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Pendant près de vingt ans, le concept de culture a été pour plusieurs une source considérable d’irritation. La culture demeure pourtant un concept indispensable pour la majorité des anthropologues ; malgré sa complexité et ses difficultés conceptuelles, plusieurs continuent à croire en son irremplaçable pouvoir explicatif. Historiquement, elle fut importante, en commençant par Boas, qui l’opposa à la notion de race, comme concept à la fois critique et émancipateur. Aujourd’hui, l’utilisation du terme n’est plus réservée aux anthropologues et autres concitoyens des sciences humaines ; elle est employée quotidiennement et à l’échelle mondiale dans des propos liés à l’identité, aux droits indigènes, aux politiques nationales, etc. Mais lorsqu’elle est exploitée par des logiques essentialistes, elle peut facilement déformer et même opprimer son objet, devenant ce que Nicholas Dirks appelle une forme de colonialisme interne (1992). La culture est un concept totalisant dans un monde où les totalités cohérentes (si de telles choses sont possibles) n’existent plus. Marc Manganaro et Michael Elliott, les auteurs des livres faisant l’objet de cette recension, ne doutent jamais de l’importance ni de l’utilité du concept, mais s’interrogent sur la façon de l’utiliser sans toutefois succomber à ses tendances totalisantes.

Selon ces auteurs, tous deux critiques littéraires, la solution au présent malaise dans la culture se trouve dans une histoire interdisciplinaire du concept. Cette histoire met en doute la ligne de pensée qui sépare la culture en deux traditions distinctes : l’une anthropologique, qui se réfère aux croyances, valeurs et modes de vie de peuples particuliers, et l’autre littéraire ou artistique, qui se réfère au raffinement, au goût et à l’intégrité. Ces deux conceptions se croisent parfois dans des textes ethnographiques ou littéraires, mais sont considérées comme ayant des objets différents et, de ce fait, des histoires différentes. Le message principal des textes de Manganaro et Elliott est qu’en ce qui concerne le concept de culture, l’anthropologie et les études littéraires ont beaucoup à s’apprendre : notamment le fait que les histoires de ces deux conceptions de la culture ne sont pas mutuellement exclusives. Manganaro et Elliott terminent ainsi avec une conception interdisciplinaire qui ne conçoit pas l’identité et la différence en termes fixes et opprimants.

Les arguments riches et décisifs de Manganaro et Elliott touchent à une gamme de sujets indispensables tant aux anthropologues qu’aux critiques littéraires. Malgré le fait que les deux livres racontent l’émergence et le développement du concept moderne de culture, chacun se concentre sur une période historique distincte. Dans Culture, 1922, Marc Manganaro considère l’année 1922 comme un point tournant dans l’élaboration et l’usage de la culture en anthropologie et en littérature, mis en évidence par la publication de Argonauts of the Western Pacific de Bronislaw Malinowski, Culture, Genuine and Spurious d’Edward Sapir, Ulysses de James Joyce et The Waste Land de T. S. Eliot. Dans The Culture Concept, Michael Elliott se concentre plutôt sur la fin du dix-neuvième siècle, alors que la culture devient liée au réalisme en littérature et à l’idée de la différence authentique. Mais ces textes ne se distinguent pas seulement par leurs périodes historiques ; le projet de chaque auteur est également distinct. Elliott s’intéresse à la façon dont les premiers écrivains afro-américains et nord-amérindiens, ainsi que les premiers ethnographes tels que Frank Hamilton Cushing et James Mooney utilisaient l’idée de culture pour expliquer la différence. Manganaro, quant à lui, s’intéresse aux conditions ayant poussé les principaux architectes du concept à définir la culture dans ses voyages entre l’anthropologie et la littérature. Ces textes ont cependant un point commun important : tous deux discutent du travail de Zora Neale Hurston. Chaque auteur termine son livre par une lecture de Hurston comme modèle de culture. Ensemble, ces lectures présentent une proposition stimulante pour l’usage de la culture.

Ce n’est certainement pas une coïncidence si Manganaro et Elliott concluent leurs livres avec un chapitre sur cette anthropologue et écrivaine ; ils sont tous deux intrigués par son emploi novateur et même provocant du concept de culture. Manganaro se concentre particulièrement sur sa première ethnographie, Mules and Men, et la compare avec Patterns of Culture de Ruth Benedict, longtemps considéré comme l’exemple emblématique d’une anthropologie littéraire. Le texte de Benedict se caractérise par son « authoritative voice, stylistic seamlessness, poetic resonance, narrative vividness, and […] wholeness of […] structure », alors que celui de Hurston est « structureless, fragmented, ragged, and overly emotional » (Manganaro, p. 175). Évidemment, c’est le style du texte de Hurston, avec son récit sinueux, qui explique pourquoi il n’a souvent pu être jugé comme une ethnographie véritable ou authentique. Toutefois, comme le montre Manganaro, ce sont ces mêmes qualités qui rendent le travail de Hurston attrayant aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que Mules and Men ne démontre aucune autorité ethnographique ; en effet, Manganaro maintient que, de la scène d’arrivée à la disparition de l’anthropologue, le texte ethnographique auquel Mules and Men est le plus étroitement lié est Argonauts of the Western Pacific de Malinowski (Manganaro, p. 180-183). Pourtant, la grande différence entre Argonauts of the Western Pacific et Mules and Men est le rôle que joue Hurston comme insider et outsider. C’est dans ce sens aussi que Hurston affirme son autorité ethnographique en des termes différents de ceux de Malinowski. C’est cette double identité qui, de façon significative, est au coeur de la conception de la culture de Hurston.

Pour Manganaro et Elliott, l’ethnographie de Hurston n’est pas une simple description d’une culture. Ayant enfilé sa « chemise » de culture, elle est simultanément à l’intérieur et à l’extérieur ; simultanément membre d’un groupe et individu situé hors du groupe, avec les privilèges et les contraintes que chaque position représente. D’après les auteurs, en entamant Mules and Men avec cette métaphore de la « chemise » de culture, Hurston se positionne immédiatement comme membre de la communauté afro-américaine de sa jeunesse et comme anthropologue. Selon Manganaro, « […] Hurston’s narrative shifts are not limited to shifts from narrative to discourse, from tales to tellings, but include as well the shift that began this section, from the inside to the outside of the chemise » (Manganaro, p. 185). Pour Elliott, le texte de Hurston expose ce déplacement entre le « crib of negroism » et le « spy-glass of Anthropology » et est, dans ce sens, « a story about knowledge, culture, and even storytelling itself » (Elliott, p. 163).

Manganaro et Elliott soutiennent que Hurston ne fait pas qu’interpeller le lecteur d’un point de vue privilégié suivi d’un point de vue objectif. Ils prétendent plutôt qu’elle se sert de sa double identité pour souligner la discorde qui existe au sein de la culture qu’elle raconte. Le rôle de l’anthropologue, par exemple, est souvent utilisé par Hurston pour accentuer les aspects fragmentaires et précaires de la culture afro-américaine, notamment les conflits dans les rapports entre les sexes (Elliott, p. 176). Le point de vue privilégié, quant à lui, est employé afin de questionner tacitement certaines présomptions anthropologiques, dont le « salvage motif » (Elliott, p. 172-173). Tout au long de leurs chapitres sur Hurston, Manganaro et Elliott ne cessent de réitérer le fait que la métaphore de la chemise appuie l’idée que la culture est mouvante, fluide et poreuse, bien plus une chose faite de « shreds and patches » qu’une entité stable, fermée et circonscrite. Pour Manganaro et Elliott, la tension au sein de la communauté afro-américaine qu’expose Hurston est en fait fondamentale pour la constitution de la culture, et non pour son dénouement.

Aujourd’hui, l’idée que la culture est fluide et poreuse ne surprend pas, même lorsqu’elle se trouve dans les écrits d’une anthropologue des années 1930. Ce qui fascine plutôt dans les lectures que font Manganaro et Elliott de Hurston est l’idée plus inhabituelle que la culture n’est pas là pour être observée et décrite, mais mise en scène et « performée ». Dans ce sens, Elliott exige que nous comprenions la culture comme un acte de l’imagination, et non un ensemble inné de caractéristiques comportementales (Elliott, p. 186-188). Manganaro présente un argument semblable lorsqu’il discute de la vision malinowskienne du langage de Hurston, dans lequel les mots ne font pas que décrire : ils agissent, ou sont des modes d’action (Manganaro, p. 185). Lus ensemble, les textes de Manganaro et Elliott nous amènent à constater que la culture est nécessairement performative ; elle se répète et se réarticule ; elle est simultanément portée et disséminée. En effet, Hurston elle-même décrit la culture afro-américaine en termes de performance quand elle propose qu’il serait « theoretically possible for people who are not biologically Negro to actually engage in Negro behavior, as well as for people of Negro ancestry to act in ways not characteristic of the culture » (Elliott, p. 168). Le but de cette proposition n’est pas de suggérer que l’anthropologue peut se mettre dans la peau de l’autre, mais que la culture émerge entre ces sujets, entre l’anthropologue et l’autre. En fait, c’est une proposition épistémologique selon laquelle l’ethnographie est aussi performative. Pour Manganaro, la valeur du concept de culture aujourd’hui repose sur la mobilité de ses significations et de ses usages, alors que pour Elliott, c’est la connaissance que l’écriture est le lieu où les différences sont établies comme culturelles. À cette jonction, les frontières entre l’anthropologie et la littérature, entre l’observateur et l’observé et entre le soi et l’autre se fondent, à tel point qu’il sera difficile d’identifier par qui la culture est agie.