Article body

Le présent numéro vise à montrer que l’ethnomusicologie recouvre des champs de recherche qui lui permettent d’établir des liens naturels avec l’anthropologie. Or, au plan institutionnel, l’ethnomusicologie et l’anthropologie ont été définies, au fil du temps et en raison des courants de pensée qui les ont traversées et du développement de leurs méthodes respectives, comme deux disciplines distinctes. Aussi, il n’est pas étonnant que, au sein de la grande famille de l’ethnomusicologie (toutes tendances et pratiques confondues), de nombreux chercheurs aient tenté de se réclamer spécifiquement d’une « anthropologie de la musique », ce qui les a conduit à s’opposer à des courants qui, selon plusieurs, mettraient l’accent sur les seules structures musicales.

Notre objectif n’est pas de nous attarder, une fois encore, à des tentatives de définition des deux disciplines, mais plutôt de nous interroger, dans plusieurs articles de ce numéro, sur les objets de l’ethnomusicologie. Nous mettrons l’accent sur l’intérêt de la diversité des démarches – pratiquement aussi nombreuses qu’il y a de chercheurs et de « terrains » différents – ainsi que sur l’ampleur des savoirs et des connaissances que celles-ci permettent d’atteindre.

Les ethnomusicologues, aujourd’hui comme hier, sont souvent confrontés à des problématiques qui les obligent à se situer à l’intersection de plusieurs disciplines (organologie, linguistique, ethnographie, histoire, esthétique, etc.). Cependant, ce qui représente un nouveau défi pour eux consiste à explorer des méthodes relevant généralement des sciences dites « dures »[1] et, de fait, à tenter de concilier des paradigmes d’analyse qui se côtoient rarement.

Les problématiques que les auteurs soulèvent donc dans ce numéro sont autant méthodologiques que théoriques. Méthodologiques lorsqu’il s’agit de confronter des pratiques émanant de diverses disciplines ; et théoriques, lorsque les discussions conceptuelles dépassent le cadre des disciplines et de leurs outils pour s’inscrire dans une perspective plus large qui vise à comprendre ce qu’est l’homme musicien, voire à définir la fonction de la musique pour l’être humain.

Dans la perspective que nous venons d’énoncer, l’ethnomusicologie ne peut se passer du champ de l’anthropologique qui déploie son expertise et son analyse à l’ensemble des capacités et des compétences de l’être humain. L’anthropologie discutée ici n’est pas envisagée comme une formation disciplinaire spécifique du domaine des sciences sociales, mais davantage comme une perspective et une finalité analytiques. En tant que discipline, on sait qu’elle détient l’avantage d’être « bicéphale » en ce qu’elle réunit à elle seule l’étude des dimensions sociale et biologique de l’être humain. C’est forte de cette double dimension qu’elle s’invite immanquablement dans tous les domaines de recherches qui traitent, d’une façon ou d’une autre, des propriétés et des comportements de l’être humain. Cependant, mieux comprendre l’être humain nécessite que l’anthropologie, à son tour, s’appuie sur d’autres domaines du savoir, qui fractionnent nécessairement l’étude des compétences humaines (telles que l’ethnomusicologie, la linguistique, les sciences cognitives, etc.). Du point de vue de l’ethnomusicologie, il nous semble que cette dialectique entre une hyper spécialisation disciplinaire et une perspective anthropologique plus large demeure incontournable pour faire progresser la connaissance que nous avons de notre musique et de celle des autres.

Les facettes de l’ethnomusicologie

Navigant habilement entre l’ethnologie, l’anthropologie et la musicologie, l’ethnomusicologie a toujours su emprunter à diverses disciplines les paradigmes d’analyse qui lui étaient nécessaires pour confectionner son langage et ses propres outils. Discipline hybride, par le fait même de la dénomination que lui a attribuée Jaap Kunst (1950 : 7), elle est née au début du XXe siècle dans un contexte où l’urgence était à la conservation de traditions que l’on voyait – ou que l’on pensait être – sur le point de s’éteindre. Elle répondait aussi aux perspectives d’une musicologie voulant systématiquement comparer les traditions occidentales et non occidentales. L’ethnomusicologie s’est ensuite développée au sein de plusieurs foyers en suivant divers courants qui se sont constitués en écoles de pensée parfois radicalement opposées (Nattiez 2004 et Pelinski 2004). En cours de route – et pour caricaturer une situation cependant bien réelle –, on ne peut que constater aujourd’hui la scission de la discipline en deux courants qui ont fini par devenir des « écoles » distinctes : un premier qui s’appuie sur l’analyse du langage musical pour chercher à expliquer l’articulation de la musique avec le contexte socioculturel ; un second qui privilégie l’analyse des concepts, des symboles et des comportements qui produisent les répertoires musicaux (comme a pu le dire Merriam 1964). Le premier courant a parfois limité l’analyse du fait musical à ses seules structures grammaticales, se refusant à emprunter des voies exploratoires jugées plus incertaines, et se voyant ainsi accusé de réduire prosaïquement l’être humain à des habiletés techniques. Le second, inspiré de l’anthropologie culturelle, a largement dominé la discipline, ce qui a eu pour conséquence d’orienter la plupart des recherches sur la spécificité de chaque culture et d’éviter, voire de refuser, toute tentative comparatiste. Cela a conjointement provoqué un repli de la discipline sur elle-même, rétrécissant de fait considérablement, et paradoxalement, le champ de ses ambitions anthropologiques au sens large du terme. Dans les deux courants, l’analyse des relations entre les natures humaine et musicale de l’être humain a très peu été abordée, la musique ayant été avant tout traitée dans la majorité des travaux effectués jusqu’à ce jour comme un fait social et culturel.

En oeuvrant obstinément pour définir son identité et sa spécificité, l’ethnomusicologie a su se faire une place au sein des institutions et des sciences humaines. Quant aux relations qu’elle a entretenues avec l’anthropologie, on peut dire qu’elles ont été jalonnées de malentendus qui ont contribué à masquer ce que l’une et l’autre des disciplines se devaient mutuellement. À cela s’ajoutent plus récemment des relations conflictuelles avec d’autres disciplines comme les sciences cognitives et la psychologie expérimentale. Sollicitées par les ethnomusicologues pour surmonter les écueils liés à l’existence, au sein des traditions orales, de théorisations musicales implicites voire non verbalisables, les tentatives de collaboration parfois peu fructueuses n’ont fait qu’accentuer, voire entériner selon les cas, la dichotomie que l’ethnomusicologie avait progressivement induite entre nature et culture, alors qu’il s’agissait d’étudier un phénomène qui relève à la fois de l’une et de l’autre.

Au fil de sa courte histoire, l’ethnomusicologie a cependant eu pour habitude de s’immiscer à la frontière des champs de recherches qui lui étaient connexes, d’afficher diverses approches, et a donc adopté selon les contextes une couleur particulière rendant impossible toute définition univoque. L’une des principales raisons de ce phénomène est sans doute liée au fait que ce que nous nommons sans équivoque « musique » dans le monde occidental correspond à une acception plus large dans la plupart des sociétés traditionnelles, voire dans nos sociétés contemporaines modernes qui ne sont pas hostiles à la mixité et au métissage des arts. Dans la plupart des sociétés que les ethnomusicologues étudient, il n’existe en effet pas de terme équivalent à celui de « musique ». La musique est jouée, on ne la nomme pas en tant que telle, et on ne la désolidarise pas de la danse ou du chant. Autrement dit, elle est avant tout vécue à travers des sensations corporelles ; elle fait aussi l’objet d’une appréciation esthétique, laquelle se traduit par un métalangage souvent métaphorique, ou même parfois des commentaires plus directs relatifs à la signification symbolique du musical. Cependant, les multiples renvois que contient le discours des musiciens incitent à penser que la musique est bien organiquement liée à l’individu sous une forme qui intègre le biologique et le socioreligieux. C’est à ce stade qu’il semble difficile pour les ethnomusicologues de faire abstraction de la complexité de l’être humain dont l’appréhension et la compréhension nécessitent le développement d’outils souvent hybrides.

Aussi les ethnomusicologues ont-ils acquis, au fil de leurs expériences et de leurs terrains, des capacités de caméléon, s’adaptant aux situations et développant des astuces pour faire appel à toutes les méthodes et théories dont ils avaient besoin. Malgré la diversité de leurs travaux, de leurs outils ou de leur conception de l’analyse du fait musical, ils ont été identifiés au sein d’une discipline circonscrite sur le plan institutionnel – l’ethnomusicologie –, discipline qui requiert d’eux des compétences multiples dont le maniement leur est tout à fait spécifique.

En réalité, depuis plus d’un siècle, et même si chaque ethnomusicologue est parfaitement à même de définir ce qu’il fait sur son terrain, les difficultés de la discipline à se définir sont demeurées latentes. Si l’ethnomusicologie existe bien institutionnellement et traditionnellement dans les sciences humaines, on est obligé de reconnaître qu’elle recouvre d’un point de vue épistémologique des approches diverses qui peuvent constituer tout autant de paradigmes d’analyse. On parle tantôt d’ethnomusicologie, d’anthropologie musicale, ou bien encore d’une approche plus sociologique appliquée au monde extra-occidental…

Le malaise identitaire que Nettl soulignait dans les années 1990 (voir Nettl 2005 : 5) persiste aujourd’hui et n’a fait qu’être exprimé en d’autres termes. Cependant, la position disciplinaire qui consiste à justifier l’opposition des écoles ainsi que la séparation des paradigmes de pensées – et leur incommensurabilité supposée – devient d’autant plus intenable qu’elle a toujours été artificiellement orchestrée par des débats de principes déconnectés de l’étude des faits et des données scientifiques. De plus, il apparaît contradictoire que l’on définisse l’ethnomusicologie davantage par ses méthodes que par ses objets, alors que ce sont les objets qui, en portant la marque de cultures extra-occidentales, permettent d’un point de vue institutionnel de définir le champ d’expertise de cette discipline. Enfin, les méthodes et modèles théoriques d’analyse que l’ethnomusicologue applique sont souvent imputables à d’autres disciplines, parfaitement adaptables aux recherches de tout musicologue qui travaille sur un matériau occidental lui étant non familier, et beaucoup ne se privent d’ailleurs pas d’en faire usage. Le fait que la définition de la discipline renvoie alors exclusivement à ses méthodes ou, au contraire, à ses objets devient de moins en moins pertinent.

Demeurent donc encore nombre de malentendus relatifs à l’imbroglio catégoriel duquel l’ethnomusicologie tente de sortir depuis plusieurs années, la génération contemporaine des chercheurs se reconnaissant de moins en moins dans les querelles de clocher comme dans la radicalisation des courants qui s’est peu à peu cristallisée dans un passé qui tend heureusement à disparaître.

L’intégration des disciplines et la comparaison : vers une perspective anthropologique de l’ethnomusicologie

Sans faire tabula rasa d’une histoire dense et riche en progrès méthodologiques comme en découvertes – l’ethnomusicologie ayant jusqu’à ce jour, peu importe les approches, contribué à élargir considérablement l’éventail des connaissances sur la diversité des pratiques musicales dans le monde – il serait sans doute fructueux de s’orienter vers une acception de la discipline qui réconcilie diverses tendances et s’ouvre aux autres disciplines. Cela ne représente en fait que la réalité des faits actuels, les divers articles réunis dans ce numéro montrant bien la tendance de plus en plus prononcée des chercheurs pour l’intégration de champs disciplinaires différents.

Les problématiques que le terrain ethnomusicologique pose aujourd’hui légitiment en effet la coexistence et l’intégration de plusieurs approches, ainsi que l’ouverture vers d’autres champs disciplinaires. Elles légitiment aussi, du fait des connaissances désormais accumulées sur les traditions musicales du monde, la comparaison transculturelle. Dans une perspective tout à fait contemporaine, la méthode comparative conduira sans nul doute à développer le potentiel de l’ethnomusicologie au regard de la connaissance de l’humain musicien.

Lorsqu’au début du siècle dernier, l’école de Berlin a proposé une telle approche, elle le faisait dans une intention qu’on lui reprocha rapidement. Elle gardait en effet à l’esprit un modèle occidental auquel d’autres modes de fonctionnement étaient comparés mais sans que la validation culturelle ne vienne corroborer l’analyse. Contrairement aux traditions nord-américaines, il faut dire que les recherches sur le terrain n’étaient pas encore très développées sur le vieux continent, la plupart des travaux s’effectuant à partir d’archives sonores. L’idée de cette école était aussi d’émettre des hypothèses sur les processus mentaux sous-jacents aux structures musicales en partant essentiellement de l’analyse formelle de la musique, et ce n’est pas un hasard si les archives phonographiques de Stumpf (lui-même un psychologue) et de von Hornbostel ont été accueillies dans l’Institut de psychologie de l’Université de Berlin. Bien que partant d’une bonne intention et répondant à une réelle nécessité scientifique, ces tentatives ont été taxées d’ethnocentrisme. Il est cependant fort probable qu’en l’absence d’une méthodologie originale pour aborder les musiques de tradition orale, la solution ait été de partir de celle que l’on connaissait, c’est-à-dire la nôtre, en procédant par l’inventaire des différences. Le principe de comparaison étant né dans ce contexte, il n’a pu se développer à la hauteur du potentiel qu’il augurait. Les ethnomusicologues ont, à la suite de cela, privilégié d’autres modèles d’analyse, se reconnaissant, selon les cas, des affinités avec l’un des deux courants que nous avons évoqués plus haut.

Quant à l’idée d’intégrer les disciplines, elle n’est pas non plus nouvelle. Au fil du temps, cette tentative a revêtu plusieurs terminologies, toutes renvoyant à des degrés d’intégrations différents : interdisciplinarité, pluridisciplinarité, et plus récemment, transdisciplinarité. Sur le plan institutionnel, on en vient même à parler de l’intersectorialité comme le défi de l’avenir. Quel que soit le terme utilisé pour clarifier l’histoire des rencontres disciplinaires, des tentatives sont toujours à l’ordre du jour. Et comme l’avait souligné très justement Frank Alvarez-Pereyre dans un ouvrage qui date d’une dizaine d’années (2003) : « Exaltée ou décriée, l’interdisciplinarité est devenue en quelques décennies la tarte à la crème du discours scientifique »[2]. Depuis fort longtemps, en effet, nombreux sont les chercheurs qui la pratiquent de façon plus ou moins explicite et théorisée, en particulier au sein des sciences humaines que l’on sait traversées par des méthodes, des concepts et des objets ayant contribué à leurs fondements respectifs. En ce sens, l’interdisciplinarité constitue une réalité de la recherche contemporaine, de chercheurs conscients des multiples facettes de leur objet d’étude, et désireux de trouver des réponses au-delà de leur univers scientifique quotidien. Cependant, la recherche avance plus vite que les institutions ou les politiques institutionnelles et si la création de centres de recherche pluridisciplinaires est devenue la norme scientifique, il est toujours difficile, au-delà d’une pertinence qui semble évidente, de défendre des projets interdisciplinaires et de démontrer la possibilité qu’il y a de dépasser les écarts que les disciplines perdurent à cultiver du point de vue académique. Par ailleurs, au sein de ces centres interdisciplinaires, il faut bien reconnaître que le partage des compétences est toujours le fait d’individus et qu’il s’effectue sur la base de relations intellectuelles privilégiées et d’affinités réciproques.

Les philosophes, de leur côté, dénoncent depuis longtemps la « disjonction » des disciplines. Si cette disjonction était moins perceptible au coeur des sciences humaines, elle demeurait largement palpable entre les sciences humaines et les sciences « dures » :

Toutes les sciences, tous les arts éclairent chacun sous un angle le fait humain. Mais ces éclairages sont séparés par des zones d’ombre profondes, et l’unité complexe de notre identité nous échappe. La nécessité de la convergence des sciences et des humanités pour restituer la condition humaine ne se réalise pas. Absent des sciences du monde physique (alors qu’il est aussi une machine thermique), disjoint du monde vivant (alors qu’il est aussi un animal), l’homme est découpé en fragments isolés dans les sciences humaines.

En fait, le principe de réduction et celui de disjonction qui ont régné dans les sciences humaines (devenues ainsi inhumaines) empêchent de penser l’humain.

[…] L’homme demeure « cet inconnu », plus aujourd’hui par mal-science que par ignorance. D’où le paradoxe : plus nous connaissons, moins nous comprenons l’être humain.

Morin 2008 : 10

Les propos de Morin – comme peuvent également l’être ceux d’autres philosophes tels que Schaeffer (2006 : 10-11) – proposent de dépasser l’intersection habituelle entre les sciences humaines pour inviter les sciences dites « dures » à croiser leurs regards avec le nôtre. La rencontre entre ces deux sphères ne fait pas l’unanimité dans les milieux scientifiques. Elle constitue une démarche qui n’est d’ailleurs pas toujours comprise par les anthropologues eux-mêmes, méfiants à l’égard de ce qu’ils considèrent comme le réductionnisme selon lequel les sciences biologiques notamment pourraient analyser et interpréter les propriétés de l’être humain. À ce titre, l’opposition systématique nature/culture est devenue l’obstacle qui pèse le plus lourd dans le débat, le fractionnement des connaissances sur l’humain en plusieurs disciplines l’ayant en quelque sorte exacerbé. Il faut tout de même souligner que, à l’inverse, les diverses définitions de la culture ont prudemment eu tendance à négliger l’ancrage cognitif ou biologique des productions culturelles, ce qui a parfois laissé entendre que l’on pouvait s’appuyer sur ce non-dit théorique pour réifier la diversité des modes d’expression culturels au détriment de l’analyse du substrat commun entre les êtres humains. C’est d’ailleurs au titre d’un certain radicalisme culturaliste qui refusait le comparatisme que la question des universaux a très souvent été évacuée.

Or, la démarche des ethnomusicologues serait sans doute moins pertinente si elle ne se construisait pas sur la reconnaissance implicite d’un substrat biologique commun qui joue un rôle dans la production de la variabilité par le biais des capacités adaptatives (et donc aussi imaginatives) de l’être humain ; de même, les théories de la psychologie de la musique pourraient difficilement demeurer crédibles sans une validation éprouvée au sein d’un spectre culturel plus large, surtout si elles prétendent à une quelconque « universalité » dans leurs théories.

Il n’existe pourtant pas de manuel qui systématise les principes de ces divers types de rencontres disciplinaires, et l’on a plutôt affaire, dans la pratique, à un « bricolage » qui se traduit par la mise en commun de compétences diverses et qui se veut le plus efficace possible. Pour exister, cette collaboration doit relever des défis théoriques et apprendre à faire converger des méthodologies.

Quels que soient son nom, ses formes et ses objectifs, la collaboration entre les disciplines ou le fait que les chercheurs fassent appel à divers champs du savoir pour regarder l’objet musical impliquent que les propriétés de l’être humain ne soient plus observées isolément mais comme des combinatoires à l’origine de la manifestation de phénomènes complexes et aux multiples variables possibles. De fait, la mise en commun des compétences exige d’imposer une force contraire aux principes conceptuels et méthodologiques qui imposent généralement à chaque discipline de se focaliser sur des objets spécifiques et de les observer avec ses propres outils. À titre d’exemple, on peut dire à cet égard que la « lentille » d’observation des ethnomusicologues est souvent bien plus large que celle des psychologues de la musique. Les premiers sont généralement confrontés à des comportements collectifs qu’ils décrivent sur la base de paramètres combinatoires de nature et de niveaux différents, et les seconds s’attachent à isoler les éléments du comportement humain au travers d’une pratique expérimentale. Autant dire que ces deux approches qui constituent pour chacune des deux disciplines leur raison d’être respective peuvent paraître pour le moins incompatibles. À la nécessité d’ajuster le niveau d’observation se greffe aussi la difficulté de développer un vocabulaire accessible aux chercheurs des deux disciplines.

Toutes ces contraintes constituent des handicaps certains qui pourraient décourager la mise en commun des paradigmes disciplinaires et tenir l’ethnomusicologie à distance d’une approche anthropologique générale.

Retour à l’ethnomusicologie d’aujourd’hui

Nous l’avons souligné plus haut, l’ethnomusicologie est hybride par ses méthodes, mais aussi par les objets qu’elle étudie. Outre les aspects qui sont devenus des « classiques » de la discipline, telles les modalités d’association du musical et du socioreligieux, on assiste notamment à l’émergence de l’étude de la chorégraphie, des relations entre la musique et le corps, de la catégorisation des émotions, de la place des femmes dans les activités musicales (de nouveau), ou encore des critères esthétiques dans les musiques du monde qui prennent en compte le discours sur l’objet, mais aussi les stratégies compositionnelles qui président à son élaboration. L’improvisation constitue un sujet assez porteur qui traverse tout type de traditions orales ou semi-orales, du jazz à la musique indienne, à la version pop des musiques du monde, et même dans les musiques occidentales. Tous ces axes de recherche dépassent les cultures et les champs disciplinaires. Ils soulèvent inévitablement (à moins que l’on y soit par principe tout à fait réticent !) la question des universaux. Celle-ci revient en force en raison de la pression qu’exercent d’autres disciplines des sciences « dures », de plus en plus préoccupées à réviser les frontières entre nature et culture. Pour revenir à l’exemple de la psychologie de la musique évoqué plus haut (mais aussi plus loin dans le numéro), cette discipline a en effet bâti ses avancées scientifiques à partir d’un périmètre occidental (voir The Oxford Handbook of Music Psychology, Hallam et al. 2011). Or, la question des universaux, inévitablement soulevée par la méthode comparative, constitue aussi une de leurs problématiques parmi les plus cruciales, à laquelle ils ne peuvent plus déroger. C’est la raison pour laquelle on constate une évolution des recherches de cette discipline vers des problématiques transculturelles, en s’appuyant sur l’expertise des anthropologues ou des ethnomusicologues. Si les psychologues de la musique semblent ainsi afficher un souci anthropologique dans leur désir de comprendre les capacités humaines à faire, percevoir ou concevoir la musique, les ethnomusicologues, de leur côté, ne peuvent exclure le champ du cognitif de leurs analyses. Dans un même ordre d’idées, et pour contrebalancer en quelque sorte les tendances universalistes, on ne peut négliger le rapport de la tradition à l’histoire pour mieux comprendre les processus d’emprunt et de diffusion, ou bien les principes et les spécificités qui sous-tendent l’évolution d’un patrimoine musical. De tels exemples sont pléthore et il devient difficile pour une discipline quelle qu’elle soit de contourner la diversité des cultures et des pratiques musicales, ou d’éviter la mise en relation des savoirs et des compétences pour mieux répondre à des problématiques qui, pour autant, lui demeurent propre. Aussi, ce qui pourrait passer au premier abord pour une intégration des disciplines consiste en réalité à la réintégration problématique, au centre de l’ethnomusicologie, des différentes facettes de l’être humain producteur, musicien et récepteur de musique[3] dans un temps et un contexte donné et dans le cours d’une histoire qui le dépasse en tant qu’individu culturellement situé.

Enfin, les questions plus générales que pose simultanément l’ensemble du monde scientifique à l’égard de l’humain montrent combien nombre de disciplines des sciences humaines comme des sciences « dures » sont à la croisée des chemins, invitant encore davantage l’ethnomusicologie à renouer avec son ambition initiale et à repenser plus largement son champ de recherche. L’approche anthropologique qui a souvent été présentée comme la spécificité d’un courant ethnomusicologique s’opposant à une ethnomusicologie considérée comme davantage musicologique serait alors envisagée comme une finalité à laquelle on répondrait en combinant différentes méthodes et diverses grilles d’observation.

Quant à l’analyse des rapports entre la nature humaine et les productions culturelles, la musique constitue un objet d’étude idéal pour mieux définir les origines, les limites et/ou l’imbrication de ces deux sphères. Le patrimoine musical d’une communauté a toujours constitué une porte d’entrée privilégiée dans la culture par le seul fait qu’il entretient des rapports étroits avec bien d’autres domaines (les autres arts tels la danse, la représentation graphique ou la sculpture, la poésie ou encore les autres pans de la société relatifs au religieux, au politique, à l’histoire, etc.). C’est aussi à travers la musique que s’expriment des capacités symboliques que l’on est encore loin de comprendre tant sur les plans cognitif que biologique, et au regard desquelles on doit démêler le rôle de la transmission et l’impact de l’environnement naturel et culturel (à ce titre, les travaux développés en épigénétique peuvent apporter des voies exploratoires intéressantes, de même que le concept d’écologie humaine). L’ouverture de l’ethnomusicologie envers les autres sciences ne peut donc que perdurer et se développer.

Sans cesse confrontée à la différence, l’ethnomusicologie doit en fait être à même de poser la question de la diversité musicale comme une spécificité et une qualité intrinsèque à la nature humaine. Pour se faire, il serait sans doute nécessaire qu’elle se débarrasse de certains préjugés, qu’elle accepte définitivement de vivre avec ses multiples visages et qu’elle repense des méthodologies – la musicologie comparée, par exemple – dans la perspective d’un usage plus souple des paradigmes et des concepts élaborés par le passé, et d’une traversée plus sereine des frontières disciplinaires. Alors que l’on pourrait craindre ainsi une dissolution de l’identité disciplinaire de l’ethnomusicologie, on assisterait à un redéploiement de ses problématiques essentielles et de ses acquis méthodologiques au sein des sciences humaines. L’ethnomusicologie d’aujourd’hui est en effet toujours confrontée à la question incontournable – et d’essence éminemment anthropologique – déjà posée par Blacking il y a presque quarante ans (1973) : « How Musical is Man ? ».

L’hybridité de l’ethnomusicologie et le malaise identitaire qu’elle a traversé ont paradoxalement encouragé cette discipline à se développer dans un contexte anthropologique plus large et à se redéfinir non plus négativement par rapport aux autres disciplines mais en miroir de celles-ci. Ayant fait le tour des spécificités de chaque paradigme d’analyse, l’heure est venue de la réconciliation des « contraires », et à travers cela, d’instaurer une certaine fluidité dans l’analyse entre des pôles que l’on a souvent opposés, l’individuel et le collectif, la nature humaine et la culture, l’intelligible et le sensible, la société et l’ensemble des sociétés.

Présentation du numéro

On ne s’étonnera donc pas de trouver dans ce numéro d’Anthropologie et Sociétés des regards disciplinaires transversaux portés sur les relations entre l’humain et la musique, ainsi que des propositions à la fois théoriques et méthodologiques qui ne font qu’exemplifier les directions possibles d’un programme ethnomusicologique à plus long terme. Nous réunissons à ce titre plusieurs articles faisant référence aux liens entre l’ethnomusicologie et l’histoire, ou encore la sociopolitique, la danse, les autres arts, puis, de façon plus atypique, à une collaboration possible entre l’ethnomusicologie et la psychologie de la musique. Le numéro progresse de l’intersection des disciplines à une réflexion sur la problématique des universaux. Plusieurs articles prennent pour prétexte des expériences de terrain – le terrain faisant office de véritable laboratoire pour les ethnomusicologues – afin d’élaborer des modèles d’analyse plus théoriques. D’autres en revanche examinent plus spécifiquement les liens entre les disciplines ou discutent de perspectives universelles au regard du musical ou de la pertinence de cette question dans le domaine de l’ethnomusicologie.

Par ailleurs, et afin de montrer la dialectique dont nous avons parlé plus haut entre l’ethnomusicologie et l’anthropologie, nous avons délibérément demandé à des chercheurs non ethnomusicologues d’intervenir dans le numéro. Leurs réflexions sont des exemples tangibles de la connivence possible entre les disciplines, et leurs articles témoignent de la perspective anthropologique générale que nous souhaiterions défendre quant à l’analyse du fait musical.

Christine Guillebaud, ethnomusicologue indianiste, ouvre le numéro en posant d’entrée de jeu l’intersection des savoirs comme révélateur de la signification d’un rituel dans l’Inde d’aujourd’hui. Elle montre comment des productions qui relèvent de formes artistiques différentes telles que la danse, la musique et les arts visuels, peuvent contribuer à définir, au sein d’une culture extra-européenne, ce que nous, Occidentaux, nommons le « musical ». Elle réintroduit par là-même le débat sur la définition du musical et l’épaisseur sémantique de ce terme dans d’autres cultures non occidentalisées, et resitue les objets de l’ethnomusicologie dans la perspective d’une « anthropologie du sensible » qui s’attache à la sphère esthétique de la création humaine. Elle considère très clairement l’anthropologie comme un « autre champ constitutif » de l’ethnomusicologie. Sa démarche ne vise pas à dire que le musical n’est pas du musical mais bien à démontrer quelles sont les spécificités du musical dans un contexte rituel où il ne peut s’exprimer pleinement qu’avec le recours aux autres arts. Elle en vient à un modèle d’analyse théorique qui analyse le fait musical en intégrant – et non disséquant – ses multiples composantes.

Dans une démarche rigoureuse qui retrace l’histoire des théories et des disciplines, Frank Alvarez-Pereyre, ethnologue et linguiste qui s’intéresse particulièrement aux problématiques catégorielles et interdisciplinaires, montre, à travers des exemples précis et situés dans le temps, la convergence de paradigmes interprétatifs que la linguistique, l’anthropologie et l’ethnomusicologie ont utilisés pour fonder leur propre développement. Sa démarche ne vise pas à noyer les différences entre ces diverses disciplines des sciences humaines mais à illustrer concrètement les moments durant lesquels, au-delà même de leurs différences intrinsèques, elles ont été traversées par les mêmes courants de pensée et modèles analytiques. Ces derniers ayant parfois appartenu à des sphères traditionnellement fort éloignées, on comprend alors combien il est cohérent pour l’ethnomusicologie de naviguer aisément entre les disciplines des sciences humaines comme des sciences exactes dans la perspective d’une anthropologie générale.

Jean During, ethnomusicologue spécialiste de l’Asie centrale, nous conduit dans l’histoire des répertoires canoniques de l’Asie intérieure. Il montre comment l’histoire musicale s’élabore, se cristallise, se glorifie, puis fait office de mémoire collective, et comment l’ethnomusicologue, par son recours à une analyse historique des faits et des données, déconstruit cette « histoire » pour mieux la restituer, dans le respect des valeurs qui lui sont toutefois culturellement associées. Le travail des ethnomusicologues s’inscrit généralement dans la sphère de l’oralité, impliquant des analyses dans le temps présent et limitant, par manque de sources, les perspectives diachroniques. Dans le contexte qui est présenté ici, l’auteur évolue dans des sociétés urbaines qui connaissent l’écriture. Tout au long de son texte, il montre cependant la force du savoir oral pour ériger selon un certain idéal la pureté de chefs d’oeuvres musicaux avec toutes les contradictions que cela sous-tend. L’ethnomusicologue, confrontant les données de divers ordres et se fondant sur son expertise, se veut alors historien pour retracer minutieusement la mémoire du patrimoine culturel.

Dans le même état d’esprit que l’article de Christine Guillebaud, Flavia Gervasi, ethnomusicologue spécialiste de la musique des paysans du Sud de l’Italie, étudie tout particulièrement les objets contemporains de l’ethnomusicologie sous un angle esthétique. Dans le contexte d’un festival mondialement connu s’inscrivant dans un mouvement de revivalisme culturel, elle s’attache à analyser la mise en scène d’une musique traditionnelle paysanne. Ce qui est particulièrement intéressant et nouveau dans son article est qu’il permet de distinguer les différents paramètres qui contribuent à construire une tradition revisitée. L’auteure montre en effet que le musical, tout en étant au centre de la problématique, n’est pas nécessairement au centre des enjeux culturels qui relèvent davantage de stratégies politiques, et se trouve également solidaire des réactions du public. Si ces facteurs ne sont certes pas nouveaux, ils sont ici au service d’une volonté permanente de reconstruction (au fil des acteurs invités dans le cadre de ce festival) d’une identité locale qui se fonde sur l’imaginaire de la tradition. Avec cette analyse, l’auteure montre encore une fois que l’extra-musical ne peut être évacué du substrat musical et que l’ethnomusicologie peut s’inscrire à l’intersection d’analyses sociopolitiques et sociopsychologiques.

Marc Chemillier, Jean Pouchelon, Julien André et Jérôme Nika sont ethnomusicologues et interprètes, et même ethnomusicologue/mathématicien pour le premier. Tous sont préoccupés dans leurs recherches par l’improvisation, caractéristique partagée par le jazz et les musiques traditionnelles africaines. Mais le point qui est principalement abordé dans l’article qu’ils ont co-écrit est celui du rapport aux structures métriques d’un morceau et à la pulsation. Des travaux antérieurs de Simha Arom (1985) ont très bien démontré que la pulsation était culturellement définie. Dans les sociétés de tradition orale dont les membres connaissent généralement tous très bien le répertoire, l’emplacement du temps est univoquement reconnu sans la moindre ambigüité. Cela signifie que les membres de chaque culture ou chaque sous-groupe culturel (les jazzmen en formant un, au même titre que les rappeurs ou les musiciens classiques au sein de nos sociétés occidentales), définissent la pulsation d’une pièce à un endroit précis, lequel ne varie pas d’un individu à un autre. Que ce soit dans le jazz ou dans les musiques africaines, la pulsation est incarnée, vécue corporellement avant d’être explicitement ou non exprimée par des battements de mains. Pourtant, des divergences conceptuelles existent : les musiques africaines sont dites cycliques, sans temps forts ni faibles car il n’y a pas d’accentuation régulière au sein des cycles, alors que les jazzmen battent essentiellement ce que, d’un point de vue occidental plus classique, on nomme les « temps faibles » (temps 2 et 4 dans une mesure à 4 temps). Dans une perspective comparatiste, à la fois ethnomusicologique et cognitive, et sur la base de la légitimité de certains travaux qui ont génétiquement rapproché les musiques africaines et le jazz, les auteurs comparent les deux traditions en s’interrogeant sur leur conception endogène de l’organisation temporelle et posent, à travers cela, la question des universaux qui sera de nouveau abordée plus loin dans ce numéro.

À la suite de ce cela, l’article d’Aurélie Helmlinger marque la transition nécessaire vers les sciences « dures », en l’occurrence, les sciences cognitives. L’auteure fonde son analyse sur l’idée que le geste musical est incarné dans le mouvement, dans la pensée et dans la sensation. Elle montre la variété des paramètres dont l’ethnomusicologue doit tenir compte pour parvenir à saisir un phénomène qui, analysé superficiellement, peut sembler parfaitement paradoxal. Comment en effet expliquer l’usage et la popularité, dans une ère géographique donnée (Trinidad et Tobago), d’un instrument, un double tenor pan, qui requiert une énergie intellectuelle et physique considérable, si ce n’est en confrontant des données historiques, organologiques, esthétiques, acoustiques, topologiques instrumentales, sociopolitiques, mais aussi cognitives ? De nouveau, l’ethnomusicologue entame une enquête dont la complexité est à la hauteur des contradictions apparentes de l’être humain. Dans ses travaux, Aurélie Helmlinger s’est toujours inspirée des théories issues de la psychologie de la musique. Elle prône ici un franchissement des frontières disciplinaires, évoquant la nécessité de comprendre un phénomène qui pourrait être considéré comme purement sociologique et culturel, et montre la variété des données auxquelles l’analyse du fait musical nous confronte en tant qu’ethnomusicologue.

L’article de Nathalie Fernando (ethnomusicologue), Hauke Egerman et Luan Chen (psychologues de la musique), Bienvenu Kimbembé (assistant de recherche en ethnomusicologie), et Stephen McAdams (également psychologue de la musique) marque une collaboration encore assez inédite entre leurs disciplines respectives puisqu’elle aboutit à la mise au point d’expérimentations in situ. La problématique qui est au coeur de l’article concerne l’émotion musicale. Ce sujet a fait l’objet de nombreux écrits très récents en psychologie de la musique et sous-tend les recherches en esthétique des ethnomusicologues depuis fort longtemps. Cependant, il s’agit de passer à la démonstration des réactions sensitives et appréciatives au musical en faisant la part de ce qui relève de l’inné et de l’acquis. Vieux débat sans nul doute qui, grâce aux diverses avancées des sciences « dures », est de plus en plus documenté et circonscrit. À l’origine de cette expérimentation, il y a les travaux des psychologues de la musique sur l’émotion, bien entendu, mais aussi les paroles des Pygmées. Ceux-ci désignent explicitement le sentiment de joie pour expliquer la raison d’être du musical, lequel est à son tour directement impliqué dans les rapports qu’ils entretiennent avec leur environnement naturel. Il semble ainsi que la musique et l’énergie vitale qui en émane jouent un rôle fondamental pour la survie des Pygmées au sein de leur milieu. En ce sens, la problématique de l’émotion dépasserait donc le cadre de l’analyse de la sensibilité au musical pour poser une question plus large relative à la part de l’émotion dans le développement des capacités adaptatives de l’être humain et redéfinir la fonction du musical dans ce contexte.

Après avoir examiné les différentes sphères auxquelles touche immanquablement l’ethnomusicologie, l’apport des méthodes comparatives et transculturelles, ainsi que la perspective anthropologique qui se lit à travers les recherches des ethnomusicologues, il nous a semblé naturel que les deux derniers articles de la section thématique du numéro – ceux de Patrick Savage et Steven Brown, puis de Jean-Jacques Nattiez – abordent la controversée question (même pour certains courants de l’anthropologie) des universaux de la musique.

Patrick Savage et Steven Brown sont des neuropsychologues de la musique. Avec la complicité de plusieurs collègues, Steven Brown a participé à la publication, il y a quelques années, d’un ouvrage fondamental sur l’origine de la musique et donc, implicitement, sur les universaux musicaux (Wallin, Merker et Brown 2000). Dans le présent article, les deux auteurs discutent, sur un plan théorique, des apports d’une musicologie comparée contemporaine. Ils définissent cinq champs de recherche – la classification, les mécanismes d’évolution, les migrations, les universaux et l’évolution biologique – qui ont fait l’objet de plusieurs travaux en ethnomusicologie mais qui, également, suscitent de nombreux débats. Ces cinq champs deviennent en réalité des thèmes pour l’analyse comparative et l’intégration des disciplines.

Jean-Jacques Nattiez est musicologue, sémiologue et ethnomusicologue – ses recherches en ethnomusicologie l’ayant conduit chez les Inuit, Aïnous, Tchouktchis et Bagandais. Dans son article, il demeure fidèle à la perspective de musicologie générale qui est la sienne et reprend le débat des universaux en réfutant la plupart des prétextes qui ont été utilisés pour contrecarrer cette approche. Mais surtout, il se réfère à Blacking qui, paradoxalement, a largement été évoqué – de même que son prédécesseur Merriam – pour arguer de l’incommensurabilité des cultures et du caractère proprement culturel de la variabilité des traditions musicales. Il montre en effet que les positions de cet ethnomusicologue envers la notion de cohésion sociale porte en germes la recherche des universaux musicaux. Cette dernière est loin d’être incompatible avec l’étude spécifique des propriétés musicales de chaque culture. À ce titre, Jean-Jacques Nattiez revient sur la place de l’analyse du musical et sur les multiples paramètres extra-musicaux qu’implique nécessairement l’étude des structures sonores. De fait, il montre que la perspective anthropologique est nécessairement inscrite dans la démarche ethnomusicologique.

En conclusion, ce numéro contribue, selon nous, à mieux cerner l’intersection qui prévaut entre des champs de recherche souvent définis davantage par leurs différences que par leurs convergences. Nous avons ainsi tenté de montrer la diversité des approches possibles en ethnomusicologie, la nécessité de s’exercer à la comparaison et de prendre en compte des paradigmes qui traversent les sciences humaines et les sciences dites « dures », puis la perspective anthropologique qui s’invite en filigrane des diverses démarches. Si la spécialisation extrême des recherches demeure une nécessité pour chaque discipline et constitue aussi un apport considérable pour la connaissance de l’humain, il convient par instant de garder à l’esprit une perspective plus large, laquelle a toujours été revendiquée par l’anthropologie.