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Ils fabriquent des objets « indiens », ils portent des vêtements « indiens », ils vivent dans des habitations « indiennes » et pratiquent des cérémonies « indiennes », sans être forcément des Amérindiens. Qui sont-ils? Des enfants? Non. Des comédiens? Encore moins. Des nouveaux Indiens? Presque. Des indianophiles. Autrement dit, des personnes qui tendent par des pratiques (danses, cérémonies) et des techniques (culinaires, techniques du feu) de rendre réel un monde imaginé, ou plus précisément d’actualiser un idéal, leur idéal : l’Autre, l’Homme naturel (l’autochtone, le « natif ») et la société naturelle qui est la sienne, apparaissent comme une alter-native, une autre naissance. Il ne s’agit pas d’une relecture en acte et en costumes d’un récit de l’histoire des Amérindiens, ou de leur rencontre avec les Européens, mais plutôt de la signification transcendante attribuée à cette histoire, et plus généralement d’une certaine qualité et valeur ajoutées à tout ce qui touche aux Amérindiens. Voilà pour l’idéal, passons aux actes. Comment des représentations donnent-elles lieu à des expériences? Que signifie « vivre à l’indienne » ou « vivre au tipi »? Sommes-nous face à des pratiques marginales ou à des phénomènes extrêmement socialisés? Est-il encore possible de faire reconnaître comme sensée l’actualisation de l’univers indien par une personne non amérindienne? Indianophilie ou indianofolie? Autant d’interrogations que soulève Olivier Maligne dans son livre.

En conciliant à la fois l’héritage de Jean Bazin (démarche descriptive) et l’apport de Jean-Claude Kaufmann (démarche compréhensive), Olivier Maligne nous invite à apprécier le monde vécu et actualisé des indianophiles français. Moins enclin à privilégier les causes (sociales) ou les raisons (personnelles) qui mènent à l’indianophilie, l’auteur se propose de comprendre ce monde, d’en expliciter la cohérence et la dynamique, mais également les tensions, les clivages et les conflits. Il s’agit alors de rendre compte non pas de ce que sont les indianophiles, mais de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent. La première partie de l’étude est consacrée à la notion d’univers indien comme actualisation du mythe de l’indianité. L’auteur y discerne quatre « régimes de l’indianité » (c’est-à-dire des façons d’être indien, pour une personne, une chose, un acte) : la Tradition, l’Esprit, le Sang et la Destinée Partagée. La Tradition (comme somme de modèles normatifs) et l’Esprit (comme engagement subjectif dans une façon particulière de sentir et de penser) sont des régimes de constitution de l’univers indien tandis que le Sang et la Destinée Partagée constituent des régimes d’appartenance au monde amérindien.

Forte de ces régimes, la deuxième partie dresse les divers profils d’indianophiles et analyse comment chaque indianophile s’implique personnellement dans l’univers indien (la manière dont il ou elle le vit et le fait vivre). Si le mythe de l’indianité (ou mythe de l’altérité) et l’univers indien auquel il se réfère, tendent à l’unité, le monde social des indianophiles se présente comme une nébuleuse de groupes où se distingueraient les hobbyists, les professionnels et les utopistes. Les hobbyists (ou indian-hobbyists), regroupés en clubs, associations et fédérations, forment la partie la plus organisée et structurée de ce « laboratoire de construction culturelle » (p. 15) qu’est l’indianophilie. Entre travail et plaisir, entre loisir et passion d’érudit, d’artisan et d’artiste, ces acteurs du monde indien au degré d’exigence varié, se caractérisent par une immersion occasionnelle dans un univers en rupture avec le quotidien : « le modèle hobbyist de l’indianophilie pourrait se décrire comme une activité récréative, dans le plein sens du terme : comme évasion temporaire ou occasionnelle des contraintes du quotidien, et comme re-création (ou réactualisation) d’un monde, monde distant, disparu ou évanescent, en tout cas distinct et différent, un monde autre » (p. 149).

Au caractère fermé, voire initiatique des réseaux hobbyists s’oppose l’attitude des indianophiles professionnels. Résolument tournés vers un public (ou une clientèle constituée pour une large majorité de non-indianophiles), les professionnels se définissent par des activités à but lucratif dont la rémunération constitue une part importante (voire la totalité) de leurs revenus. Leurs activités sont variées : vente des produits de l’artisanat, performances (spectacles de danse, animations et tableaux vivants), conférences, débats, expositions, ateliers, séjours sous tipi et stages de « vie à l’indienne ». Ces pratiques requièrent souvent un haut degré de compétence[1] et contribuent toutes à la diffusion la plus large des représentations de l’Indien, des connaissances au sujet des Amérindiens et des objets porteurs d’indianité. Enfin, lorsque l’actuel prime sur l’occasionnel, le spirituel sur le matériel, l’indianophilie n’est plus un loisir, ni une activité professionnelle, mais relève d’un « choix de vie ». L’univers des indianophiles utopistes s’apparente au « lieu de la vie même, ce lieu rêvé, voulu et créé par l’indianophile, un lieu qui est à la fois autre (puisque tout le définit en opposition avec le « monde moderne »), et un non-lieu, un lieu de nulle-part » (p. 177). À chaque utopiste son monde. Indianophile à plein temps et utopiste en actes, chacun de ces indianophiles utopistes donne à voir (et à sentir – voir le témoignage de Cheval Debout) un mode de vie personnel où le mythe nourricier de l’indianité a été assimilé, réélaboré et investi des significations et des aspirations les plus intimes.

De la présentation de ces trois modèles analysés à l’aune des quatre régimes d’indianité, résulte pour le chercheur la règle fondamentale et constitutive du monde indianophile : « il est possible de connaître et de pratiquer des traditions indiennes, ou de vivre selon les valeurs et les modes de pensée de l’esprit indien, sans être un Amérindien par le sang ni vivre avec les Amérindiens » (p. 256). Si dans les deux premières parties, Olivier Maligne circule sans difficulté du virtuel à l’actuel, des représentations aux pratiques, le passage de l’univers indianophile français à la réalité du monde amérindien contemporain (troisième partie) ne présente que peu d’intérêt. Pris dans la nébuleuse de l’indianophilie, l’auteur n’aurait-il pas tendance à privilégier l’effervescence à la cohérence? L’ouvrage aurait mérité d’être étoffé (en études de cas et en chiffres) et gagnerait en scientificité là où il pèche le plus souvent par naïveté. Il n’empêche, cette étude n’en demeure pas moins une bonne introduction à la démarche indianophile : à ces hommes et à ces femmes qui tentent, de diverses manières, de faire advenir un mythe à la réalité, de réaliser ou d’actualiser un idéal, leur idéal.