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Introduction

Inspirés des mouvements du Printemps arabe, les Syriens sont descendus massivement dans la rue en 2011 pour manifester contre un régime autoritaire et demander des réformes politiques, économiques et sociales. Comme par le passé, le régime a riposté avec une répression brutale. En plus de faire appel à la police, aux forces de sécurité et à l’armée pour mater les manifestants et vider les rues, Bashar al-Assad, le président syrien, a décidé d’utiliser le système de justice pénale pour servir la répression politique.

Une nouvelle loi, appelée la Loi antiterroriste no 19, a été promulguée le 2 juillet 2012, et un tribunal appelé « antiterroriste » est devenu fonctionnel quelques mois après. La loi propose une définition tellement large d’un acte terroriste qu’elle a permis aux forces de l’ordre d’arrêter des milliers de personnes – manifestants, étudiants, travailleurs, blogueurs ou utilisateurs de Facebook, journalistes civils, secouristes, médecins, infirmiers, etc. –, accusées d’avoir commis des « actes terroristes », et ce, avant même que la révolte populaire ne devienne une rébellion armée généralisée[1]. Ce sont les membres réguliers du corps judicaire qui ont été recrutés pour faire fonctionner le parquet et le tribunal antiterroristes.

Cette note de recherche vise à décrire le rôle joué par les procureurs et les juges de l’État dans la politique pénale imposée par le régime syrien. Elle se concentre sur la participation des femmes, juges et procureures, dans la répression de la Révolution de 2011. Des entrevues réalisées par l’auteure auprès de 122 juges et procureures de la Syrie pendant la période allant de 2004 à 2009 ont démontré que la majorité des magistrates, soit 80 %, ont plus d’expérience en matière pénale, et que 59 % des femmes nommées depuis les années 1980 ont débuté leur carrière comme procureures (Cardinal 2017 : 244). Ce fort investissement des femmes dans la juridiction pénale en fait, malgré elles, des actrices de premier plan dans la politique pénale de l’État syrien. De surcroît, depuis 2011, les magistrates occupent de plus en plus de positions de responsabilité et ont acquis plus d’autorité au sein de la haute magistrature. Par ailleurs, le régime syrien a fait appel au corps judiciaire pour superviser les élections nationales, et plusieurs magistrates ont siégé dans les commissions électorales. Mais dans une période de violation grave des droits fondamentaux des Syriens, comment cette autorité judiciaire nouvellement acquise par les femmes peut-elle servir la justice quand tous les magistrats, femmes et hommes, sont appelés à défendre les intérêts de l’État ?

Sources

Contrairement à d’autres juridictions, la Syrie ne publie pas de rapport d’activité sur la magistrature. Périodiquement, dans des rapports officiels de l’État ou dans la presse nationale, on cite le Bureau de statistiques du ministère de la Justice pour fournir quelques chiffres sur les effectifs de la magistrature. La seule façon d’obtenir des informations plus approfondies et complètes sur la formation et la carrière des magistrats ainsi que sur leurs conditions de travail est de visiter les palais de justice et de réaliser des entrevues avec les juges et procureurs ainsi que des auxiliaires de la justice qui les assistent dans leurs fonctions. On ne peut toutefois réaliser ces enquêtes de terrain sans l’accord préalable du ministre de la Justice, car la loi interdit à tout magistrat de s’exprimer publiquement[2]. Je n’aurais sans doute pas obtenu cette permission sans le soutien de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO[3]), institut de recherche sous la tutelle du ministère français des Affaires étrangères, et du CNRS. Je mène des recherches en Syrie depuis 1993 au sein de l’Institut, connu pour la qualité de ses chercheurs et la production scientifique sur la Syrie et le Proche-Orient. Depuis le conflit syrien, l’IFPO de Damas a transféré ses activités à Beyrouth.

J’ai réalisé des entretiens surtout auprès des magistrates, car je m’intéressais à la carrière des femmes et à comment elles se sont intégrées dans un système judiciaire surtout administré par des hommes. Elles étaient par ailleurs exclues de certaines fonctions judiciaires et je voulais comprendre les raisons de ces exclusions. Des entretiens étaient semi-dirigés et ciblaient des informations surtout en lien avec une sociologie des professions juridiques (études, expérience professionnelle, concours, recrutement et formation, premières nominations, expérience du parquet et du siège, promotions, conditions de travail, conciliation famille-travail, etc.). J’ai débuté les enquêtes à Damas et dans ses banlieues (2004-2006), à Alep (2007), ensuite dans les régions de la côte, du centre et du sud (Lattakia, Tartus, Hama, Homs, al-Suweida et Dar‘a, 2008) et finalement dans le nord (Deir ez-Zor, al-Hasaka, al-Raqqa et Idlib, 2009). Les entretiens étaient menés à la convenance des magistrates : parfois courts, parfois plus longs ; en tête-à-tête ou en présence d’autres magistrats ou de personnel ; en chambre ou au tribunal ; bref, à tout moment, quand elles avaient du temps à m’accorder dans leur horaire chargé. Je n’ai enregistré aucune entrevue, d’abord parce qu’il était interdit d’introduire un appareil dans les palais de justice et que, par ailleurs, j’étais convaincue que les femmes n’auraient pas été à l’aise de parler si j’enregistrais leurs propos. J’ai donc pris de courtes notes, que j’ai élaborées par la suite[4].

Depuis la Révolution de 2011, je suis devenue une chercheure coupée de son terrain. Par contre, j’exploite de nombreuses sources en ligne pour suivre à distance les événements de la Syrie, du point de vue des opposants au régime comme de ses partisans. Les sources numériques comprennent des pages Facebook, des comptes Twitter, des blogues, journaux et revues électroniques, des chaînes satellitaires diffusées en direct, des sites officiels du gouvernement syrien, etc. Nous connaissons tous le rôle important qu’ont joué les médias sociaux dans la propagation des mouvements de contestation du Printemps arabe. L’activisme en ligne a nourri les manifestations dans la rue et vice-versa. Les Syriens s’expriment plus librement que dans le passé, car ils ont surmonté leur peur. Mais ils ont payé un prix élevé en vies humaines et en pertes matérielles pour cette liberté d’expression nouvellement acquise.

La première partie de ce texte décrit la composition du corps judiciaire, l’évolution des effectifs féminins de la magistrature, l’expérience professionnelle des magistrates et certaines difficultés qu’elles rencontrent dans l’exercice de leurs fonctions. Dans la deuxième partie, l’indépendance de la magistrature et le statut des magistrats sont évalués dans le contexte syrien. Depuis la Révolution de 2011, les magistrates ont été promues à de nouvelles fonctions d’autorité dans le système judiciaire. Occupent-elles des postes qui leur permettent de promouvoir la justice en tout indépendance ? Ou sont-elles subordonnées à la politique pénale du régime au point d’en devenir des agents de la répression ? La dernière partie du travail vise à répondre à ces questions.

Majorité musulmane, culture arabe

La plupart des juridictions dans le monde favorisent la diversité dans le recrutement des magistrats. Un principe de base unanimement partagé est que la magistrature doit refléter la pluralité au sein de la société afin de mieux rendre la justice. Or, la société syrienne est une des plus diversifiées dans le monde arabe, et son hétérogénéité se reflète dans la composition de la magistrature.

La majorité des magistrates en Syrie sont musulmanes ; 58 des 122 femmes interviewées étaient voilées. Mais toutes les musulmanes de la Syrie ne sont pas voilées, et elles se divisent entre plusieurs groupes. Selon les estimations (Baczko et al. 2016 : 52), 72,9 % des Syriens arabes sont des sunnites, 10,2 % des alaouites, 1,8 % des druzes, 0,9 % des ismaéliens, et 0,4 % des chiites. Il existe une minorité de chrétiens (4,6 %, toutes les Églises et groupes linguistiques confondus), ainsi que des minorités linguistiques, dont des Kurdes (8,3 %), des Turkmènes (0,6 %), et des Tcherkesses (0,3 %) (majoritairement sunnites)[5]. Parmi les femmes interviewées, il y avait deux druzes et neuf chrétiennes. Pour ce qui est des minorités ethniques, il y avait une Kurde et une Tcherkesse. Ces femmes étaient fières d’afficher leur identité religieuse et ethnique sans avoir été sollicitées pour le faire. Par contre, lors des entrevues, aucune femme n’a ouvertement dit qu’elle était alaouite, ismaélienne ou chiite. Or, il est difficile de juger si les postes de la magistrature sont dominés par ces minorités, surtout les alaouites, proches du pouvoir politique, comme c’est le cas dans d’autres secteurs de la fonction publique et des forces de sécurité, notamment les chefs des services de renseignement et le haut commandement de l’armée (Baczko et al. 2016 : 54-55).

S’il est vrai qu’au niveau religieux, le groupe majoritaire est composé de musulmans sunnites, il est plus juste de qualifier la culture dominante de la société syrienne comme arabe, car la majorité des Syriens sont de culture et de langue arabes, toutes communautés religieuses confondues. Dans la culture arabe, les normes sociales qui gouvernent les rapports hommes-femmes sont basées sur une domination masculine des structures de pouvoir. Même dans un rapport officiel présenté par la Syrie au Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes des Nations Unies, on attribue la faible présence des femmes dans la haute fonction publique à « la culture patriarcale dominante » qui vise à cantonner la femme dans la sphère domestique[6]. La culture arabe se distingue également par une morale sociale qui encourage la pudeur féminine et vise à limiter la sociabilité entre les sexes. Pour certaines magistrates, être pudique veut dire porter le voile ; pour d’autres, c’est d’éviter les vêtements trop moulants et voyants. Pour la plupart, cela veut dire de ne pas exagérer dans la parure en évitant de porter trop de bijoux et de maquillage, et surtout en limitant le contact avec les hommes au strict cadre professionnel de leur travail. Les femmes soignent leur apparence physique et veillent à préserver leur réputation afin de maintenir le respect de leur entourage, car une femme mérite le respect avant tout pour son intégrité morale, et ensuite pour ses compétences professionnelles.

Système judiciaire de culture masculine

En 2009, 14 % du corps judiciaire de la Syrie était composé de femmes, soit 175 femmes sur un total de 1 246 magistrats. C’est dans la capitale nationale de Damas et ses banlieues (Dimashq wa-Rīf Dimashq) qu’environ la moitié des magistrates travaillaient (52 %). Vient ensuite Homs (10 %), ville du centre, Alep au nord (9 %), et les villes de la région côtière, Tartus (7 %) et Lattakia (7 %). Il y avait peu de magistrates dans les gouvernorats du sud (4 % pour Dar‘a et al-Suweida), et du nord (11 % pour al-Raqqa, al-Hasaka, Deir-Zor, Idlib et Hama)[7], où moins de femmes sont scolarisées (Courbage 2007 : 193-194). Avant la Révolution de 2011, le nombre de magistrates en Syrie était très minoritaire, ce qui obligeait les femmes à s’adapter à un milieu de travail dominé par les hommes.

La présence féminine au sein du parquet syrien peut paraître paradoxale, car encore aujourd’hui, les fonctions du parquet sont perçues comme des métiers davantage masculins de la magistrature : il s’agit de fonctions de contact avec les justiciables, des services majoritairement masculins comme la police, la gendarmerie, les services pénitenciers. Il faut maintenir l’ordre public et avoir une grande disponibilité, assurant des permanences de nuit (Boigeol 1993). Par ailleurs, maintenir la pudeur tout en exerçant les fonctions judiciaires est un défi auquel toutes les magistrates ont dû faire face, surtout en ce qui a trait aux infractions de type sexuel : prostitution, attentats à la pudeur, abus sexuels, viols, crimes d’honneur, etc. Greffiers et huissiers des palais de justice admettent que les femmes ne font pas des juges d’instruction efficaces. Le juge d’instruction est chargé de mener des enquêtes dans des affaires pénales graves. C’est un travail de contact avec les inculpés, comme celui de procureur, qui exige une autorité « liée à la présence physique, à la force de la voix, à la crainte que [le juge inspire] » (Boigeol 1997 : 25). Or, ce ne sont pas les femmes qui s’imposent par leur présence physique et la force de leur voix, mais bien les hommes. Très peu de femmes exercent la fonction de juge d’instruction auprès des adultes, car on considère qu’elles n’arrivent pas à obtenir la collaboration des inculpés pour faire avancer l’enquête. On dit même que les inculpés prennent un plaisir à intimider les femmes par le récit détaillé de leurs actes ignobles. Avec le temps, les magistrates se sont aguerries, mais plusieurs reconnaissent qu’il est plus facile de travailler dans la juridiction juvénile où les audiences sont à huis clos, protégées des regards indiscrets, et les inculpés sont jeunes et respectent donc davantage l’autorité des femmes.

À part la fonction de procureur, les femmes s’orientent vers le poste de juge en matière criminelle. D’abord parce que la majorité d’entre elles ont débuté leur carrière comme procureure, et donc connaissent à fond la procédure pénale et les règles reliées à la preuve. Ensuite, parce que rendre un jugement dans une cause pénale exige moins de temps que dans une cause civile ; ainsi, les juges ont plus de temps à consacrer à leur famille, car 70 % des magistrates interviewées étaient mariées (ou divorcées) et avaient des enfants. Il n’en demeure pas moins que la fonction préférée est celle de procureur. Comme mentionné par une procureure, le travail reste limité à leur présence au palais de justice tandis que le travail de juge continue après le retour à la maison. Le palais de justice est un endroit de forte affluence, bruyant et agité, et la journée d’une juge est ponctuée d’innombrables interruptions, qu’elle soit en chambre ou qu’elle siège au tribunal. C’est surtout chez elle que la juge dispose de la tranquillité requise pour étudier ses dossiers et rédiger ses décisions.

En 2011, les femmes représentaient 15 % du corps judiciaire, soit 240 sur 1 508 magistrats[8]. Au fur et à mesure que le conflit en Syrie s’aggravait, le nombre de magistrates augmentait : à la fin de 2013, elles constituaient 20 % des effectifs de la magistrature, soit 302 sur 1 740 juges et procureurs[9], et finalement, en 2017, 30 % du corps judiciaire pour un total de plus de 500 juges et procureures sur environ 1 700 magistrats. Dans le reportage du journal pro-régime, Al-Waṭan, qui fait état de ce dernier pourcentage[10], on mentionne que cette augmentation des effectifs féminins de la magistrature est critiquée par certains avocats sur leur page Facebook. Ils se plaignent que la justice ne sera pas servie, car les magistrates n’ont pas la même capacité que les hommes à remplir les fonctions judiciaires étant donné leurs responsabilités familiales. Selon eux, les décisions des tribunaux présidés par des femmes risquent de ne pas être rendues dans des délais raisonnables. Lors de mes enquêtes en Syrie, j’ai constaté que l’on reprochait aux magistrates un taux d’absentéisme plus élevé que celui des hommes du fait qu’elles prennent des congés de maternité et de maladie. Par exemple, en 2007, un grand nombre de tribunaux de paix au palais de justice de Damas étaient momentanément fermés à cause des congés de maternité. Normalement, si un juge prend congé, un collègue se charge temporairement de ses dossiers, mais étant donné le nombre exceptionnel de juges manquants, le bon fonctionnement des tribunaux était compromis. Dans les couloirs du ministère de la Justice, la rumeur courait que moins de femmes allaient être recrutées au concours national de la magistrature en 2007. Et de fait, cette rumeur s’est avérée, car seulement 12 % des candidats recrutés pour suivre la formation de deux ans à l’École de la magistrature (al-Ma’had al-Qaḍā’ī) étaient des femmes, tandis qu’elles constituaient en moyenne 33 % des cohortes antérieures[11].

Dans le même article d’Al-Waṭan (2017), le président d’une chambre pénale de la Cour de cassation, Ahmad al-Bakri, commente le travail des procureures disant que l’on ne peut pas demander aux femmes de sortir la nuit pour enquêter sur un crime ou un accident, et qu’il est difficile pour les magistrates de la ville qui sont nommées dans des tribunaux en région de se faire respecter par des habitants locaux, surtout les hommes qui, normalement, détiennent l’autorité et gèrent les affaires de la communauté. Mais mes enquêtes en 2008 et 2009 ont démontré que les procureures qui travaillaient dans des palais de justice de taille moyenne, comme ceux d’Idlib, de Tartus et de Homs, accomplissaient les mêmes fonctions que leurs collègues masculins : elles se déplaçaient sur les scènes de crime, géraient des urgences, initiaient des enquêtes, assistaient à l’examen des dépouilles des victimes, assuraient les permanences de nuit et interrogeaient des inculpés de violence sexuelle. Les palais de justice de taille moyenne éprouvent souvent une pénurie de personnel et donc ne peuvent dispenser les femmes d’exercer les mêmes fonctions judiciaires que les hommes.

Le reportage d’Al-Waṭan laisse entendre que si le nombre de magistrates a augmenté dernièrement, c’est parce que la Syrie est un État qui défend l’égalité des sexes et travaille à promouvoir les droits de la femme. Pour ma part, j’interprète l’augmentation des effectifs féminins de la magistrature comme un résultat direct du conflit armé en Syrie : les hommes sont morts ou absents, engagés dans la lutte armée, soit du côté des forces du régime, soit du côté des forces rebelles de l’opposition[12]. Les estimations varient en ce qui a trait au nombre de victimes du conflit syrien, mais, on s’entend sur le fait que la majorité des victimes sont des hommes, civils ou militaires, et que l’espérance de vie chez les hommes a baissé de façon dramatique, de 69,7 ans en 2010 à 48,2 ans en 2014[13]. La presse nationale fait état des conditions de vie difficiles des magistrats : on estime que plus de 60 % des magistrats ont été forcés de quitter leur domicile et ont dû devenir des locataires ; on précise que cela représente environ 900 magistrats sur 1 700, dont une centaine à Damas et dans ses banlieues[14]. Le ministre de la Justice, Hisham al-Sha‘ar, a annoncé en juin 2017 que 33 magistrats avaient perdu la vie depuis 2011, et que ceux qui avaient dû s’enfuir pour des raisons de sécurité pourraient réintégrer le corps judiciaire[15]. Par contre, les magistrats qui ont publiquement fait défection pour protester contre la politique répressive du régime, environ une centaine, ne peuvent réintégrer le corps judiciaire de l’État et sont même sujets à des poursuites criminelles, tout comme les avocats dissidents qui ont quitté le Barreau pour former des organismes indépendants ou prendre les armes contre l’État[16]. Le Ministère n’a pas publié de chiffres en ce qui concerne l’attrition du corps judiciaire, mais ils doivent être considérables, car il y a davantage de recrutement de magistrats chez les avocats avec de 8 à 16 ans d’expérience qui sont appelés à siéger auprès des tribunaux de première instance et des cours d’appel sans être obligés de suivre la formation de deux ans à l’École de la magistrature. Former un jeune juriste qui doit acquérir les compétences fondamentales du magistrat prend toujours plus de temps.

Pendant le conflit syrien, le régime continue à payer les salaires des fonctionnaires, même de ceux qui se trouvent dans les régions qui ne sont plus sous le contrôle de l’État, à condition qu’ils ne s’opposent pas à la politique du régime et ne s’engagent pas dans la lutte armée contre l’État. Il faut dire que la plupart des magistrats sont de simples fonctionnaires et dépendent de leur salaire pour survivre. Cela fait plusieurs années que le Ministère promet une augmentation des salaires pour les membres du corps judiciaire, et la demande est encore plus pressante étant donné la hausse de prix des denrées essentielles et des loyers. Dans le passé, les magistrats accusés de corruption justifiaient leur malhonnêteté par le coût élevé de la vie. Que dire maintenant ? La majorité des Syriens vivent dans une pauvreté extrême à cause de la crise économique engendrée par le conflit armé.

Indépendance de la magistrature sous menace constante

Pour assurer une saine administration de la justice, il faut garantir des principes fondamentaux relatifs à la magistrature : son indépendance, son impartialité et son intégrité[17]. Les Constitutions de 1973 (articles 131 et 133) et de 2012 (articles 132 et 134) de la Syrie garantissent l’indépendance du pouvoir judiciaire et des magistrats. Par ailleurs, la Loi de l’organisation judiciaire de 1961 exige l’impartialité des magistrats en stipulant « qu’il est interdit aux magistrats d’exprimer des opinions ou des tendances politiques ainsi que de travailler en politique » (article 81). Or, une des critiques majeures faites à la magistrature de la Syrie est qu’elle n’est pas indépendante de la sphère politique, que même on ne peut devenir magistrat sans être membre du parti Ba‘th, au pouvoir depuis 1963. Dans chaque palais de justice en Syrie, il existe un bureau de recrutement du parti Ba‘th, et les magistrats, membres du Parti, sont convoqués périodiquement à des réunions politiques[18]. Lors des entrevues, je n’ai jamais demandé aux magistrates si elles étaient ba‘thistes, car je craignais que la permission accordée pour réaliser les enquêtes puisse m’être retirée. Ce type de question a le potentiel de mettre en lumière un lien trop étroit entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire, deux pouvoirs censés être indépendants l’un de l’autre. Tout de même, à force de fréquenter les palais de justice et de côtoyer les magistrats et le personnel auxiliaire, j’ai fini par comprendre que certaines magistrates n’étaient pas membres du parti Ba‘th. Chose certaine, aucune femme avec qui j’ai parlé n’abordait la politique de façon directe, à l’exception de la première femme nommée magistrate en Syrie, en 1975, Ghada Murad.

À la suite de sa retraite en 2006 comme Procureure générale de la République arabe syrienne, Ghada Murad a accordé une entrevue à la chaîne de télévision satellitaire Al-Jazeera[19] pour l’émission Al-Rā’idāt (Les Pionnières), qui met en vedette les femmes de carrière exceptionnelle dans le monde arabe. Dans l’entrevue, elle décrit les différentes étapes de sa carrière et raconte que même si le Commandement régional du parti Ba‘th lui avait proposé d’être nommée la première magistrate du pays, et que, par la suite, elle avait été sollicitée à plusieurs reprises pour devenir membre du Parti, elle avait toujours refusé de le faire afin de préserver son impartialité comme magistrate. Lors de l’émission, le président de la Cour de cassation, Na’il Mahfud, commente la carrière de Ghada Murad et son rôle au sein du Conseil supérieur de la magistrature – organe de nomination, de discipline et de révocation des magistrats – comme étant « la voix indépendante » du conseil. Néanmoins, cette indépendance se paie cher, selon le témoignage de Ghada Murad. Lorsqu’elle était première présidente de chambre de la cour d’appel civile de Damas, elle n’a pas jugé en faveur de « gens importants » et a été transférée à un poste moins conséquent en guise de sanction. Mais cette « punition symbolique » ne l’a jamais dissuadée de respecter la loi dans ses décisions.

Depuis la Révolution de 2011, ce sont surtout les services de renseignement[20] qui exercent une influence directe sur les magistrats : mêmes les membres du parti Ba‘th ne sont pas à l’abri des pressions. Plusieurs magistrats parlent des menaces constantes exercées par les services de renseignement vis-à-vis de leurs personnes et, par conséquent, de leur incapacité à remplir leurs fonctions de façon impartiale et en respect de la loi. Par exemple, certains procureurs qui ont fait défection ont avoué qu’ils ont rédigé de faux rapports d’enquête sur des massacres de civils. Ils ont falsifié des faits pour accuser faussement des groupes d’opposants d’avoir commis ces massacres, bien que la preuve démontrait que les auteurs des meurtres étaient des forces du régime[21]. Dans un autre cas, un procureur du palais de justice des banlieues de Damas relate comment l’avocat général signait en aveugle une pile de demandes de prolongation de gardes à vue remise en mains propres par un commis des services de renseignement. Selon la procédure, toute prolongation d’une garde à vue doit être motivée par une décision écrite. L’avocat général n’osait rien vérifier par crainte de représailles, et l’agent de renseignement le traitait avec un mépris évident. D’ailleurs, ces documents ne sont qu’une formalité que l’on présente périodiquement aux représentants des commissions internationales des droits humains et aux envoyés des Nations Unies et de la Ligue arabe comme « preuve » que la détention de personnes est en conformité avec la loi et non pas arbitraire[22]. Dans un dernier cas, une juge, maintenant réfugiée en Europe avec ses enfants et son mari, décrit ses péripéties avec les services de renseignement. Elle a voulu ouvrir une enquête officielle pour élucider les circonstances de la mort de son frère à l’Hôpital national d’Idlib. Il avait été arrêté par les forces de sécurité lors d’une manifestation pacifique. À partir de ce moment, le harcèlement a commencé : fouille illégale de sa maison, convocation par les services de renseignement, comparution devant le Conseil supérieur de la magistrature. Finalement, elle a décidé de quitter la Syrie pour ne pas mettre en péril sa vie et celle de sa famille[23].

Ces exemples, comme bien d’autres, démontrent que les magistrats n’ont aucun pouvoir de contrôle juridictionnel sur les agissements des forces de sécurité et des services de renseignement. Tout comme la population générale, ils sont les victimes d’abus. Des lois protègent les membres des forces de sécurité, police, armée et services de renseignement de toute poursuite judiciaire pendant l’exercice de leurs fonctions (à l’exception d’une poursuite intentée par un de leurs supérieurs)[24]. Autrement dit, ils peuvent commettre des actes criminels (arrestations illégales, coups et des blessures graves, homicide volontaire, destruction de biens, etc.) en toute impunité contre la population.

Répression de l’État sous le couvert des réformes

Dans une tentative de retrouver une certaine légitimité et de calmer la situation après la répression brutale des manifestations pacifiques, le président Bashar al-Asad a promis dans son premier discours public, diffusé le 30 mars 2011, de procéder à une série de réformes. Le 21 avril 2011, l’état d’urgence en place depuis presque un demi-siècle a été levé. Le même jour, la Cour suprême de sûreté de l’État (CSSE) – juridiction d’exception créée en 1968 pour juger des « crimes politiques » qui portent atteinte à la stabilité de l’État – a été abolie[25], mais de nouvelles mesures ont été mises en place qui criminalisent la tenue de manifestations sans permission préalable du ministère de l’Intérieur et qui permettent la détention de personnes arrêtées par les forces de l’ordre jusqu’à 60 jours sans les faire comparaître devant une autorité judiciaire (dans le passé, c’était 24 heures)[26]. Pour intensifier la répression pénale, le ministère de la Justice a stratégiquement augmenté le nombre de procureurs dans les palais de justice. Par exemple, au palais de justice de Damas, le nombre de procureurs se situe normalement autour de 25, mais en octobre 2012, 42 magistrats, dont 16 femmes, sont nommés procureurs[27]. Le Ministère a également augmenté le nombre de juges d’instruction et de la chambre d’accusation ainsi que des cours d’assise dans la région de Damas et ses banlieues ainsi qu’à Alep, ce qui indique que le nombre d’infractions graves commises dans ces districts a augmenté en partie du fait de la criminalisation de la contestation politique[28]. Il faut se rappeler que le conflit armé entre les opposants et le régime est plus intense dans la région nord d’Alep et Idlib, et la région sud, dans les banlieues de Damas (la Ghouta) et Dar‘a.

Pour répondre au plus grand besoin de magistrats dans la juridiction pénale (mais aussi dans la juridiction civile), le Ministère a organisé de nouveaux concours de recrutement des avocats de 8, 10 à 12 et 16 ans d’expérience pour les nommer respectivement dans les tribunaux de paix, de première instance et les cours d’appels : 76 avocats en 2012, 158 avocats en 2014, 60 en 2015[29]. Dans un geste inédit, tous les 259 finissants de la septième cohorte de l’École de la magistrature (à l’exception d’une personne) ont été nommés procureurs en juillet 2015 à travers la Syrie ; parmi ceux-ci, 58 étaient des femmes[30]. Le nombre de magistrats était déjà insuffisant pour faire fonctionner le système judiciaire de la Syrie : on estime qu’il faudrait un corps judiciaire de 6 000 magistrats pour y administrer la justice[31]. Dans les faits, le nombre de magistrats ne dépasse pas 1 700 membres, et la nouvelle politique pénale du régime met à rude épreuve les ressources du système judicaire.

Les femmes sont nommées au tribunal antiterroriste

Un an après la levée de l’état d’urgence, l’État syrien a promulgué le 2 juillet 2012 une nouvelle loi, appelée la Loi antiterroriste no 19, et a mis en place un nouveau tribunal appelé « Tribunal antiterroriste » (Maḥkamat mukāfaḥat al-irhāb). Ce tribunal de grande instance, inauguré le 30 septembre 2012 par le ministre de la justice Najm Hamad al-Ahmad, est composé d’un président et de deux conseillers (dont un juge militaire), et affecté de trois juges suppléants. Une équipe de quatre procureurs et de deux juges d’instruction ainsi qu’une chambre de la Cour de cassation composée d’un président, de deux conseilleurs et d’un conseilleur suppléant[32] ont été mises en place. Tous les magistrats nommés au tribunal antiterroriste étaient des hommes.

Après un an de fonctionnement, selon l’estimation de certains avocats, de 40 000 à 60 000 personnes ont été déférées au tribunal[33], un nombre démesuré étant donné son personnel limité. Le tribunal a jugé une centaine de cas impliquant entre 1 000 et 3 000 personnes avec des peines variant entre 7 et 20 ans de prison, ainsi que, dans certains cas, la peine de mort[34]. La loi stipule que le tribunal antiterroriste n’est pas tenu d’appliquer la procédure pénale des tribunaux ordinaires. Il s’agit alors d’un tribunal d’exception qui ressemble aux tribunaux militaires créés dans les années 1960. Selon plusieurs témoignages, les pratiques du tribunal antiterroriste violent le droit des inculpés à un procès équitable : des confessions obtenues sous la torture sont admises comme preuve ; très souvent, l’avocat de la défense ne peut ni parler avec son client, ni se faire entendre par le juge ; les audiences sont expéditives et pas toujours publiques, et les peines imposées sont sévères par rapport aux infractions[35]. Pour accélérer le traitement des dossiers, le ministère de la Justice a décidé d’augmenter le nombre de procureurs et de juges d’instruction. La rumeur courait que c’était le chef du Bureau de la sécurité nationale, Ali Mamluk, qui dictait au ministre la sélection des magistrats et imposait aux juges le travail à accomplir : le plus d’inculpations possible, les peines les plus sévères et des cautions de remise en liberté exorbitantes. Apparemment, les juges d’instruction en place étaient trop indulgents dans leurs décisions (peut-être n’étaient-ils pas convaincus que les accusés étaient coupables d’actes terroristes)[36]. Pour ces raisons, vers la fin du mois d’octobre 2013, quatre nouveaux juges d’instruction sur cinq ont été nommés, dont trois femmes : Basima al-Mahdi, qui avait déjà siégé comme juge de paix et de première instance en matière pénale à Babbila (banlieue sud de Damas) ; Fadiya Haj Husayn, qui était procureure dans la même banlieue, et Khulud al-Hamwi, qui était déjà procureure au tribunal antiterroriste et avait travaillé comme procureure au palais de justice des banlieues de Damas[37]. Devons-nous conclure que les femmes ont été choisies comme juges d’instruction parce que les autorités étaient convaincues qu’elles allaient obéir davantage aux ordres d’inculper le plus de personnes possible, étant donné leur « nature » plus obéissante ? Allaient-elles être plus sévères que les hommes dans leurs décisions ? Par le passé, tel que mentionné plus haut, le ministère de la Justice nommait rarement des femmes comme juges d’instruction, car on trouvait qu’elles n’étaient pas assez imposantes et pouvaient se laisser intimider par les accusés, surtout les accusés de crimes violents de nature sexuelle. Mais là, il faut dire que les personnes arrêtées par les forces de sécurité étaient surtout des manifestants pacifiques, des personnes qui distribuaient de l’aide humanitaire, et des militants et opposants politiques non violents. Après 10 mois, deux des trois femmes ont été transférées au palais de justice des banlieues de Damas pour travailler comme procureures[38]. Par contre, celle qui est demeurée en poste, Khulud al-Hamwi, avait la réputation d’être très sévère et, selon plusieurs sources en ligne, tout accusé interrogé par elle ne pouvait espérer être disculpé (Al-Shami 2014). On l’accusait d’être sectaire, étant de confession chiite, et de faire de son mieux pour inculper le plus grand nombre de sunnites et recommander, si possible, la peine de mort (Al-Ulwani 2015). Même des avocats et magistrats pro régime se sont plaints d’elle, disant que son traitement inhumain des inculpés allait attiser l’opposition et provoquer des actes de vengeance contre le régime et ses fonctionnaires. Et de fait, certains juges ont été victimes de représailles, dont Basima al-Mahdi, ancienne juge d’instruction du tribunal antiterroriste. Son père a été enlevé par un groupe de personnes non identifiées. Un des reportages laisse entendre qu’il s’agissait d’une exaction des forces de sécurité, mais il est tout aussi possible que les kidnappeurs aient voulu se venger d’elle pour les décisions qu’elle a prises dans ses fonctions de juge d’instruction du tribunal antiterroriste (All4Syria 2015).

Les magistrats supervisent la réélection du président Bashar al-Asad

Non seulement le régime de Bashar al-Asad a eu recours à l’ordre judiciaire pour donner une base légale à l’emprisonnement de dizaines de milliers de Syriens, mais encore il a fait appel au corps judiciaire pour superviser les élections parlementaires de 2012 et de 2016, ainsi que les élections présidentielles de 2014. Le régime syrien a emprunté ce modèle de supervision judiciaire des scrutins à l’État égyptien dans sa forme pré- et post-Printemps arabe.

De toutes les institutions de l’État égyptien, c’est sans doute l’institution judiciaire qui inspire le plus de confiance auprès de la population à cause de sa longue histoire de lutte contre l’État autoritaire et de sa « défense des libertés publiques et de l’État de droit » (Bernard-Maugiron 2007 : 67). Dans le contexte syrien, la magistrature n’a pas le même prestige dans l’opinion publique qu’en Égypte. L’opinion générale est que les magistrats sont en majorité des membres du parti Ba‘th et donc défendent les intérêts de l’élite politique et militaire. Dans l’esprit des Syriens, la magistrature ne peut être neutre et impartiale. Et l’expérience quotidienne des tribunaux démontre que certains membres du corps judiciaire sont corrompus : par le biais d’avocats, de greffiers et d’huissiers tout aussi malhonnêtes, certaines décisions des tribunaux s’achètent. De surcroît, depuis la Révolution de 2011, des magistrats participent à la répression de la révolte populaire et de l’opposition politique. Les abus du tribunal antiterroriste ont terni l’image de la magistrature de façon irrémédiable.

La loi syrienne des élections générales de 2014 crée la Haute Commission judiciaire des élections pour surveiller intégralement tous les scrutins du pays[39], de l’établissement des listes d’électeurs et de candidats, des bureaux de scrutins, de la surveillance des scrutins, du dépouillement et du décompte des votes jusqu’à la proclamation des résultats.

Tout comme l’exemple égyptien de 2005 et de 2012 (Aziz 2013), la première élection présidentielle compétitive est organisée en Syrie le 3 juin 2014 : des trois candidats, Bashar al-Asad est élu avec une majorité de 88,7 %. Mais quelle est la valeur de scrutins organisés au moment où l’État ne contrôle que 40 % du territoire national et où près de la moitié de la population est déplacée ?

Les magistrates ont été nommées pour siéger dans les commissions électorales et ont participé à la surveillance des élections parlementaires du 7 mai 2012[40] et du 13 avril 2016[41] ainsi que des élections présidentielles du 3 juin 2014. Parmi elles, c’est surtout Amina al-Shammat qui se démarque par ses explications du nouveau système électoral diffusées par les médias de l’État[42]. Déjà avant la Révolution de 2011, elle avait occupé des postes importants, mais elle n’avait pas de visage public. Depuis, elle a connu une carrière fulgurante. Une preuve certes de sa proximité avec le pouvoir exécutif, mais aussi de sa compétence. Lors de mes enquêtes au palais de justice de Damas, plusieurs personnes, huissiers, greffiers, procureurs, juges, hommes et femmes, ont exprimé le plus grand respect pour Amina al-Shammat, juge avec plus de 30 ans d’expérience en droit civil, chose rare pour les magistrates de la Syrie.

Les femmes accèdent aux postes de pouvoir de la haute magistrature

Au moment d’être nommée conseillère à la Cour de cassation en 2012[43], Amina al-Shammat était la première présidente de la cour d’appel civile de Damas. Historiquement, seuls les juges les plus respectés et compétents sont nommés à ce poste prestigieux. En avril 2013, elle a été nommée à la tête d’une commission spéciale mandatée par le ministère de la Justice pour proposer des réformes à la législation syrienne dans le but d’éliminer toute forme de discrimination vis-à-vis des femmes. En tant que membre de la Cour de cassation, elle a été choisie en avril 2014 par le Conseil supérieur de la magistrature pour siéger sur la Haute Commission judiciaire des élections, seule femme sur sept membres réguliers[44]. Et en mai 2014, Amina al-Shammat devient directrice de l’École de la magistrature[45], qui a été renommée Institut supérieur de la magistrature[46]. C’est une nomination hautement symbolique, car l’Institut supérieur syrien de la magistrature fondé dans le nord de la Syrie en février 2013 par l’opposant politique Khalid Shabib n’a recruté aucune femme sur les 750 « magistrats » formés pour collaborer avec les groupes rebelles afin de régler leurs litiges et d’offrir des services judiciaires à la population dans les régions contrôlées par les insurgés. Ainsi, seul l’État syrien semble pouvoir garantir aux femmes les acquis professionnels que certains opposants au régime semblent vouloir leur enlever.

Si une femme est devenue la directrice de l’institution qui forme les magistrats, une autre a été nommée à la tête de l’Inspection générale de la justice (idārat al-taftīsh al-qaḍā’ī) en avril 2017, instance responsable du contrôle des institutions judiciaires et de l’évaluation du personnel[47]. « Femme de fer », Salwa Kadib, première magistrate de la ville de Homs en 1979, est connue pour sa carrière prolifique en justice pénale. Elle a occupé tous les postes du parquet et du siège ; elle est la première femme à avoir présidé une cour d’assises et, avant sa nomination comme directrice de l’Inspection générale de la justice, elle était présidente de chambre pénale à la Cour de cassation. Il y a peu de magistrats avec son expérience en justice pénale, et elle est connue pour sa rigueur – certains diraient sa dureté – dans l’application de la loi.

Une autre conseillère de la Cour de cassation a intégré le poste de sous-ministre de la Justice en 2015 : Sahar ‘Akkash. C’est la première fois qu’une femme assume un poste du pouvoir exécutif au sein du ministère de la Justice. Par le type de fonctions qu’elles occupent, ‘Akkash et Kadib jouent un rôle important dans la mise en application de la politique pénale du régime. Dans des images publiées sur la page Facebook du ministère de la Justice, nous les voyons assises de part et d’autre du ministre Hisham al-Sha‘ar, qui préside une réunion avec les magistrats nouvellement nommés au tribunal antiterroriste. Parmi ces magistrats se trouvent quatre femmes : deux juges d’instruction, Wisam Yazbek et Surel Makarim, la procureure Rima al-Rifa‘i et Zahira Bashmani, première femme à exercer la fonction de président du tribunal antiterroriste[48]. Pendant la réunion, le ministre rappelle aux magistrats leur devoir de rendre la justice de façon impartiale et dans les délais les plus brefs pour mieux « servir » les citoyens[49]. J’ajouterai plutôt, pour mieux servir le régime de Bashar al-Asad, dont le seul objectif est de rester au pouvoir, peu importe le prix.

Conclusion

Plus de quarante ans après l’entrée des femmes dans la magistrature, celles-ci représentent 30 % des effectifs du corps judiciaire de la Syrie. Elles dirigent l’institut qui forme les magistrats et le bureau qui contrôle la qualité de leur travail. Par ailleurs, une femme occupe la fonction de sous-ministre de la Justice. C’est une promotion remarquable que les femmes ont bien méritée par leurs compétences réelles. Mais ce gain en pouvoir judiciaire revêt aussi un aspect sombre, surtout depuis les événements de la révolte populaire de 2011. Les magistrates, tout comme leurs homologues masculins, sont maintenant nommées au tribunal antiterroriste, dont l’objectif est de traduire en justice le plus grand nombre possible de Syriens en faisant fi de leurs droits les plus fondamentaux. En plus, les magistrats ont participé à légitimer un pouvoir législatif élu au suffrage « universel » direct certes – bien que la moitié du peuple syrien soit déplacée – mais avec un système de mise en candidature et de listes électorales qui garantit la majorité de l’Assemblée du Peuple (le parlement syrien) au parti Ba‘th. Les magistrats ont aussi cautionné la réélection du président Bashar al-Asad qui, en tant que chef du pouvoir exécutif et commandant suprême des forces armées, est responsable, non pas devant la loi syrienne[50], mais devant la communauté internationale, de la destruction du pays, du déplacement de la population, de la disparition et/ou de la mort de plus d’un demi-million de personnes[51].

En Syrie, les magistrats n’ont aucun pouvoir de contrôle juridictionnel sur les agissements de l’État et de ses forces de l’ordre, et ne peuvent offrir aux citoyens une protection réelle contre les abus du régime. Il ne leur reste qu’une marge minime d’autonomie : choisir l’exil et dénoncer publiquement les abus, ou se taire et rester en poste. Être magistrat en Syrie demande du courage, tant de la part des magistrats qui ont fait défection que de la part de ceux qui continuent à exercer leurs fonctions sous la menace constante de l’appareil sécuritaire de l’État.