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La réédition de Anthropologie du corps et modernité constitue une invitation réitérée à lire (ou à relire) ce livre dont l’à-propos ne peut qu’être amplifié par la place toujours croissante que prennent aujourd’hui les découvertes et les interventions, notamment dans le domaine biomédical.

Dans cet ouvrage, Le Breton donne à voir non seulement la portée heuristique mais aussi le défi que représente le projet d’une anthropologie du corps ; un corps insaisissable et énigmatique dont parle avec justesse et élégance l’auteur lorsqu’il avance par exemple que : « Le corps semble aller de soi. Mais l’évidence est souvent le plus court chemin du mystère » (p. 8). C’est ce mystère de l’invention du corps que Le Breton cherche à reconstituer dans ce livre, apportant ainsi une contribution à l’entreprise d’une « généalogie du temps présent » mise de l’avant par Michel Foucault.

Au fil des onze chapitres qui composent l’ouvrage, Le Breton offre au lecteur ou à la lectrice un large éventail des manifestations symboliques qui traduisent l’« épaisseur cachée » du corps ; un corps qui, selon sa propre formulation, « n’est nullement une réalité évidente, une matière incontestable » (p. 28). Les traditions populaires, la pensée cartésienne, la philosophie mécaniste, l’« esthésie » du corps dans la vie quotidienne, les manipulations génétiques, les médecines « traditionnelles » (magnétisme, panseurs de secrets, etc.) et « nouvelles » (acupuncture, ostéopathie, homéopathie, etc.) sont autant d’avenues empruntées par l’auteur pour rendre compte de la pluralité des pratiques et des discours qui, dans un seul et même mouvement, fabriquent la « nature » même du corps et la rendent malléable, transformable. Voyager du corps anatomisé au corps médicalisé en passant par le corps machine constitue pour Le Breton un moyen d’accéder à l’imaginaire, aux espoirs et aux angoisses qui marquent la modernité.

Depuis les années 1960, nous rappelle Le Breton, cet imaginaire est empreint de la notion de « libération du corps ». Mais cette notion, prend-il soin de rappeler, est « typiquement dualiste », c’est-à-dire qu’elle « oublie que la condition humaine est corporelle, que l’homme est indiscernable du corps qui lui donne son épaisseur et la sensibilité de son être au monde » (p. 9). Les questions qui sont abordées dans ce livre portent précisément sur « cette structure individualiste qui fait du corps l’enceinte du sujet, le lieu de sa limite et de sa liberté, l’objet privilégié d’un façonnement et d’une volonté de maîtrise » (p. 14).

La richesse du contenu et la force de l’argumentation font de Anthropologie du corps et de la modernité un habile plaidoyer en faveur de toute démarche théorique ou empirique dont la visée est de mettre au jour l’historicité même des descriptions actuelles du corps dont nous disposons et faisons usage. Celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’intéressent à la fabrication de ces descriptions et à ce qu’elles mettent en place et déplacent, que ce soit par rapport aux services de santé ou à d’autres domaines d’intervention, y trouveront certainement une source importante d’inspiration. On ne peut qu’accueillir favorablement la réédition de cet ouvrage paru il y a onze ans.