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Le livre de Jean Marie Fecteau pourrait tout aussi bien s’appeler le libéralisme liberticide. En effet, dès l’introduction Fecteau se propose d’attaquer une définition du libéralisme qui dans « sa forme bourgeoise, même radicale, constitue la version réduite, étriquée et contradictoire de l’immense appel de liberté qui traverse le XXe siècle. Le libéralisme est défini ici comme une forme de construction qui sous-tend un registre très vaste d’idéologie : il est à la base d’une pulsion libertaire qui n’a pas fini de s’exprimer au sein de nos sociétés » (p. 9-10). Pulsion libertaire qui n’aura de cesse d’être contrecarrée par des institutions liberticides mises en place par la bourgeoisie du XIXe.

Le propos de Fecteau est de comprendre comment ce libéralisme bourgeois s’est constitué comme un outil de régulation sociale au XIXe siècle au Québec. Pour ce faire, Fecteau choisit de cartographier les chemins de la déviance, ou plutôt du traitement de la déviance. Il s’intéresse donc à deux impensables de la pensée libérale : la pauvreté et le crime, l’un étant intimement lié à l’autre. Le titre parle de lui-même : « la liberté du pauvre ». Cette contradiction immanente, qui aliène un individu ou une classe sociale (ouvrière ou prolétaire) à sa pauvreté, entre en contradiction avec la définition même du libéralisme et de son idéal d’harmonie sociale. Fecteau montre également comment le libéralisme du XIXe siècle, plus qu’une Idéologie, est en fait une morale de classe. Il démontre alors comment « dans la foulée, cette conception bourgeoise de la liberté et des problèmes sociaux apparaîtra telle qu’elle est fondamentalement : un instrument de domination au service de l’égoïsme qui pervertit l’idéal de liberté en le travestissant en loi du plus fort » (p. 10-11). Idéal qui se manifeste entre autres dans « l’anti-étatisme radical, le mépris des masses ouvrières, la crainte devant les implications du suffrage démocratique élargi » (p. 11) L’auteur nous montre donc comment cette idéologie (ou ce « substrat culturel » p. 332) qui prend racine dans l’aspiration à la liberté devient, sous la pression de la classe dominante, conservatrice. Ainsi, le libéralisme, en principe au fondement de l’expression de toutes les libertés, s’est constitué en art de la régulation et – parce qu’on ne régule qu’en discriminant – de la « séparation », séparation entre le fou et l’homme normal, entre le pauvre et le « riche ».

Pour montrer les formes que prennent ces « séparations » systématiques entre les pauvres et le reste de la société bourgeoise du XIXe siècle, Jean Marie Fecteau s’attaque à une large littérature : « ce qu’il s’agit plutôt de faire [précise-t-il] à cette étape, c’est examiner avec attention le discours de légitimation des politiques et des innovations institutionnelles, discours qui est en partie intégrante du vaste débat occidental sur le crime et la pauvreté. Non pas, évidemment que le discours précède ou détermine en quoi que ce soit la « pratique », mais essentiellement parce qu’il éclaire l’univers des représentations qui sous-tend les politiques et les institutions d’assistance et de répression, comme les mutations fondamentales de cet univers » (p. 11).

Ces institutions et les discours qui les légitiment sont multiples mais gravitent tous autour du même concept de responsabilité des individus et des collectivités : la responsabilité de la pauvreté incombe d’abord et avant tout au pauvre lui-même plutôt qu’à la société. À partir de là, Fecteau nous montre les mutations dans la prise en charge de la pauvreté, du système « féodal » au système libéral. Ainsi, la mutation de la prison, la conception de l’enfance à la fois comme danger (délinquance) et en danger et les multiples formes de sa prise en charge et, bien entendu, le rôle de l’Église dans cette bienveillante charité qui ne permet jamais au pauvre d’échapper à sa condition. Ce faisant, il montre comment la pauvreté se construit comme « morale » assimilant la nation à une grande famille et délimitant l’horizon de sens des hommes et femmes du XIXe siècle soumis à une morale bourgeoise et catholique.

La démarche de Jean Marie Fecteau n’est pas sans rappeler celle de Foucault. Il s’agit d’aller voir comment, concrètement, le pouvoir se déploie, se ramifie et particulièrement ici comment on a tenté de réguler la pauvreté au Québec. Et cela à travers l’étude du discours de légitimation des institutions de régulation. Son positionnement à l’égard de Foucault est à ce titre très ambigu : il ne cesse de s’en détacher et de s’y rattacher tout en multipliant les références qui permettent de ne pas se réclamer de lui.

La principale originalité de l’étude ne réside donc non pas tant dans sa démarche et dans sa temporalité que dans son espace : le Québec. En effet, Fecteau remplit ici un vide criant dans l’historiographie québécoise francophone en proposant une étude à la fois érudite et critique de la formalisation du libéralisme au Québec au XIXe siècle par l’étude de la pauvreté (et du crime). Ce faisant, il montre que le XIXe siècle québécois ne fut ni plus ni moins une grande noirceur qu’ailleurs et réinscrit le Québec dans l’histoire de la constitution du libéralisme à l’échelle occidentale. Mais il montre également les subtilités des formes d’énonciation du pouvoir et les particularités de la province dans le traitement de cette embarrassante et bien commode pauvreté. En cela, cet ouvrage sera fort utile à toute personne qui souhaite comprendre l’histoire du Québec, mais surtout les fondements de notre pensée issue de ce substrat culturel qu’est le libéralisme. En effet, bien que son objet soit éloigné de nous de deux siècles, cet ouvrage nous renvoie continuellement à notre propre conception de la pauvreté et de l’importance que l’on accorde aujourd’hui au travail et à la responsabilisation individuelle. En nous faisant écho aux fondements moraux de nos conditions d’existence hic et nunc, La liberté du pauvre contribue à la remise en cause de nos évidences, ce qui est le fondement même du travail intellectuel, aujourd’hui trop souvent oublié dans nos universités.