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Sur la base d’un travail de terrain comparatif de trois centres Mission France de Médecins du monde (1995-1998), Isabelle Parizot avait publié en 2003 une étude sur la carrière morale des acteurs pris en charge, la manière dont ils négocient leur identité et le sens de leur expérience, c’est-à-dire l’évolution du self sous l’angle de l’institution (Parizot 2003 : 296 ; Parizot et al. 2005 : 1369-1380), sans décrire le travail thérapeutique en tant que tel. C’est au contraire le point de départ de l’enquête de Jacqueline Ferreira un an plus tard (1999). Qu’est-ce que soigner lorsque la médecine s’exerce dans une petite structure très singulière, pour tout dire unique en son genre : le centre de soin parisien de Médecins du monde? Comment comprendre l’activité de cette mission humanitaire en plein coeur de Paris? Que peut nous apprendre cette description des logiques humanitaires, des inégalités de santé et de l’accès aux soins d’une population en situation de précarité? De quelles transformations sociales participe cette gestion de la souffrance médicale et sociale?

Jacqueline Ferreira s’attache ainsi à rendre intelligible, dans une perspective interactionniste, les dimensions et les tensions – entre cure et care (Keller et Pierret 2000) – de la catégorie « soin » dans ce type d’organisation. Les segmentations successives qui ont marqué l’histoire de l’humanitaire et la production de discours nouveau ont bien pour enjeu ce qui constitue un « bon » soin, son extension ou non à certaines « populations » ou à des « troubles » qui s’éloigne du simple registre médical (chapitre 1). L’auteure joue de son statut équivoque d’anthropologue médecin d’origine brésilienne (ce qui assure le dépaysement du regard tout en exigeant une distanciation du regard médical, chapitre 2), et son travail de terrain original explore à des postes d’observation variée, depuis la salle d’attente jusqu’à la salle de soin, et de façon très approfondie, la gestion d’une population hétérogène, les « mal soignés » (chapitre 3), principalement des étrangers en situation irrégulière.

C’est au coeur même des situations d’interactions quotidiennes entre bénévoles et bénéficiaires que se révèlent les difficultés et les ambiguïtés de l’articulation du sanitaire (traiter, réparer) et du social (écouter, informer de ses droits, prendre en charge, orienter), mais aussi le travail moral au principe d’un ordre social particulier. Comme dans toute organisation, les acteurs de ce centre de soin produisent un registre de valeurs et de catégories d’évaluation différentes, voire divergentes (par exemple, les différents usages qu’en font les bénéficiaires : le chapitre 10 décrit dans le détail la demande de soin d’un stigmate de certaines femmes africaines, la stérilité). Dès l’accueil, un tri s’opère. Il ne suffit pas d’être « mal soigné » et malade, encore faut-il rendre légitime sa demande en justifiant être victime de sa pauvreté. S’y distinguent les « habitués », « les immigrants » et les « touristes », catégorie de public jugée illégitime qu’il s’agit de soustraire des « exclus du soin ». Pour restituer la complexité des situations et la singularité de ses acteurs, l’auteure en retrace l’histoire sous la forme de quelques portraits biographiques et s’éloigne de l’étude des carrières morales ou déviantes, qui s’attachent certes à la variabilité des situations, mais sur fond d’une régularité des phases dans un processus unique.

Le travail de soin s’organise autour d’une équipe constituée en 2000 de 147 bénévoles répartis en demi-journées (chapitre 5). Cette organisation du travail paradoxale, qui rend impossible tout suivi thérapeutique et projet de guérison, a évidemment un impact sur les logiques de travail des soignants, les amenant à redéfinir leur propre compétence de façon à concilier engagement personnel et responsabilités collectives. Bien qu’il s’agisse pour la plupart d’entre eux de catholiques pratiquants, leurs discours se démarquent cependant du discours strictement religieux, politique et militant. Leurs logiques se divisent en deux registres qui ne recoupent pas les phases de la carrière du bénévolat dégagées par Serge Paugam (Paugam et al. 1997) : pragmatique (le bénévolat en tant qu’extension du travail professionnel) et relationnel (le bénévolat en tant qu’accomplissement d’une mission sociale et morale) (chapitres 5, 6, 7). Dans ce contexte, les médecins revalorisent l’examen clinique (interroger, examiner, toucher) comme outil de soin privilégié (chapitre 8). Mais du point de vue diagnostique, toutes les plaintes n’ont pas la même importance ; toutes ne sont pas considérées comme relevant du soin humanitaire. La légitimité de la plainte fait ainsi l’objet d’une négociation[1] dans laquelle la douleur est considérée et valorisée comme un critère pertinent (chapitre 9). Le diagnostic s’inscrit donc dans une définition particulière de la situation.

Cette étude riche en détails, au style clair et direct, fait parfois songer aux travaux anthropologiques de Lorna Rhodes, aussi attentifs aux acteurs singuliers qu’aux contradictions inhérentes à certaines activités thérapeutiques (soigner dans une unité d’urgence psychiatrique ; punir et soigner dans une prison de haute sécurité), inscrites au coeur même de l’ordinaire.