Smithers, Victoria et Vancouver. J’avoue que ce fut un peu un choc pour les députés du Bloc québécois puisque j’étais également avec mon collègue de Manicouagan.

Naturellement, on avait demandé d’être accompagnés par le service d’interprétation. Les témoins qui parlaient en faveur des autochtones et les autochtones eux-mêmes étaient traités de façon mesquine dans les salles où nous allions. Quelle ne fut pas aussi la surprise du Bloc québécois quand on nous demandait de « parler blanc ». En anglais, on dit « Speak White ». C’était très honteux. […]

J’en ai parlé avec Phil Fontaine, le chef des Premières nations, lorsqu’il est venu faire sa présentation sur les Nisga’as. Il me disait : « M. le député de Saint-Jean, vous vous êtes fait dire « Speak White » pendant une journée ou deux. Nous, on s’est fait traiter comme cela toute notre vie. Comment vous sentez-vous de vous faire traiter de cette façon? »

Naturellement, on a dit qu’on n’aimait pas beaucoup cela. Mais cela nous permet aussi de mieux comprendre la question des Nisga’as et des autochtones, dans quelle situation ils sont, depuis combien de temps ils sont dans cette situation, ce qu’il faut faire pour la corriger, corriger l’histoire et tourner la page pour faire en sorte que ces personnes puissent prendre leur avenir en main.

Hansard 1315, 13 décembre 1999

De l’autre côté, les Libéraux s’exprimaient en anglais. Le fait qu’ils aient choisi une seule langue à l’occasion de ces débats contraste fortement avec leurs performances bilingues à d’autres occasions. L’adhésion des Libéraux à la langue anglaise, ainsi que leur concentration sur le processus de ratification de l’Accord, ignoraient le programme du Bloc à la fois concrètement et symboliquement. L’échec des Libéraux à affronter la position de plus en plus irrésistible du Bloc, qui insistait pour qu’un accord parallèle soit envisagé dans le cas du succès d’un référendum sur la séparation du Québec, laissa la plate-forme du Bloc dans les limbes. L’usage du français par les Libéraux au pouvoir, ou une réponse directe à la position du Bloc les auraient pris au piège des constructions politiques en cours. Au lieu de cela, le fait que les Libéraux aient « collé » au thème de l’inclusion pancanadienne leur a permis d’esquiver un affrontement potentiel. La légitimité du séparatisme québécois constitua le sous-texte des débats, étayé par la division symbolique d’une stricte adhésion à l’anglais d’un côté et au français de l’autre. Dans l’échange suivant, le parallèle entre l’Accord Nisga’a et le désir d’autodétermination du Bloc fut formulé directement par le Parti réformiste dans une question à l’intention du gouvernement.

Mr. Mike Scott (Skeena, Ref.) : Mr. Speaker, the Bloc Québécois has publicly stated it is supporting the Nisga’a treaty because it provides the kind of sovereignty association it would like to see for Québec. Reform does not support sovereignty association, but it is now becoming clear that the NDP, the Tories and the Liberals do. Is the Prime Minister prepared to offer the same kind of self-government powers to Lucien Bouchard and the Parti Québécois as he has to the Nisga’a, yes or no?

Hon. Stephane Dion (President of the Queen’s Privy Council for Canada and Minister of Intergovernmental Affairs, Lib.) : Mr. Speaker, we have sovereignty association within Canada. Every Canadian is sovereign and we are all associated. With the treaty, which, under our democratic rules, a majority of eligible Nisga’a people voted for, our Nisga’a fellow citizens will be even more associated with all of us.

Mr. Mike Scott (Skeena, Ref.) : Mr. Speaker, I do not think the minister understands all he knows about the Nisga’a treaty. [sic] The Bloc Québécois has indicated it will support the treaty because it provides the kind of self-government powers it would like for Québec. I am going to ask the Prime Minister directly if he is prepared to give the same kind of self-government powers to the Parti Québécois and Lucien Bouchard as he is to the Nisga’a under the treaty, yes or no?

Right Hon. Jean Chrétien (Prime Minister, Lib.) : Mr. Speaker, this is exactly the same question that the minister gave him an answer to and he did not understand. I will ask the minister to write him a letter.

Hansard 1445, 27 octobre 1999, nous soulignons

Les discours du Parti réformiste sur les structures constitutionnelles et juridiques et ceux du Bloc sur les constructions communautaires et nationalistes semblent avoir circonscrit le terrain du débat à la Chambre des Communes. Les techniques et les autorités invoquées par tous les partis au cours de ces débats permettent un coup d’oeil sur leur conception de l’autorité, au moment où ils élaborent leurs arguments.

Qui parle, au nom de qui?

Depuis les déclarations préliminaires du 26 octobre 1999 à celles du 13 décembre 1999, dernier jour des débats à la Chambre des Communes, plusieurs des plates-formes et des questions des partis restèrent virtuellement les mêmes. Afin d’avoir une autre perspective sur les fondations idéologiques des partis, nous avons examiné ces gens, institutions ou documents que chacun des partis a mentionnés dans les déclarations finales du dernier jour du débat. Cet examen de « qui était cité » comparativement au contenu de ces citations dénote l’acceptation ou le déni de l’avis des experts par les différents partis, et la définition que fait ce parti d’un interlocuteur dont la voix mérite d’être entendue ou contredite.

Les Libéraux ont invoqué les autorités suivantes, toutes étant favorables à l’Accord :

  1. David McLean, président du Conseil d’administration du Canadien National, « une personnalité du monde des affaires » ;

  2. Roselyn Kunin, économiste en chef de l’Institut Laurier ;

  3. L’Acte de la Constitution, 1982 ;

  4. Bill Young, « le principal propriétaire terrien non-Nisga’a de Nass Valley » ;

  5. Jack Talstra, maire de la ville la plus proche (également non autochtone) ;

  6. Universitaires et experts du droit et de la Constitution (la plupart non explicitement nommés) ;

  7. Le président du Conseil de bande Nisga’a, Joe Gosnell (mention indirecte) ;

  8. L’Accord définitif Nisga’a (nombreuses mentions directes) ;

  9. « 80 % des gens votant à la Chambre » ;

  10. « Les magistrats du jugement Delgamuukw ».

Les Libéraux ont intensivement cité à la fois l’Accord définitif Nisga’a et la Constitution, mais les citations de personnes identifiées avaient tendance à être extrêmement brèves ou indirectes (« J’ai entendu Untel parler de… ». Comme le démontre cette liste, la plupart des gens cités étaient des hommes d’affaires non autochtones, des personnalités officielles, des universitaires, des experts et des magistrats. Ainsi, les trois principales sources faisant autorité furent les voix de l’économie (hommes d’affaires), du droit (magistrats et universitaires spécialistes en droit) et du gouvernement (Constitution, président du Conseil de bande Nisga’a, maire, 80 % des gens votant à la Chambre et Accord définitif Nisga’a). Ce sont les voix provenant du gouvernement qui furent le plus souvent et le plus longuement citées.

Les membres du Parti réformiste, dans leurs efforts pour rejeter la ratification, invoquèrent les autorités suivantes, qui toutes s’opposaient au traité ou à des parties du traité :

  1. Le Premier ministre Clark, « dans ses moments de lucidité » ;

  2. « De nombreux Nisga’a », (mentionnés par ordre dans le dossier Nisga’a) ;

  3. Frank Barton, membre de la nation Nisga’a ;

  4. Le professeur Stephen Scott de l’Université McGill, expert en droit re connu ;

  5. Le professeur en sciences politiques Tom Flanagan, de l’Université de l’Alberta, et conseiller politique du Parti réformiste ;

  6. Mel Smith, ancien conseiller constitutionnel du gouvernement de Colombie-Britannique ;

  7. Gordon Gibson, ancien chef du Parti libéral de Colombie-Britannique ;

  8. Gordon Campbell, à ce moment chef de l’opposition libérale en Colombie-Britannique ;

  9. Le professeur Ehor Boyanowsky de l’Université Simon Fraser (à Vancou ver, Colombie-Britannique) ;

  10. La Cour suprême du Canada, 1950 ;

  11. Mizie Baker, de la nation Squamish ;

  12. Wendy Lundberg, de la nation Squamish, ayant le statut d’indienne mais vivant hors de la réserve ;

  13. La FisherySurvival Coalition.

Cette liste diffère considérablement de celle des experts des Libéraux, à la fois par son étendue et par les types d’opposition. Le groupe choisi par le Parti réformiste pour s’exprimer contre la ratification comprenait des universitaires et des conseillers spécialisés dans le domaine du droit et du droit constitutionnel, les chefs de l’opposition (libérale) de Colombie-Britannique, trois membres identifiés des Premières nations (deux de la Première nation Squamish, et un de la Première nation Nisga’a), de nombreux Nisga’as non identifiés et, enfin, un groupe d’intérêts opposé aux quotas sur les pêches des autochtones. Lorsque l’Accord définitif Nisga’a fut présenté la première fois au public de la Colombie-Britannique, les sondages indiquèrent une acceptation générale. Cependant, alors que les débats faisaient rage à la Chambre en octobre et en novembre, il se produisit un glissement marqué dans l’approbation publique. Dans sa déclaration finale, le membre du Parti réformiste mentionna qu’il trouvait inapproprié que l’on ait réduit au silence les voix de l’opposition : « Les voix de la Colombie-Britannique n’ont en général pas été entendues au cours du débat ».

En tant que parti d’opposition, le Parti réformiste présenta également la liste de gens et de documents suivante comme opposants au projet de loi :

  1. Le ministre du moment ;

  2. L’accord de principe de 1996 ;

  3. Le ministre et le gouvernement de la Colombie-Britannique ;

  4. René Lévesque, ancien Premier ministre nationaliste du Québec ;

  5. La décision Marshall.

Cette liste comprend des membres du gouvernement au pouvoir aux niveaux provincial et fédéral, l’ancien Premier ministre du Québec, l’accord précurseur de l’Accord définitif Nisga’a et un jugement contemporain de la Cour suprême qui avait statué en faveur des droits de pêche des autochtones sur la Côte est du Canada. Les documents et les gens de cette liste, ostensiblement concernés par les revendications des Premières nations, furent utilisés pour se prononcer contre les droits collectifs – pour les Québécois.

Le Bloc, qui soutenait fortement le projet de loi C-9, différait significativement, dans son choix de voix, des Libéraux autant que du Parti réformiste. Ces voix étaient :

  1. L’argument Nisga’a ;

  2. Un guide Nisga’a, Eric Grandison ;

  3. Phil Fontaine, à ce moment Grand chef de l’Assemblée des Premières nations ;

  4. Le peuple ;

  5. Mike Harcourt, ancien Premier ministre de Colombie-Britannique ;

  6. Une lettre signée par huit chefs héréditaires du people Gitksan (autre Première nation de Colombie-Britannique) ;

  7. L’AccorddéfinitifNisga’a (longues citations directes) ;

  8. La Cour ;

  9. Le ministre des Affaires indiennes ;

  10. M. Lucien Bouchard, Premier ministre du Québec à ce moment-là.

La différence la plus importante d’avec les autres partis était la fréquence avec laquelle le membre du Bloc parlait des autochtones ou les citait. Le discours de conclusion de Claude Bachand, du Bloc, commençait par un commentaire d’un argument Nisga’a relatif aux terres et à la connaissance des Nisga’a. Il parla ensuite d’un Nisga’a en particulier, qui l’avait guidé à travers les territoires nisga’a. La citation de Phil Fontaine (un Cri élu chef de l’Assemblée des Premières nations) mentionnée auparavant avait fourni encore un autre lien entre le Bloc et les peuples autochtones. Cela fut suivi de près par une référence au « peuple », moyen usuel de s’(auto)identifier aux nationalistes québécois. Le membre du Bloc cita extensivement l’Accorddéfinitif Nisga’a, en mettant l’accent sur celles des sections qui plaçaient l’Accord en relation avec la Charte canadienne des Droits et des Libertés. Relevant les arguments du Parti réformiste contre le projet de loi C-9, le membre du Bloc souleva certaines questions, parmi lesquelles les chevauchements de revendications territoriales (en citant la lettre signée par les chefs gitksan et l’ancien Premier ministre de la Colombie-Britannique), la loi matrimoniale (le ministre des Affaires indiennes et la Cour) et l’existence de plusieurs nations à l’intérieur du Canada, que le parti réformiste niait, selon lui (Hansard 1345). M. Bouchard, premier ministre du Québec à ce moment-là, fut mentionné seulement en tant qu’inspirateur de la position critique de Bachand à l’égard des Affaires indiennes.

Tom Flanagan, l’expert constitutionnel qui fut invoqué autant par les Libéraux que par le Parti réformiste, fut également directement mentionné et indirectement cité par le membre du Bloc.

J’ai posé la question suivante à M. Flanagan : « Est-ce que vous croyez qu’il y a plusieurs nations et plusieurs peuples au Canada? » Sa réponse a été la suivante : « Moi, je suis un émule de Pierre Elliott Trudeau. Je pense qu’il y a une seule nation au Canada et c’est la nation canadienne ». Inutile de poser des questions supplémentaires sur les droits de ces nations si on est bloqués à ce niveau.

Hansard 1320, 13 décembre 1999

L’association de Flanagan et de Trudeau dans cette citation indirecte noyée dans l’ensemble du discours représente la position du Bloc vis-à-vis du Parti réformiste, des Libéraux (au moins sous Trudeau) et de Flanagan, tous opposés à un Québec séparé.

Le discours final du New Democratic Party, comme son discours d’introduction, fut relativement court. La liste du NPD était similaire à celle des Libéraux, mais présentait moins d’experts dans les domaines des affaires et du droit. Cependant, pratiquement tous les chefs de gouvernement mentionnés étaient membres du New Democratic Party en Colombie-Britannique. Parmi eux se trouvaient :

  1. La porte-parole des Affaires autochtones, représentante du Yukon, Louise Hardy (autochtone) ;

  2. Deux anciens premiers ministres NPD du gouvernement provincial de la Colombie-Britannique, « qui en faisaient une affaire essentielle », Michael Harcourt et Glen Clark ;

  3. Un membre de l’Assemblée parlementaire qui présidait le comité législatif de la Colombie-Britannique, Ian Wadell, membre du NPD ;

  4. Dale Lovick, à ce moment ministre des Affaires autochtones de la Colombie-Britannique, membre du NPD ;

  5. Joe Gosnell, chef du peuple Nisga’a ;

  6. « Le mouvement travailliste de Colombie-Britannique » ;

  7. « La communauté des affaires » ;

  8. La Constitution ;

  9. « Tout un groupe de juristes » (non identifiés) ;

  10. « Je me fie à tous les avis qui nous ont précédés… »

La liste du Parti Progressiste-conservateur était la moins spécifique et ne mentionnait personne en particulier. Elle se limitait à des institutions et à des groupes gouvernementaux reconnus et directement concernés par l’encadrement et le vote de l’Accorddéfinitif Nisga’a. Elle comprenait :

  1. Des membres du Parlement qui avaient lu la loi ;

  2. Des Nisga’a ;

  3. La Province de la Colombie-Britannique ;

  4. Les gouvernements successifs du Canada ;

  5. Une transcription du débat qui s’était déroulé en Colombie-Britannique (Smithers) ;

  6. « Le traité » ;

  7. La Cour suprême du Canada.

Bien que le débat sur l’Accord définitif Nisga’a portât sur la ratification d’un traité entre la Première nation Nisga’a et les gouvernements fédéral et provincial, les voix des gens des Premières nations n’étaient pas bien représentées. Cela concorde avec l’expérience de van Dijk, qui a découvert, au sujet de l’expression des minorités dans la presse hollandaise, que « dans les rares cas où des minorités sont citées, leurs opinions sont presque toujours contrebalancées par celles des Blancs » et que « si des porte-parole des minorités sont cités, on préfère ceux qui expriment des opinions qui s’accordent avec le consensus ethnique blanc » (1993 : 254). L’utilisation de citations individuelles d’autochtones par le Parti réformiste concorde entièrement avec ces deux constatations. Le membre du Bloc utilisait les voix des porte-parole autochtones dans le but de positionner son parti en tant qu’autre voix minoritaire, similaire à celle des Nisga’a.

Au Sénat

La Chambre haute du Parlement canadien est occupée par les sénateurs nommés par le gouverneur général, sur l’avis du premier ministre[7]. Les sénateurs étant choisis par le premier ministre, ni le Bloc québécois ni le Parti réformiste[8] n’étaient représentés au Sénat au moment du déroulement de ces débats, puisque les deux partis étaient des formations régionales et qu’ils n’avaient jamais formé un gouvernement fédéral. Au Sénat, la première lecture du Projet de loi C-9 eut lieu le 14 décembre 1999, et la seconde lecture deux jours plus tard, le dernier jour où le Sénat siégea en 1999. Lors de la seconde lecture, les déclarations initiales concernant le projet de loi furent réitérées et reprirent un bon nombre des questions qui avaient été débattues à la Chambre des Communes, bien que les questions de souveraineté, principale préoccupation du Bloc à la Chambre, fussent passées sous silence. Le sénateur Jack Austin, du Parti Progressiste-conservateur de Colombie-Britannique, procéda à la seconde lecture du Projet de loi C-9 et en fut le premier porte-parole. Son discours construisait un historique cadrant plusieurs des questions qui avaient été débattues à la Chambre des Communes et proposait des réponses à beaucoup des questions et des oppositions qui y avaient été formulées par les membres du Parti réformiste. Le discours d’Austin soulignait l’histoire de l’élaboration du traité Nisga’a depuis 1887, alors qu’un groupe de chefs nisga’a avaient fait le voyage jusqu’au parlement de Colombie-Britannique « to seek recognition of aboriginal title, a treaty settlement and a measure of self-government » (Senate Debates, 16 décembre 1999 : 1540). L’historique d’Austin était un cheminement à travers les principaux obstacles et les jalons au cours de ce voyage aboutissant à l’actuel Accord définitif Nisga’a, afin de donner un cadre aux débats de la Chambre des Communes. Les questions sur lesquelles le sénateur Austin avait insisté étaient :

1. Gouvernance autochtone

The Nisga’a treaty […] is Canada’s first treaty to include self-government, a self-government which addresses the rights of the Nisga’a people within the Canadian legal framework and one which was negotiated with the rights of all Canadians in mind.

Hansard 1550, 16 décembre 1999

Austin démontra également comment l’Accord pourrait permettre l’autonomie, le gouvernement démocratique, deux niveaux du gouvernement nisga’a, ainsi que les droits des personnes autochtones et non autochtones sous un gouvernement nisga’a.

2. Élaboration de la législation

In order for Nisga’a laws to be valid, they must be consistent with these rules of priority. […] First and foremost, they must be consistent with the Constitution of Canada, including the Charter of Rights and Freedoms. They also have to be consistent with the Nisga’a Constitution itself.

Hansard 1589, 16 décembre 1999

3. Établissement de garanties (potentiel économique)

Honourable senators, simply put, certainty of aboriginal rights is essential to the promise of a strong economic future for British Columbia. […] That is what is meant in the preamble of the final agreement when it says that the final agreement is intended to provide certainty with respect to the ownership and use of lands and resources.

Hansard 1600, 16 décembre 1999

4. Négociation plutôt que recours aux tribunaux

In the Delgamuukw case, the Supreme Court of Canada commented on the disadvantages of litigation and encouraged negotiation as the best way to resolve these issues. […] The certainty achieved in the Nisga’a treaty clearly demonstrates the advantages of negotiating these issues instead of going to court.

Proceedings of the Senate 1600, 16 décembre 1999

5. Section 35 des droits de la Constitution de 1982

The Nisga’a Final Agreement provides for a « modification of rights » approach. Using the modified aboriginal right approach, the Nisga’a aboriginal rights, including title, continue to exist, although only as modified, to have the attributes and geographic extent set out in the Nisga’a Final Agreement.

Hansard 1600, 16 décembre 1999

Après avoir présenté les questions de fond mentionnées ci-dessus, Austin revint ensuite systématiquement sur les critiques formulées lors des débats à la Chambre des Communes. Il insista en particulier sur les questions présentées par les membres du Parti réformiste et les membres de l’opposition provinciale de Colombie-Britannique. Austin accusa ces opposants à l’Accord définitif Nisga’a d’avoir « utilisé de fausses représentations et des demi-vérités pour appuyer là où ça fait mal émotionnellement, afin de déclencher la colère et une réaction publique négative ». Les questions provenant des critiques du Parti réformiste et de la province de Colombie-Britannique qu’il présenta et contre lesquelles il argumenta étaient :

  1. L’Accord pourrait potentiellement créer une nouvelle forme de gouvernement au Canada ;

  2. L’Accord porterait atteinte à la Constitution ;

  3. Les droits du traité se basaient sur la race ;

  4. La loi ne serait pas appliquée de la même manière à tous les habitants de Colombie-Britannique.

Comme à la Chambre des Communes, où les députés en faveur du projet de loi répétaient ce même refrain, Austin déclara : « There can be no doubt raised that the Nisga’a government will operate within Canada’s legal framework, Canada’s Constitution, Canada’s laws and the Charter of Rights and Freedom » (Proceedings of the Senate 1550, 16 décembre 1999).

Cependant, au fur et à mesure du déroulement du débat au Sénat, les questions soulevées par le Parti réformiste des « droits basés sur la race » et de « l’égalité devant la loi » se virent transformées par les sénateurs en questions reconnues relatives à l’interprétation constitutionnelle des pouvoirs législatifs. Les questions de souveraineté devinrent des questions de prépondérance législative[9]. Les chevauchements dans les revendications des Premières nations en Colombie-Britannique furent ainsi ajoutées à l’ensemble des conflits juridiques potentiels. Ce glissement vers des catégories établies d’interprétation constitutionnelle déplaça le débat, l’enlevant du domaine souverainiste pour le placer fermement sur le terrain fédéraliste des Libéraux et du Parti Progressiste-conservateur de la Chambre des Communes.

Comme dans la Chambre des Communes, les débats sur le Projet de loi C-9 au Sénat se tinrent presque exclusivement en anglais, même si 22 des 96 sénateurs étaient de Québec. Sur des sujets aussi divers que les contributions de femmes canadiennes remarquables et que la Loi sur le Parlement du Canada qui furent débattus au cours des mêmes sessions, les sénateurs passaient régulièrement du français à l’anglais dans le même mouvement, parfois de nombreuses fois, et d’ordinaire après des intervalles d’un paragraphe ou deux. Bien que ce niveau de bilinguisme soit caractéristique des autres débats au Sénat, cela n’est pas flagrant dans la discussion sur l’Accord définitif Nisga’a, bien que plusieurs des participants les plus actifs dans le débat aient eu le français pour première langue. Le français ne fut utilisé qu’à trois occasions lors des débats sur l’Accord définitif Nisga’a au Sénat entre décembre 1999 et avril 2000 : dans les discours du sénateur Aurelian Gill le 8 février 2000, du sénateur Gérald-A. Beaudoin le 10 février 2000, et au cours de l’annonce finale de la sanction royale du 13 avril 2000.

Le sénateur Beaudoin est juriste, professeur de droit et auteur de nombreux ouvrages sur la Constitution canadienne, la Charte canadienne des Droits et des Libertés, la Cour suprême du Canada et le fédéralisme canadien. Sa compétence dans ce domaine était reconnue par les autres sénateurs, et on lui demandait souvent quelle était son interprétation de certaines sections de l’Accord sur le plan du droit. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le principal intérêt du sénateur Beaudoin dans le Projet de loi C-9 était ce qui avait trait à la concurrence des pouvoirs. Alors que ces questions étaient adressées en anglais aux autres orateurs pendant les débats, son unique discours d’importance fut en français, sa première langue. Sa remarque de conclusion illustre le thème de son discours :

En conclusion, je suis d’accord avec le renvoi en comité du projet de loi C-9. Nous devons résoudre une question fondamentale et importante. […] Cet accord constitue un précédent, non seulement pour une province, mais aussi pour tout le pays. Cela peut être une très bonne chose, et c’est la raison pour laquelle j’appuie le projet de loi à l’étape de la deuxième lecture. J’espère que l’on étudiera plus en profondeur les questions de la double citoyenneté, de la prédominance des Nisga’as dans certains domaines de pouvoir concurrent, du vote et de la taxation. On veut que ce soit une simple loi, mais il faut qu’elle soit bien rédigée.

Proceedings of the Senate 1600, 10 février 2000

La compétence dans ce domaine et les intérêts du sénateur Beaudoin pour de multiples aspects de la gouvernance sous l’égide de la Constitution, de la Charte et des tribunaux canadiens fait de ce discours en français une contribution unique au programme fédéraliste.

Plus tard au cours des débats, le sénateur Beaudoin revint sur la question des pouvoirs concurrents et sur la prépondérance des gouvernements fédéral et provincial vis-à-vis de celui des Nisga’a. Ce faisant, il plaçait la question dans un format constitutionnel existant où les tribunaux, au moyen de l’interprétation juridique, pouvaient étroitement définir et limiter l’impact du traité sur la Constitution, ce que le Parti réformiste avait auparavant décrit comme étant si menaçant pour l’appareil législatif établi du Canada. Dans les extraits ci-dessous, le sénateur Beaudoin s’exprimait en français :

Le sénateur Beaudoin : […] C’est le seul problème que je vois. Je n’ai aucune objection à ce que nous ayons des compétences simultanées en vertu de ce projet de loi. Nous avons déjà des compétences simultanées avec les provinces. Dans le cas actuel, cependant, nous allons un peu plus loin. Nous disons que la prépondérance existe dans 14 domaines. La jurisprudence ordinaire ne l’indique pas. Ne s’agit-il pas de quelque chose de nouveau, qui se rapproche beaucoup d’un troisième niveau de gouvernement?

Le sénateur Austin : Je crois que la prépondérance s’applique aux activités courantes du gouvernement nisga’a. En cas d’urgence ou dans tout autre cas justifié, le Parlement conserve le pouvoir prépondérant. Il doit cependant en justifier l’exercice.

Proceedings of the Senate 1440, 5 avril 2000

Cet échange reflète l’importance de la compétence des membres plutôt que l’invocation d’autorités extérieures que nous avons relevée à la Chambre des Communes, d’esprit plus partisan. Il présente également un lien, à travers la communication croisée des partis réformiste et libéral, avec les questions étatiques. C’étaient des innovations constitutionnelles, mais le Sénat était désireux de voir les tribunaux en décider ultérieurement.

L’autre discours en français fut prononcé par le sénateur Aurelian Gill (libéral) du Québec, dont on mentionne qu’il est autochtone dans les biographies des sénateurs[10]. Dans son discours, le sénateur Gill appuyait vigoureusement le Projet de loi C-9 et, à l’instar des membres du Bloc à la Chambre des Communes, il établissait également des parallèles entre les Nisga’a et sa propre communauté dans leurs efforts vers l’autonomie. L’un des premiers endroits où il rendit explicite ce glissement suit son unique changement de code, du français à l’innu, qui consistait en un seul mot, kanikantet :

Dans la langue innu, nous dirions que les Nisga’as sont des « kanikantet », c’est-à-dire des éclaireurs. Leur chemin est bien tracé. Si nous savons en tirer bonne leçon, leur travail nous ouvre de meilleurs horizons.

Proceedings of the Senate 1520, 8 février 2000

Tout au long de son allocution, le sénateur Gill faisait des références aux Nisga’a, ou à l’Accord Nisga’a et à la première personne du pluriel (nous, nos). En voici deux exemples :

L’entente définitive avec la nation nisga’a me donne à présent l’occasion de pousser plus avant et de préciser ma pensée quant aux nouveaux partenariats sur lesquels nous devons envisager l’avenir.

Proceedings of the Senate 1520, 8 février 2000

La nation nisga’a, comme tant d’autres Premières nations, a contribué au premier chef à ces efforts de renversement où il fut établi que nous ne pouvions espérer survivre mais surtout nous développer si l’accès à nos territoires ancestraux et aux ressources nous était interdit. À travers le droit, les Nisga’as ont pu redonner du souffle à leurs revendications séculaires.

Proceedings of the Senate 1520, 8 février 2000

Cette stratégie montrait un niveau d’identification auquel moins de spécifications étaient nécessaires que pour celui de M. Bachand, du Bloc, qui appuyait beaucoup de ses déclarations sur les Nisga’a et sur l’accord par les préoccupations des « Québécois » ou du « Bloc québécois » :

Il faut que les Nisga’as comprennent que le Québec veut se sortir de cette cage, de ce piège dans lequel on se trouve, il veut regarder vers son avenir sous une autre facette, celle que j’expliquais tantôt, la facette qu’avec la souveraineté, on va avoir aussi un partenariat avec nos amis Canadiens avec qui on partage le territoire maintenant depuis très longtemps et les autochtones avec qui on partage également le territoire. […] On est contents pour les Nisga’as. C’est bien évident que le Bloc ne veut pas prendre le projet de loi en otage. On ne peut pas faire cela à un peuple qui s’en va vers son autonomie gouvernementale.

Hansard 1345, 13 décembre 1999

Dans son discours, le sénateur Gill fit également directement référence à la situation critique des communautés innues du Québec. Son discours fut l’un des rares prononcés dans les deux Chambres à présenter la perspective d’une communauté autochtone à l’intérieur du Canada. Son analyse du problème du nationalisme envers le fédéralisme, directe et éclairante, émergeait de toute évidence, en les transcendant, des deux champs discursifs ouverts en premier lieu par le Parti réformiste et le Bloc à la Chambre des Communes.

À lui seul, le droit ne suffit pas. Le règlement juste de la question des Premières nations représente une chance ultime de chasser tous nos vieux fantômes. Je le dis haut et fort en sachant que ce constat dérange. L’identité canadienne est à construire. L’histoire nous a démontré que l’on a toujours voulu réduire cette identité à une sorte d’homogénéité qui n’existe pas. Le Canada doit se départir de son apathie en matière de diversité culturelle. Il nous faut faire preuve d’imagination. Il nous faut chasser le vieux fond colonial loyaliste et le nationalisme « fleur de lys ». Non, le Canada n’est pas anglais, tout comme il n’est pas français. La notion du biculturalisme est une notion impertinente qui ne fait que ressasser de vieilles rancunes malheureusement toujours vivantes. Si, un jour, une culture canadienne originale se manifeste, elle rassemblera les meilleurs éléments des diverses identités et cultures qui, depuis plus de 500 ans, participent à l’existence de ce pays. Nous aurons enfin surmonté nos vieilles visions qui relancent les cultures les unes contre les autres. Nous sommes au premier chef de cette histoire. Nous sommes en droit de promouvoir et de défendre notre identité ; nous sommes en droit de retrouver le respect qui lui correspond. Nous savons tous que le Canada de demain devra être inclusif et devra se réjouir de sa diversité, que cette diversité devra se manifester dans l’espace politique, et qu’à l’instar du Québec et des francophones du Canada qui le réclament, nous devrons être, nous aussi, les principaux acteurs de notre destin.

Proceedings of the Senate 1530, 8 février 2000

Le sénateur Gill se trouvait dans une position unique pour prononcer ce discours. N’étant membre ni de la communauté francophone, ni de la communauté anglophone, sa voix provenait de la marge, mais tout en possédant l’autorité de sa propre compétence et de son habitus en tant que sénateur, et il pouvait construire la synthèse du précédent débat partisan. Cette synthèse, qui mettait au défi les combattants de tous bords, était accessible à ceux qui suivaient les débats du Sénat, y compris pour le gouvernement du moment, mais elle passa inaperçue du public assourdi par les criailleries partisanes en provenance de la Chambre des Communes.

Au Sénat, ces discours de Beaudoin et de Gill, tous deux en français, ont construit des synthèses susceptibles d’être incorporées à des pratiques de gouvernance existantes. En même temps, ils ont permis de prolonger l’évolution des équilibres politiques qui préserveraient le consensus hégémonique au Canada.

Conclusion

Habituellement, les débats à la Chambre des Communes et au Sénat sont marqués par de fréquents glissements du français à l’anglais. Le débat sur l’Accord définitif Nisga’a fit exception. À la Chambre des Communes, le choix de la langue était stratégique. Pour le Bloc, l’utilisation du français et les constructions de solidarité avec les Nisga’a servaient le projet nationaliste. Les Libéraux utilisaient les constructions de la rectitude constitutionnelle et l’affirmation d’un nationalisme canadien en émergence – argumenté en anglais – comme contrepoids au programme du Bloc. L’anglais, seule langue utilisée par les opposants au traité, fut assimilé au racisme par des membres du Bloc, au moyen de références à diverses bouffées de colère exprimées en anglais dans les audiences du comité de la Colombie-Britannique. Au Sénat, l’anglais prédominait encore, à l’exception des discours de Beaudoin et de Gill. Ces discours contrastaient avec les autres, non seulement en raison de la langue employée, mais aussi parce qu’ils construisaient des synthèses. Mais dans les deux chambres, le pouvoir de la majorité était associé à l’anglais.

Les différences de forme et de style entre les débats de la Chambre des Communes et ceux du Sénat étaient significatives. Les constructions partisanes des partis politiques, encore renforcées par la discipline de chaque parti, ne permettaient pas à la position idéologique des participants à la Chambre des Communes de beaucoup évoluer. Ce faisant, le Parti réformiste et le Bloc ont délimité le terrain par la prédominance de leur manière d’aborder les questions. Les Libéraux s’adressaient en anglais aux porte-parole du Parti réformiste, mais refusaient d’écouter ou de s’adresser directement aux membres du Bloc. Le Parti réformiste contrait la construction du Bloc au moyen d’adresses directes aux Libéraux au gouvernement, qui rétorquaient en utilisant une rhétorique soit étatique, soit procédurière, ou en épousant leur propre conception d’un nationalisme canadien en émergence. Le choix de la langue venait à l’appui de cette stratégie. À la Chambre des Communes, les membres invoquaient des autorités extérieures à l’Assemblée, qu’il s’agisse de procédure ou de voix considérées comme significatives, que ce soit pour leur compétence, leur statut ou leur expérience.

Au Sénat, les questions furent délimitées dans les déclarations d’ouverture au sujet du projet de loi. Les perspectives idéologiques furent introduites, et ensuite affinées lors du débat. Au contraire de la Chambre basse, où on invoquait des experts provenant de l’extérieur, l’autorité au Sénat était accordée à d’autres sénateurs, en se fondant sur une reconnaissance de leur expérience personnelle, de leur statut ou de leur compétence. Le débat sénatorial aboutit à resserrer les questions à travers des filtres juridiques et d’affaires, et à proposer finalement des solutions. Le style de l’interaction directe, l’usage habitude d’appeler les personnes par leur nom et l’attribution de la responsabilité à des sénateurs contraste avec les constructions largement orientées idéologiquement du débat à la Chambre des Communes.

La Loi sur l’Accord définitif Nisga’a finit par être ratifiée. Le débat à la Chambre des Communes n’avait pas vraiment évolué. Les prises de position partisanes épousées par chacun des partis politiques à la Chambre demeurèrent étonnamment bornées, avec peu d’apprentissage ou d’adaptation mutuelle tout au long des discussions. Les débats (moins souvent lus) du Sénat, par ailleurs, ont évolué. Les constructions des sénateurs se basaient souvent sur leur expérience. Les sénateurs tendaient à écarter les constructions extrêmes de la Chambre basse, en élaborant des réponses qui reposaient, au lieu de cela, sur des précédents. Une fois que la Chambre des Communes en eut fini avec le débat, les constructions des sénateurs fournirent l’opportunité de redéfinir un consensus hégémonique, en incorporant ou en redéfinissant les constructions les plus idéologiques de la Chambre basse. En reprenant les termes, en incorporant des pratiques juridiques et d’affaires, et en filtrant les conceptions partisanes de la Chambre des Communes, les débats sénatoriaux ont fourni un très riche exemple d’adaptation et de reconstruction hégémonique.

Article inédit en anglais, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou.