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Tourism is unavoidably an anthropological topic.

James Lett 1989 [1977] : 276

Qu’ils s’en défendent ou non, la plupart des anthropologues tiennent le tourisme pour une occupation frivole et regardent les touristes comme des intrus. Ce préjugé courant n’est certainement pas étranger au fait que l’étude anthropologique du tourisme reste encore peu développée et qu’elle demeure méconnue à l’intérieur même de la discipline. Cette situation est néanmoins en train de changer avec l’intérêt tardivement marqué par les milieux académiques pour ce qui s’avère être un fait social majeur de notre temps et la reconnaissance du tourisme qui s’en est suivie comme sujet d’étude légitime pour l’anthropologie.

Il est assez révélateur que les premiers travaux anthropologiques sur le tourisme, dans les années 1960, aient été pour la plupart le résultat d’une confrontation accidentelle de touristes et d’ethnologues[1] étudiant les changements sociaux et culturels entraînés par la modernisation. C’est notamment le cas de ce que l’on considère aujourd’hui comme la première étude anthropologique qui ait mis l’accent sur le tourisme dans l’analyse d’une communauté villageoise, à savoir l’article de Theron Nuñez « Tourism, Tradition and Acculturation. Weekendismo in a Mexican Village » (1963). Il faudra attendre 1974 pour que l’American Anthropological Association décide de consacrer sa réunion annuelle au thème « Tourisme et changement culturel », dans l’intention déclarée de faire reconnaître la légitimité du tourisme comme sujet d’étude pour l’anthropologie, en stimulant des recherches sur ses impacts dans les sociétés d’accueil (Smith 1989 [1977]). Mais ce domaine de recherches ne sera vraiment reconnu qu’après la tenue en 1976 d’un séminaire international sur « L’impact social et culturel du tourisme » sous l’égide conjointe de la Banque Mondiale et de l’Unesco (de Kadt 1979). Par la suite, on peut signaler la parution d’un numéro spécial des Annals of Tourism Research consacré à l’anthropologie du tourisme (Graburn 1983), ainsi qu’un article faisant le point sur ce domaine dans l’Annual Review of Anthropology (Crick 1989). Plus récemment, diverses sociétés savantes se sont constituées, les principales étant l’International Academy for the Study of Tourism, à composante pluridisciplinaire, et le Comité de Recherche sur le Tourisme International, qui réunit sociologues et anthropologues dans le cadre institutionnel de l’Association Internationale de Sociologie. Enfin, en 1998, lors de la conférence annuelle de l’International Union of Anthropology and Ethnological Sciences, une « commission sur le tourisme international » était formée au sein de cette union qui réunit des ténors de la discipline sous l’égide — devenue quasi-tutélaire — de la pionnière Valene Smith. Il est significatif qu’à la fin de cette rencontre, Dennison Nash, qui avait la charge de clore les débats, ait dressé un bilan prudent, insistant sur le travail qu’il restait encore à accomplir pour faire de l’anthropologie du tourisme un champ de recherche légitime : « Without theoretical sophistication balanced by methodological adequacy, anthropological research on tourism could never approach the goal of mature science and earn the unqualified respect of anthropologists and others » (2000 : 817). Il est pour le moins troublant de constater qu’une telle déclaration puisse être publiée après plusieurs décennies de travaux anthropologiques sur le tourisme.

Comment expliquer que le champ de recherche sur le tourisme dans les sciences sociales ait été investi, occupé et finalement contrôlé par l’économique, la géographie humaine et, à un moindre degré, par la sociologie, sans que l’anthropologie ne réagisse de façon convaincante ? Et cela, alors même qu’un anthropologue a pu soutenir à juste titre que le holisme et la méthode comparative, tous deux étroitement associés à la discipline anthropologique, constituaient des outils particulièrement appropriés pour l’appréhension et l’analyse du phénomène touristique (Lett 1989 [1977] : 278). La nature du tourisme, fait social total et, partant, difficile à circonscrire, se prête effectivement à merveille à une telle approche conceptuelle. Dès lors, on doit se demander pourquoi les anthropologues sont pour la plupart restés muets face à un objet éminemment contemporain, de nature indéniablement culturelle, un brassage des identités comme l’humanité n’en a peut-être jamais connu auparavant, bref une offrande des temps modernes pour une discipline désespérément à la recherche de nouvelles justifications depuis que son objet coutumier — l’Autre exotique — a pratiquement disparu.

On peut à cette étrange absence trouver plusieurs raisons. Tout d’abord, l’angle d’attaque le plus visible du sujet, sa dimension économique, fait écran, depuis que le tourisme a été envisagé et promu par les grands organismes internationaux, dès le début des années 1960, comme un facteur de développement pour les pays du Tiers-monde (Lanfant 1980 ; Picard 1992 chapitre 4). Cet écran fournit un alibi commode aux ethnologues, les plus radicaux d’entre eux ayant d’ailleurs tendance à concevoir la présence de touristes sur leur territoire comme le produit de relations de dépendance et d’exploitation auxquelles ils se refusent à être associés, sauf à adopter une attitude délibérément critique à leur encontre.

Plus déterminant, sans doute, pour expliquer la contribution encore modeste de l’anthropologie dans le champ du tourisme à ce jour, est le malaise que la seule évocation des touristes suscite dans les milieux anthropologiques (voir les synthèses de Mintz 1977 ; Crick 1985, 1991, 1994 et 1995 ; et Bruner 1995). Depuis plusieurs décennies, les ethnologues ont été témoins en première ligne des multiples implications du tourisme pour les sociétés qu’ils étudient, mais ils ont le plus souvent refusé d’inclure de manière explicite leurs observations dans leurs publications scientifiques. Pourquoi cette omission ? Des objections souvent émises suggèrent qu’étudier le tourisme ne peut être sérieux. L’activité elle-même est futile, comment son étude pourrait-elle échapper au même sort ? « For years, scholarly research on tourism was seen as ’frivolous’ and not appropriate for mature scholars » (Matthews et Richter 1991 : 122). On a insinué que le terrain touristique serait un prétexte pour ethnographes pantouflards ou hédonistes, refusant la nécessaire souffrance associée au rite initiatique que constituait le terrain traditionnel (Nash 1996 : 1-3). En somme, si l’on envisage d’étudier le tourisme, on encourt le soupçon de vouloir se faire payer pour partir en vacances. De là à endosser le sophisme prétendant que l’étude du tourisme ne peut rien révéler d’intéressant, il n’y a qu’un pas, que plusieurs n’hésitent pas à franchir, souvent à la manière d’un réflexe, rarement à l’issue une réflexion conséquente.

Par ailleurs, l’intrusion des touristes sur leur terrain est habituellement perçue par les ethnologues comme une perturbation, d’autant plus mal vécue qu’ils ne veulent à aucun prix être confondus avec ces derniers par les autochtones (Errington et Gewertz 1989). Il faut reconnaître qu’être étiqueté touriste est une source d’embarras. Dans l’imagerie populaire, le touriste est « l’idiot du voyage », selon la formule savoureuse de Jean-Didier Urbain (1991). Il est communément dépeint en niais qui provoque l’hilarité, tel un Mr. Bean[2] loufoque ; ou en distrait incurablement hors contexte, à la manière d’un Monsieur Hulot ; ou encore en « beauf’ » sur lequel se cristallise l’auto-dérision de tout un peuple, tel un Elvis Gratton québécois. Ceux-là, ces Autres inassimilables à soi, et donc bénins, ont reçu l’attention d’anthropologues, de sociologues et de psychologues (par exemple Urry 1990 ; Amirou 1995 ; Urbain 1994). Or, lorsque la frontière n’est plus si nette, lorsque sur une même plage ou dans un même bus, l’ethnologue feuilletant un magazine ne se distingue plus de son voisin, de ce voyageur consciencieux plongé dans Tristes Tropiques, le malaise s’accentue. Et qu’arrive-t-il lorsqu’on s’autorise à s’interroger sur cette distinction dans l’esprit des hôtes communs à ce touriste et cet ethnologue ? Y a-t-il seulement distinction ? On aime à le croire, on se prend à l’espérer. À l’inverse, n’est-il pas manifeste que pour beaucoup de touristes au long cours, de ceux notamment qui préfèrent se faire appeler « voyageurs », s’approprier la manière de l’ethnologue, au point de faire illusion face aux « touristes », constitue une forme de consécration ? Dans ces petits hôtels qui ponctuent les destinations fascinantes pour les « drifters » (Cohen 1973) — transhumants que leur dérive existentielle mène de Puerto Escondido à Goa —, quiconque a prêté l’oreille, quiconque s’est laissé imprégner du discours de cette dérive concevra aisément ce dont il est ici question.

C’est probablement ce risque de confusion, de brouillage des rôles et des attributs, qui justifie en dernière instance que beaucoup d’ethnologues dénient la présence des touristes sur leur terrain. Comment expliquer autrement que pratiquement toute la production ethnographique se soit obstinée à gommer des journaux de bord, à pousser ce parasite hors du cadre des films et des photographies ethnographiques ? Pour s’en convaincre, il suffit de poser la question : combien de thèses et de monographies en ethnologie reconnaissent explicitement et mettent à contribution le fait que le terrain de leur auteur a aussi été fréquenté par le voyageur, le touriste ? Pourtant, Nuñez notait déjà en 1977 (1989 : 265) que depuis longtemps les anthropologues partis étudier diverses cultures exotiques y ont invariablement rencontré des touristes.

Pour en finir avec la négation de l’existence même du touriste sur le terrain de l’ethnologue, peut-être aussi avec le secret espoir d’exorciser ce démon intérieur, ce double, ce frère ennemi, le principe du tourisme que nous cherchons à circonscrire pour construire ce numéro thématique d’Anthropologie et Sociétés est celui qui s’offre d’abord à l’oeil et à l’esprit critique de l’ethnographe. Il s’agit de considérer des études ayant mis à contribution le savoir et la manière anthropologiques pour reconnaître, scruter et comprendre le tourisme tel qu’il se manifeste dans les sociétés locales, au sein des populations touchées par ce phénomène. Au fondement de ce choix est posée la prémisse que la plus distinctive peut-être des approches du tourisme que pourrait produire l’anthropologie, portant son indéniable signature, consiste à aborder le fait touristique non pas comme l’objet premier de la recherche, ou en tant que matière à réflexion considérée dans la perspective de grilles macroscopiques, mais comme un phénomène organique se développant dans une situation par ailleurs connue, étudiée, devenue familière à l’ethnologue : son terrain de recherche habituel. Ce qui sur le plan méthodologique milite en faveur de l’analyse des implications du tourisme pour les sociétés locales se rapporte à la fois aux questions de brassage culturel causé par l’interaction touristique immédiate, de jeu sur les identités des hôtes se re-présentant au visiteur, de la production d’un regard moderne sur l’Autre, tous éléments qui causent des variations dans le discours identitaire. Qui mieux que l’ethnologue peut observer systématiquement la production de ce discours en contexte et en démonter les ressorts ? C’est pourquoi les auteurs rassemblés pour ce numéro ont été choisis en fonction de leur accointance de longue date avec la société dont ils nous parlent, et il leur a été demandé de faire explicitement état de cette familiarité. Pour la plupart, ils n’avaient pas, avant l’écriture de ce texte, porté le regard du côté du tourisme de façon particulière, leur analyse garde donc une fraîcheur qui les prémunit contre la tentation de déductions prématurées.

Pour leur part, les éditeurs invités de ce numéro sont de vieux complices. Le hasard a voulu que ce soit sur les bancs d’une conférence savante que nos destins se croisent. Car notre passé de transhumants arrivés sur le tard à la vie académique demandait à ce que cette rencontre se produise plutôt debout dans une rizière balinaise, sur un gath indien, ou à l’occasion d’une traversée du Mékong. Avant de nous occuper à ausculter le tourisme, auquel nous allions consacrer chacun notre thèse, nous l’avons vécu, dans une de ses formes qui a connu une grande vogue — la dérive volontaire. Nous avons appartenu à la fraternité des voyageurs au long cours, avons parcouru avec eux les chemins de traverse avant de rejoindre, à l’issue d’un parcours accidenté, la communauté des anthropologues. Il n’est pas exagéré de dire que n’eût été cette expérience personnelle du tourisme, cause de la naissance d’une fascination à observer l’Autre et à le comprendre, nous ne serions pas aujourd’hui à écrire ces lignes sérieuses dans une revue savante.

Ce passé commun a également pour conséquence que nous appartenons tous deux à des réseaux académiques centrés sur une région particulière, à savoir l’Asie du Sud-Est. C’est la raison pour laquelle les contributions à ce numéro thématique se rattachent toutes à cette aire culturelle. Mais que le lecteur ne saute pas à la conclusion, hâtive, d’une lecture régionaliste, et par là diminuée, du phénomène touristique. Les thèmes soulevés dans ces articles sont universels et touchent à toutes les couches possibles du palimpseste touristique. Qu’on en juge seulement.

Les contributions

L’article de Jean Michaud — « Anthropologie, tourisme et sociétés locales au fil des textes » —, qui ouvre ce volume, tente de faire le point sur l’étude anthropologique du tourisme. Le propos est double, en ce sens qu’il s’agit d’une part de relater la façon dont le tourisme a fini, non sans difficultés, par être reconnu comme un objet d’étude légitime pour l’anthropologie, et d’autre part de rapporter les débats qui ont agité depuis les années 1960 le cercle restreint des ethnologues intéressés par ce fait social, quant à sa nature et à la manière dont il convenait d’en rendre compte. Ces débats ont porté à la fois sur la particularité du phénomène touristique lui-même et sur la contribution spécifique de l’anthropologie à sa connaissance. Ils ont notamment opposé ceux qui appellent à construire une théorie anthropologique du tourisme à ceux qui jugent prématurée toute tentative de théorisation tant que les travaux de terrain n’auront pas été menés avec toute la rigueur méthodologique requise. L’auteur prend acte d’un découpage effectif du champ entre l’étude des touristes et du système touristique d’une part, et de l’autre, celle des implications du tourisme pour les sociétés réceptrices. Et à cet égard, il considère que l’apport de l’anthropologie réside dans l’appréhension du tourisme comme vecteur d’altérité, comme facteur de changement social et culturel au sein des sociétés locales étudiées par les ethnologues.

La première étude de terrain, par Charles McKhann — « Tourisme de masse et identité sur les marches sino-tibétaines. Réflexions d’un observateur » —, nous introduit d’emblée au coeur des problèmes et des conflits engendrés par la mise en tourisme d’une région. L’auteur nous décrit la petite ville pittoresque de Lijiang, dans la province chinoise du Yunnan, peuplée par une minorité tibéto-birmane, les Naxi, qui a fait l’objet d’un développement touristique massif depuis les années 1980. Le succès de cette ville en tant que destination touristique — les touristes y sont essentiellement chinois — doit beaucoup à sa promotion comme modèle de « Shangri-La » dans le fameux roman de James Hilton, Lost Horizon. Nous avons là un exemple caractéristique d’invention de la tradition, la projection du fantasme occidental d’un Autre imaginaire que se sont approprié les Naxi à des fins de promotion touristique pour conforter le fantasme d’un Soi imaginaire. De fait, la promotion touristique de leur culture soulève pour les Naxi la question de leur identité, une question qui reçoit des réponses divergentes de la part de différents groupes qui affirment en être les dépositaires légitimes. Mais les enjeux du tourisme à Lijiang ne se limitent pas à cette épreuve identitaire, car le développement touristique de la région, vecteur de modernisation et de globalisation, s’avère être également un moyen pour l’État chinois et la majorité han d’exploiter les opportunités économiques offertes par les minorités ethniques et leurs territoires. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’exploitation touristique de Lijiang, qui ne profite guère à la population locale, ait contribué à accentuer les tensions politiques, sociales et ethniques dans la région.

L’article de Bernard Formoso — « Corps étrangers, tourisme et prostitution en Thaïlande » — renouvelle en le complexifiant un sujet éculé, propice à une appréhension simpliste, celui de la prostitution et du « tourisme sexuel ». Après avoir resitué le tourisme sexuel en Thaïlande dans le contexte historique et sociologique de la prostitution telle qu’elle est conçue et pratiquée dans le pays, l’auteur nous explique comment les touristes étrangers sont entrés à leur insu dans un profil structuralement préconstruit, en l’occurrence celui du « riche » polygame, figure répandue dans l’aristocratie et la bourgeoisie urbaine. Adoptant une perspective émique, il s’intéresse aux perceptions et aux représentations que suscitent en Thaïlande les prostituées et leurs clients étrangers. À l’image ambivalente des prostituées dans la société thaïe répond celle des touristes occidentaux : considérés comme des « fous de sexe » par les élites urbaines, ces derniers sont plutôt perçus comme de possibles « bons maris » dans la paysannerie pauvre, d’où sont issues la majorité des prostituées. Appréhendé dans l’opinion publique thaïlandaise selon un schéma classique de dénigrement de l’altérité sexuelle et de mise à distance symbolique, le commerce sexuel avec des étrangers métaphorise en fait des enjeux de pouvoir et un antagonisme larvé entre classes sociales et entre groupes ethniques.

Les deux articles suivants — « Tourisme, identité locale et développement à Kalimantan-Est sous l’Ordre Nouveau », par Antonio Guerreiro, et « Le tourisme et la quête de la culture à Manggarai », par Maribeth Erb — traitent de la manière dont le développement du tourisme international, la politique étatique d’intégration nationale et les initiatives de certains groupes ethniques participent à une refonte des identités ethniques et des relations inter-ethniques en Indonésie. Il faut savoir à cet égard que, plutôt que de nier la force de l’ethnicité comme lieu d’allégeance et d’identification, l’« Ordre Nouveau » du Président Suharto s’est efforcé de circonvenir les identités ethniques afin de les faire contribuer à la construction de la culture nationale. Dans ce but, l’État indonésien a entrepris de créer dans chacune de ses provinces une « culture régionale » homogène et distincte, aux dépens des diverses cultures ethniques incluses dans leurs frontières. Ces cultures régionales sont activement promues par les administrations provinciales pour être présentées à l’appréciation de la nation, tandis qu’elles sont renvoyées aux populations qu’elles sont censées représenter en vue de recueillir leur adhésion.

À Kalimantan-Est, dans l’île de Bornéo, la création d’une culture régionale passe par la promotion d’une ethnicité « dayak » générique, fondée sur l’idée que la culture dayak est homogène et précisément délimitée, alors que l’ethnonyme « dayak » recouvre en fait un ensemble très hétérogène de populations. Avec le développement du tourisme dans la province, à partir des années 1980, on assiste à la mise en scène de certaines coutumes jugées suffisamment pittoresques pour attirer les touristes, qui sont sorties de leur contexte pour être transformées en « spectacles artistiques dayak ». La question qui intéresse Antonio Guerreiro est d’élucider comment la manipulation de marqueurs ethniques dans le but de promouvoir une altérité exotique sur le marché touristique affecte l’identité des groupes ainsi représentés. Dans cet article, il nous présente le cas de Tanjung Isuy, un village de Benua’ dans la région de Kutai, choisi et promu par l’administration provinciale comme une « vitrine culturelle » dayak. La mise en tourisme de Tanjung Isuy a engendré une « revitalisation » de la culture benua’, sous les espèces de l’identité dayak générique promue par les autorités indonésiennes comme par les voyagistes étrangers. Cela ne va pas sans susciter une certaine confusion identitaire parmi les Benua’ eux-mêmes.

Maribeth Erb s’intéresse pour sa part au rôle joué par le tourisme dans l’avènement d’une conscience réflexive de la « culture » à Manggarai, la partie occidentale de Florès, l’une des Petites Îles de la Sonde. Elle s’efforce de retracer le processus par lequel la culture, qui faisait naguère partie intégrante de l’expérience vécue des Manggarai, s’est cristallisée pour devenir un patrimoine hérité des ancêtres, qu’ils sont censés préserver avec soin. En tant qu’objet détachable d’eux-mêmes, leur culture peut désormais être donnée à voir et à consommer pour ses qualités artistiques, tout en revêtant une charge émotionnelle inédite comme marqueur identitaire. Et à ce titre elle est devenue, tant pour eux-mêmes que pour leurs visiteurs, une source d’informations à partager. Si le tourisme n’est que le facteur le plus récent dans ce processus historique, venant après l’occupation coloniale, la conversion des Manggarai au christianisme et leur intégration dans l’État-nation indonésien, la réflexivité culturelle qu’il suscite présente des caractéristiques particulières. Pour les élucider, l’auteur examine ce qu’il est advenu du jeu traditionnel qui est aujourd’hui la principale attraction touristique de la région et en même temps l’emblème par excellence de l’identité des Manggarai, le combat au fouet nommé caci.

Dans l’article qui clôt ce volume — « Bali : vingt ans de recherches » — Michel Picard présente de façon synoptique l’évolution de ses recherches sur les enjeux du tourisme à Bali, les avancées de l’étude anthropologique du tourisme et les fluctuations de l’attitude des Balinais confrontés à la mise en tourisme de leur société. À l’issue de ces recherches, il s’avère que la problématique de l’« impact social et culturel du tourisme » tend à faire place à une approche du tourisme international considéré comme un vecteur de « globalisation » pour les sociétés locales. Loin de faire des peuples touristifiés les victimes d’un phénomène qui les dépasse, cette approche met l’accent sur la capacité des acteurs indigènes à « localiser » les processus globaux, en s’emparant du tourisme pour le mettre au service de leurs propres objectifs. Prenant acte de ce renversement de perspective, les analystes balinais ont fini par comprendre que le tourisme n’est pas un phénomène isolable à l’extérieur de leur société mais qu’il fait désormais partie de leur propre univers. Et si quelques-uns persistent à y voir un facteur de dégradation culturelle et d’érosion identitaire, la plupart affirment au contraire que les Balinais ont su mettre le tourisme à profit pour affirmer leur identité culturelle. Cependant, loin d’exprimer une essence primordiale comme ils le prétendent, ce que les Balinais appellent la « balinité » est le produit d’une construction dialogique à laquelle ils ont dû procéder du fait de l’ouverture de leur espace social, après la colonisation puis l’indonésianisation de leur île, sans oublier bien sûr sa touristification.