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J’ai eu particulièrement du plaisir à recueillir les discours des oiseaux. […] c’est un domaine où les moindres variantes ont leur intérêt. […] Tous ces discours viennent des vieux ; c’est une science traditionnelle qui malheureusement ne se transmet plus. L’enfant (et l’adulte) s’y exerçaient à reconnaître et à reproduire le rythme et le ton des chants des différents oiseaux tout en y ajoutant un élément ou instructif ou comique, rarement moral.

Robert Hertz 1928 : 14

Introduction[1]

Lorsque Robert Hertz est envoyé dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, il consacre ses dernières énergies à recueillir les savoirs et les proverbes des « poilus » sur les oiseaux. Sa mort sur le front, le 13 avril 1915, interrompt brutalement sa recherche. Deux points émergent de ses données. D’une part, Hertz relève le rôle des oiseaux dans les calendriers chrétiens et les almanachs paysans, chaque mois étant associé à un oiseau précis et à un proverbe lui-même relié au chant du volatile. D’autre part, il mesure le rôle des oiseaux comme instigateurs de rythmes, donc d’un ordre, d’une fréquence et d’une périodicité.

En Occident, les savoirs et l’intérêt pour la faune aviaire constituent des traditions anciennes. Dans l’Antiquité, les Étrusques avaient créé une science divinatoire que les Romains ont élaborée en inventant le terme d’auspice (de auspicium, avis, et de specere, regarder). Les Grecs lui ont donné le nom d’ornithomancie : l’étude du vol des oiseaux comme présage de l’avenir. Le symbolisme des oiseaux a été largement développé dans les religions du tronc abrahamique et dans l’art romanesque (Davy 1992 ; ‘Attar 1996). Les histoires et les récits des oiseaux ont ensuite alimenté le folklore et la littérature européenne. Comme l’observe Daniel Fabre (1986) dans « La voie des oiseaux… », les bruits et sons des oiseaux étaient jadis imités par les jeunes garçons pour exprimer leur identité sexuelle et courtiser. Avec les développements des sciences naturelles aux XIXe et XXe siècles, toutes ces traditions se sont cependant perdues, un constat que relève Robert Hertz.

Les dernières décennies ont été marquées par un renouvellement d’intérêt pour les oiseaux, lesquels sont maintenant étudiés par des chercheurs en sciences sociales à leur tour[2], si bien qu’aujourd’hui, les ornithologues ne sont plus les seuls à les observer[3]. De nombreux amateurs occupent leur temps libre à suivre les oiseaux (Manceron 2015). Sur Internet, ornithologues, biologistes et amateurs partagent massivement des informations, des enregistrements, des photos et des observations à propos des oiseaux. Parmi une vaste liste de sites, les plus populaires sont les forums[4] et les sites de partage en ligne[5]. Des photos et des enregistrements sonores y figurent en grand nombre, sans parler des supports techniques, des avis et conseils des uns et des autres sur où et comment attraper numériquement les oiseaux. Ces outils facilitent la communication entre amateurs et professionnels, et entretiennent un intérêt constant pour ce sujet.

Les savoirs ornithologiques de l’Occident contrastent cependant beaucoup avec ceux de nombreux groupes autochtones autour du monde pour lesquels les oiseaux sont aussi de précieux auxiliaires, comme l’illustrent les traditions de fauconnerie importées assez tardivement en Europe alors qu’elles s’épanouissaient en Asie centrale. Dans les sociétés occidentales contemporaines, les oiseaux sont surtout devenus des objets de curiosité. En Asie du Sud-Est comme en Océanie, les oiseaux jouent toutefois encore souvent un rôle important dans la vie et l’ordre social. Ils apparaissent tels des « messagers divins », pour reprendre l’expression de Le Roux et Sellato (2006). Ils jouent, en effet, un rôle essentiel dans les divers systèmes de connaissance et dans la divination. Des anthropologues l’ont observé à Palawan (Revel 1975, 1992), en Indonésie (Forth 1996, 2003, 2006a, 2006b, 2007, 2008, 2009, 2010), en Papouasie Nouvelle-Guinée (Feld 1982), mais aussi à Taiwan (Cauquelin 2006 ; Simon 2015).

Aux Philippines, les Blaans de Mindanao font montre d’une profonde connaissance des oiseaux qui les entourent et dont ils reconnaissent parfaitement les chants et les habitudes. Les oiseaux ne sont pas seulement capables de prédire certains évènements à venir, ils indiquent aux humains la temporalité, le temps météorologique ou l’heure de la journée. Ils dictent enfin l’ordre social. Cette relation, loin de disparaître avec la christianisation, s’est développée à l’intérieur de ce nouveau contexte religieux. À titre d’exemple, Lmugan, un oiseau commun dans ces régions, est considéré par les catholiques comme celui qui apporte aux humains la parole de Dieu, tandis que chez les pentecôtistes, Noé, le constructeur de l’arche, est parfois décrit comme le géniteur de certains oiseaux[6].

Contrairement aux ornithologues et aux biologistes, les Blaans ne s’intéressent pas à la classification des oiseaux. Ils préfèrent plutôt les identifier en fonction des sons qu’ils produisent, des signes qu’ils donnent et de leur comportement (nourriture, habitat, etc.). Ils établissent surtout des liens ou des correspondances entre la vision de certains de ces volatiles et des événements passés ou futurs, comme si les oiseaux agissaient comme des médiateurs entre le visible et l’invisible, mais également comme ceux qui instaurent des rythmes quotidiens, cosmogoniques ou sociaux.

La notion de rythme est un concept bien connu depuis Platon et Démocrite. Elle a été exploitée par les fondateurs de la socioanthropologie. Durkheim, Mauss, Halbwachs et Simmel l’ont utilisée pour étudier le corps et la morphologie sociale[7], fondant ce qu’il est convenu de nommer depuis les « rythmes sociaux », à savoir cet ordre qui structure le mouvement et s’intéresse à sa périodicité et à ses régularités. Marcel Jousse a appelé au développement d’une véritable anthropologie du rythme, mais son travail ne s’est pas avéré très influent. Henri Lefebvre a inventé la notion de « rythmanalytique », indiquant que malgré leur origine naturelle, les rythmes sont constamment façonnés par la vie sociale.

Des historiens comme Jean-Claude Schmitt (2016) ont donné une nouvelle vie à la notion de rythme et à ses scansions perceptibles dans la longue durée et au-delà de la transformation des sociétés. Schmitt analyse tous les rythmes du Moyen Âge : les rythmes du corps, ceux du monde, les rythmes de l’espace et des narrations, les rythmes musicaux et visuels, y compris les changements de rythmes. Passant du microcosme au macrocosme, il montre la remarquable continuité des rythmes, prenant, par exemple, le cas des vacances estivales, un rythme universitaire qui a émergé au XIIIe siècle et perdure de nos jours. L’historien analyse les rythmes dans les récits médiévaux et dans les images, dans le temps et dans l’espace, concluant qu’« il n’y a pas de vie sans rythme » (Schmitt 2016).

En linguistique, la notion de rythme a fait l’objet de multiples réflexions, entre autres par Henri Meschonnic (1982, 1995), qui en fait un concept central pour comprendre le langage, ce terme permettant d’aller au-delà de la distinction entre cultures orales et cultures écrites. Les anthropologues du travail se sont évidemment montrés très intéressés par un tel concept (par exemple, Dobler 2016), mais ce dernier pourrait aujourd’hui aussi offrir de nouvelles pistes pour aborder les cosmologies.

Dans cet article, nous faisons l’hypothèse que la notion de rythme donne tout son sens à celle de ilè (signe) que les Blaans mobilisent pour parler des oiseaux, des reptiles et des insectes en particulier. Ici, nous nous limiterons aux savoirs relatifs aux oiseaux. Après une brève présentation des Blaans et de notre méthodologie, nous aborderons les savoirs ornithologiques blaans recueillis lors de deux ateliers en 2015 et 2018, ainsi que durant trois terrains[8], en se limitant à leur dimension divinatoire. Nous verrons que les oiseaux jouent un rôle important comme instigateurs de l’ordre cosmogonique et social, qu’ils rythment le quotidien des Blaans à qui ils fournissent, enfin, de nombreux présages par le biais de leurs chants.

Les Blaans : des chasseurs et des agriculteurs à l’écoute de leur milieu

Les Blaans constituent une population d’environ 450 000 personnes. Ils sont l’un des dix-huit groupes autochtones de Mindanao. Les Blaans avec lesquels nous avons travaillé indiquent volontiers qu’ils partagent une origine commune avec les Kaulos et les Manobos. Selon les aînés, les Blaans partagent avec eux des mythes cosmogoniques, y compris celui de la création du monde par Mlabat, un récit qui évoque celui de Noé dans le christianisme. D’après ce mythe, Mlabat a donné naissance aux humains en plaçant les Blaans, les Kaulos et les Manobos d’un côté, et les Tagalogs, les Bisayas et les Americanos de l’autre. Si les pratiques et les rituels de ces trois groupes sont parfois semblables, leurs langues demeurent mutuellement incompréhensibles en dépit de leur rattachement à une même famille. Les linguistes divisent les Blaans en deux sous-groupes : les Blaans Saranganis et les Blaans Koronadals[9]. Les premiers habitent surtout les îles Sarangani près de la côte ainsi que le sud des provinces de Cotabato, Sultan Kudarat et Sarangani. Les seconds se situent à l’est et au sud-est de l’île de Mindanao, du nord de Cotabato jusqu’à la province de Davao Occidental.

Les Blaans sont trop souvent décrits comme des « Vanishing nomads » (Arcenas 1993). Le mémoire de Lalo (2014) sur le leadership décrit l’histoire de vie de celui qui serait le dernier bong fulong (« chef traditionnel ») des Blaans de la province du Sud Cotabato. Nous demeurons toutefois prudents sur l’idée d’un déclin des traditions, comme le titre du mémoire le suggère (The Last B’laan Bong Fulong of Sal Naong), sachant que toutes les sociétés et les institutions changent, se transforment et s’actualisent sans cesse. L’analyse des rythmes suggère d’ailleurs plus de continuités que de ruptures.

La présente recherche a été menée avec des Blaans de Little Baguio (Davao Occidental) qui appartiennent au groupe des Koronadals, « le peuple des plaines ». Ces Blaans habitent dans une région montagneuse accidentée et recouverte de forêt tropicale. Ils vivent surtout de l’agriculture, mais aussi de la chasse. Ils cultivent du riz, de la canne à sucre, du maïs, du café, de la patate douce, du manioc et du chanvre[10].

Nos deux ateliers ont été organisés en étroite collaboration avec le père Pierre Samson, un missionnaire PMÉ (Prêtres des Missions étrangères) qui réside dans la région depuis plus de 45 ans. Ces activités ont eu lieu en janvier 2015 et en janvier 2018. Ces ateliers ont réuni des aînés et des jeunes avec le but de faciliter la transmission des savoirs et des traditions dans un cadre certes artificiel, mais propice à l’échange d’informations et à la pratique de rituels. Les aînés sollicités sont venus de différents villages et ont été sélectionnés en fonction de leur histoire personnelle et de leur appartenance religieuse. Tous souhaitent s’exprimer en leur nom. Le premier atelier a rassemblé Rosita Tamale (catholique) de Malbag ; Anacleta San (catholique) de Tapgaw ; Lumingga Manganyon (pentecôtiste) de Kbual ; Bagil Ayao (pentecôtiste) de Salboyen ; Cliga Tio (pentecôtiste) de Kbual ; et Julian Tamale (catholique et frère de Rosita) de Malbag. Les jeunes participants ont été Lory Macatunao (catholique) de Malbag ; Ailyn Matos (pentecôtiste) de Lanulan ; et Tony Panulong (catholique) de Bolo Bolo. Le second atelier a rassemblé quatre aînés et quatre jeunes, dont certains anciens : Rosita Tamale ; Amie Lukina (catholique) et Bakali Saliman (catholique), tous deux de Bolo Bolo ; Kristoto Panulong (catholique) de Anggas. Les jeunes participants étaient Ailyn Matos ; Lory Macatunao ; Airyn Agustin (catholique) de Lanulan ; et Mary-Ann Sumbo (catholique) de Kisoy.

Les ateliers ont consisté en deux périodes intensives de discussions et de démonstrations. Le premier a duré dix jours, la dernière journée étant consacrée à une fête communautaire. Le second en a duré six. À ces deux occasions, nous avons proposé une liste de sujets établis avec les participants qui se sont exprimés lors d’une série de tours de table. Toutes les discussions ont été conduites en langue blaan[11]. Les participants ont décrit plus d’une centaine d’oiseaux différents, imitant à chaque fois leurs chants, et plus de 75 petites bestioles, sans parler des autres animaux qui les entourent. Le livre A Guide to the Birds of the Philippines, édité par Robert Kennedy et al. (2000), réunissant un travail collectif d’ornithologues professionnels et amateurs, a été utilisé pour associer les oiseaux décrits par les Blaans aux noms que leur attribuent les scientifiques. La qualité des dessins a permis aux Blaans de reconnaître facilement ces oiseaux.

Aujourd’hui, comme dans le passé, les Blaans demeurent prudents lorsqu’ils parcourent le territoire. Ils regardent, interrogent et interprètent scrupuleusement ce qui les entoure. Ils ont conscience de vivre auprès d’une multitude de non-humains, souvent dangereux. Bagil a indiqué que certaines personnes plaçaient parfois des miroirs sur le toit de leur maison pour se protéger contre toute attaque des mauvais esprits. Il a mentionné la présence des gamaw, des esprits maléfiques attirés par le sang des humains. Rosita a parlé des busaw, des esprits volants maîtres de la maladie, et des serpents qui kidnappent les humains et les dissimulent dans des trous de la terre pour les manger. Anacleta a discuté du cas des siling, des esprits pourvus de longues oreilles et susceptibles d’attaquer les jeunes enfants en les faisant rire sans raison. Julian et Anacleta ont parlé des wakwak qui prennent l’apparence de personnes et se promènent, avides de sang à boire. Ces esprits sont associés à des êtres humains qui reviennent du pays des morts.

Les aînés ont insisté sur le fait que les êtres humains doivent s’assurer que les défunts n’essaient pas de revenir sur terre. Les rituels de décès sont donc importants dans la communauté, et il faut suivre de nombreuses règles telles que la destruction de la maison de la personne décédée, en y laissant brûler ses effets personnels, et l’interdiction de toucher à la terre pendant les trois jours suivant l’enterrement. Guéguen (2010 : 51-52) a observé cette peur des Blaans à l’égard des morts, soulignant que les cimetières sont situés à l’écart des habitations. Les Blaans craignent également que si les rituels ne sont pas correctement exécutés, l’âme (lmagol) de la personne décédée retourne sur terre et erre parmi les vivants, répandant la maladie et occasionnant de multiples désastres. Les rituels de purification sont essentiels pour maintenir une frontière entre les vivants et les défunts.

Dans un monde instable, la vision de certains animaux, comme des insectes et des serpents, sont des signes qui ne trompent pas. Faute d’espace, quelques exemples suffisent à illustrer ce point. Ainsi, s’il advient qu’un papillon blanc (itulus) qui vole habituellement pendant la journée soit vu la nuit dans une maison, c’est qu’une situation très dangereuse est sur le point de se produire. À l’inverse, si un papillon noir (kufitam) entre dans une maison pendant la journée, c’est aussi un mauvais présage (gnabà). Et s’il advient que des vers de terre (lyakù) sortent de la terre, on dit que de fortes pluies vont frapper l’endroit. Ces différents comportements sont clairement anormaux, ils transgressent les rythmes attendus.

Selon Rosita et Lumingga, les chiens (ayem) sont les meilleurs protecteurs des humains et les plus qualifiés pour voir et sentir les esprits. Les chats (yaw) sont aussi très estimés car ils mangent les rats, apportent des grenouilles aux humains afin qu’ils puissent les manger à leur tour, et tuent les oiseaux qui volent le riz. Rosita a expliqué que les humains n’aiment pas tuer les rats, craignant que ces derniers ne se vengent sur eux, de sorte qu’ils apprécient que les chats se chargent de cette tâche. Les serpents (ulad), sont pour leur part considérés comme de mauvais présages, surtout si l’on en trouve un dans une maison, ce qui annonce alors quelque chose de terrible. Les serpents ne sont pas consommés, mais utilisés à l’occasion pour leurs propriétés médicinales. Heureusement, certains oiseaux mangent les serpents, comme Kong, Gok et Siyeb, par exemple.

Rythmes cosmogoniques et ordre social

Les relations des Blaans avec les oiseaux sont d’une nature différente de celle qu’ils entretiennent avec la plupart des animaux. Le rôle des oiseaux apparaît d’abord dans la cosmogonie des Blaans qui ont adapté le mythe de Noé en y insérant leur héros, Mlabat. L’histoire de Mlabat est longue et fascinante, et il n’est guère possible ici de rendre justice à la beauté de son récit. Quelques extraits sont cependant pertinents pour saisir la position apicale des oiseaux qui ont été créés avant les premiers êtres humains et que l’on associe à la progéniture de Noé.

Selon Bagil, quand le premier enfant de Noé est né, il a fait le son d’un corbeau, faisant « wak wak ». À cette époque, précise-t-il, les testicules de Noé ressemblaient à des oeufs de poulet et un de ses fils parlait comme un corbeau (Wak). Bagil a expliqué que les enfants de Noé chantaient tous comme des oiseaux et qu’ils ont obtenu leur nom en fonction des différents sons qu’ils produisaient :

Un autre de ses enfants a chanté « hék » [un grand perroquet], un autre a chanté « koh » [un plus gros perroquet], un autre « klang » [un petit perroquet]. Et l’oiseau Klang a même prédit : « Sur cette montagne, même s’il n’est pas encore là, quelqu’un viendra, et il parlera [la langue des humains], et de lui et d’une femme descendront tous les êtres humains, y compris les Philippins ».

Bagil, atelier, 2015

Figure 1

Klang [12]

Klang 12

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Figure 2

Miu [13]

Miu 13

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Rosita a ajouté que lorsque Mlabat montait dans le ciel et laissait ses affaires dans sa maison, certaines de ses pierres de cuisson devenaient des cochons sauvages et ses poulets des coqs. D’ailleurs, a-t-elle ajouté, on peut encore les entendre dans la forêt. Rosita a également expliqué que certains copeaux de bois sont devenus des papillons. Elle a précisé qu’un jour, alors que Mlabat voulait être accompagné de ses beaux-frères et que ces derniers ne voulaient pas se joindre à lui, ils se sont mis à couper des arbres. Alors qu’ils abattaient un grand arbre, des copeaux de bois s’accrochèrent à leurs lèvres et c’est ainsi qu’ils devinrent des Miu, un oiseau au col rouge. Et Rosita de poursuivre : « Et quand l’un des beaux-frères a déclaré qu’il ne suivrait pas Mlabat, il a commencé à dire “mele sfe, mele sfe”, et bien il est devenu cet oiseau, un Mele Sfe ».

Figure 3

Fuh [14]

Fuh 14

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L’aînée a expliqué qu’une autre transformation s’est produite avec la belle-soeur de Mlabat et avec sa propre mère :

Mlabat avait également une belle-soeur. Elle a commencé à tisser un morceau de tissu rouge [avec du chanvre]. Une fois son travail terminé, elle voulut le rendre plus doux en le battant, et en soupirant, « fuh, fuh ». Et bien elle a été transformée en Fuh [un oiseau avec une calotte rouge], parce que son morceau de tissu rouge avait été déposé sur sa tête devenant ainsi son utub [turban]. Quant à la mère de Mlabat, elle a déclaré : « Je vais planter, je ne crois pas les histoires de Mlabat. Je continue comme avant ». Mlabat lui a alors répondu : « Mère, si vous ne voulez pas m’écouter, vous serez changée en Blila » [vautour qui sort surtout la nuit]. Elle ne voulait vraiment pas suivre Mlabat. Après un certain temps et la nuit venue, elle a en fait été transformée en Blila, apportant avec elle son kuyut [sac] et criant : « blila, blila… ». Aujourd’hui, on dit que le Blila porte un kuyut, le kuyut de cette vieille femme où elle dépose ses ikè [feuilles de coca]. Cette femme était sa vraie mère. Maintenant, quand un Blila est entendu avec son chant « blila, blila », on dit que quelqu’un va mourir.

Rosita, atelier, 2015

Dans ces variantes du récit de Mlabat, les oiseaux descendent d’êtres humains. Les premiers enfants de Noé et d’autres membres de sa famille élargie ont été transformés en différents oiseaux parce qu’ils ne voulaient pas écouter les consignes de Mlabat. Les caractéristiques des oiseaux, comme une couleur rouge sur le dessus de la tête qui caractérise Fuh, sont tous des signes qui se rapportent aux objets initiaux appartenant à ces premiers humains : un tissu rouge pour Fuh, un type de sac pour Blila. Il ressort du récit que les oiseaux mentionnés n’existaient pas avant, mais ont tous été créés par Mlabat comme des êtres mi-oiseaux, mi-humains.

En racontant quelques épisodes supplémentaires de l’histoire de Mlabat, Rosita a abordé la question de l’obéissance, indiquant qu’il faut toujours se conformer à l’autorité, et ne pas chercher à s’opposer au pouvoir ou à en rire, au risque de provoquer le pire :

Ne riez pas devant les gens qui ont un certain pouvoir, car quand le cataclysme se produira, ces gens seront sauvés. Prenez Noé, par exemple. Les gens autour de lui disaient : « Ne croyez pas à ce que dit Noé, il est fou de vouloir construire une arche ». Ils se demandaient d’où pouvait bien venir cette idée de travailler si fort pour construire une arche, de chauffer de la gomme d’arbre pour calfeutrer son arche. Ils se sont donc mis à répéter : « Ne suivez pas ses instructions, il est fou ! ». En fait, il y avait quelqu’un qui le guidait dans cette oeuvre et qui lui avait dit qu’un cataclysme était imminent : que la mer se gonflerait, qu’un typhon soudain viendrait et que la terre serait détruite. Mais un de ses beaux-frères continuait à s’en moquer : « Ne croyez pas cela, sinon nous allons souffrir de la faim. Nous devrions plutôt prendre soin de nos aliments. Nous allons couper des arbres et planter des pousses d’abaca ». Alors Noé leur répondit : « Je vous dis qu’un jour les ténèbres envahiront la terre, qu’il y aura des tonnerres et des éclairs, accompagnés d’un typhon. Vous feriez mieux de rester sur vos gardes. Si vous allez à la recherche de nourriture et que votre kamote devient klewit [ratatiné et vilain], ou kawal [avec de longues tiges mais sans fruit], et bien rentrez vite à la maison, voyez-là des signes de ce qui risque de se produire ». La belle-soeur de Noé a alors ajouté : « On comprend bien ce qu’il dit, mais on ne peut savoir si cela se produira ». Et puis les gens se sont séparés.

Rosita, atelier, 2015

Fait intéressant, les animaux et les oiseaux, pour leur part, se sont rapidement présentés :

Soudain, la terre s’est mise à trembler, le vent s’est levé, un typhon est arrivé et la pluie s’est mise à tomber. Quant à Noé, son arche a peu à peu commencé à flotter. Il a ensuite entendu les gens crier à haute voix : « Noé, ne nous laisse pas ici ; attends-nous ». Et il a alors répondu : « Je vous l’avais dit, mais vous riiez de moi ». Certaines personnes ont commencé à flotter ; d’autres ont fait le choix d’aller récolter leur kamote en en mettant dans leurs culottes, et c’est ainsi qu’ils sont devenus des singes. Les beaux-frères de Noé, eux, se sont alors exprimés : « Cela vous arrive parce que vous ne l’avez pas cru et que vous êtes allés planter. Et si vous coupez des arbres, les copeaux deviendront maintenant des papillons ». Les gens sont rapidement rentrés chez eux, et chaque fois qu’ils coupaient des arbres, les copeaux devenaient en effet des papillons. Celui qui se mit à couper un basi [grand arbre] fut transformé en un oiseau Miu. Un de ses beaux-frères, qui était en train de planter des pousses d’abaca, devint un oiseau Mele Sfe. Quant à une de ses soeurs qui fabriquait des tissus rouges en frappant les fibres rigides de l’abaca, elle devint un oiseau avec une calotte rouge (Fuh).

Rosita, atelier, 2015

Cette histoire montre que les Blaans ont intégré le christianisme en transformant l’histoire originale de Noé. En incorporant des oiseaux dans le récit, les Blaans y ont mis des éléments de leur propre univers symbolique. Il est ainsi clair que dans chaque variante que nous avons pu recueillir, certains oiseaux tels que Miu, Mele Sfe ou Fuh sont décrits comme des anciens humains portant un vêtement d’oiseau.

Figure 4

Kéh [15]

Kéh 15

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En ce qui concerne Kéh, Anacleta a expliqué que son chant annonce également des choses à venir, comme si cet oiseau se considérait un peu comme le roi des humains et des oiseaux à la fois, en position d’autorité. D’autres oiseaux restent autour de lui et sont capables d’annoncer le rythme et le temps qu’il fera[16].

En ce qui concerne le Kéh, on l’appelle ainsi à cause de son chant qui résonne comme « kéh ». Il y a une histoire dans laquelle Kéh s’adresse à Koh et lui dit : « Je vais partir pour avertir les gens avec mes chants, je les inviterai à une réunion ». C’est son désir d’être entendu par les gens et surtout par les oiseaux parce qu’il se considère comme leur roi. Koh lui répondit alors : « Vous ne pouvez pas prétendre être le roi de tous les animaux, car c’est moi, le roi. Je suis celui qui connaît l’heure. Et vous, comme vous ne connaissez pas l’heure, vous ne faites que bavarder ». Mais Kéh a alors rétorqué : « C’est vous, au contraire, qui ne faites que bavarder ; j’ai d’ailleurs quelqu’un qui me soutient, et c’est Blila ». Lorsque Blila est entendu avec son chant typique, nous savons que nous allons passer une excellente journée. Quand on l’entend dans la forêt, c’est un signe que nous aurons une journée chaude. Et si on ne peut l’entendre, cela signifie que ce sera un jour pluvieux. C’est ce qu’on dit de Blila et aussi de Kong, qui a de grands yeux.

Anacleta, atelier, 2015

Rythme et pouvoir sont donc indissociables. Certains oiseaux, comme Kong et Blila, rivalisent d’ailleurs pour asseoir leur autorité.

L’histoire des oiseaux Sit et Tahaw est encore plus significative du fait qu’elle introduit la clé du succès pour produire du riz et réaliser les rituels nécessaires qui assurent une production abondante, une bonne vie. Ici, les oiseaux ne fournissent pas seulement les règles aux êtres humains, ils leur indiquent comment ils doivent résoudre leurs conflits, y compris les plus difficiles, qui impliquent parfois la mort. Une version détaillée de cette histoire figure dans un livre publié localement par des Blaans qui l’utilisent pour enseigner la culture à leurs enfants :

Une fois, il sévissait une grande famine sur la terre abondante où les oiseaux menaient une vie heureuse. Tahaw, un oiseau à pattes longues qui adore manger des vers, est alors allé à la montagne voisine pour chercher de la nourriture.

Bien qu’ayant volé du matin au soir, Tahaw ne trouvait toujours rien à manger. Mais pendant qu’il volait, Tahaw vit à distance la maison de Sit, un petit oiseau qui a une plume brune et un bec rouge. « Sit, sit, sit ! Mon ami, puis-je dormir dans ta maison pour une seule nuit ? J’ai peur de rentrer à la maison parce qu’il fait sombre et froid dehors », a déclaré Tahaw. Sit lui a alors répondu : « Mon ami, ma maison est trop petite pour toi, et en plus, j’ai de nombreux enfants, comment pourrais-tu dormir ici dans ma maison ? » Mais Tahaw le supplia : « Sit, mon ami, je vais dormir assis, de grâce mon ami, accueille-moi s’il te plaît, s’il te plaît ».

Sit permit alors à son ami Tahaw de dormir dans sa maison. Au milieu de la nuit, alors qu’ils dormaient, Tahaw fit un cauchemar, et à un moment son corps se mit à trembler. Tahaw frappa alors les enfants de Sit qui tombèrent tous sur le sol et périrent ainsi.

La maison de Sit fut détruite. Sit lui, se mit à pleurer de chagrin parce que tous ses enfants étaient morts. « Hummm… Pourquoi m’as-tu fait cela Tahaw ? Je t’ai traité comme un bon ami à moi », déclara Sit. Et Tahaw de lui répondre : « Je n’avais pas l’intention de faire cela, de tuer tes enfants et de détruire ta maison mon ami. Mais j’ai eu un cauchemar pendant la nuit. Mon ami Sit, je ne sais vraiment pas ce qui s’est passé ». Tahaw se montra ainsi désolé de ce qui venait de se passer, mais Sit ne voulut pas accepter ses excuses.

Les cousins et les amis de Sit sont alors venus et ils ont senti la colère de Sit après ce qui s’était passé. Ils voulaient maintenant tuer Tahaw lorsque Kong, un grand oiseau de couleur grise qui a un point noir dans ses plumes est arrivé. Kong a de grands yeux et il vole la nuit pour trouver de la nourriture. Kong a essayé de résoudre le problème de Tahaw, mais personne ne voulut écouter Kong et tous voulaient toujours tuer Tahaw. « Kong, kong, kong, kong ! », a fait Kong. Entendant cela, les oiseaux furent troublés et Kong s’envola.

Skukuk est alors venu apporter son aide. Skukuk est un oiseau qui a du rouge et du noir dans ses plumes et une queue noire et longue. « Skukuk, skukuk, skukuk ! », a fait Skukuk. Comme les oiseaux ne voulurent pas l’écouter davantage, dédaignant ses conseils, Skukuk est à son tour rentré à la maison.

La situation paraît bloquée, jusqu’à l’arrivée d’un tout petit oiseau, Tugkal Mulel, qui exerce son autorité et leur impose les rituels adéquats.

« Je suis venu ici, Sit, afin de résoudre ce problème, mais il faut que tout le monde m’écoute », a déclaré Tugkal Mulel. Tous les oiseaux se sont alors mis à l’écouter et Tugkal Mulel a commencé à soulager les sentiments de tous les oiseaux. Lorsque tous les oiseaux se mirent à écouter, Tugkal Mulel a déclaré à la foule : « Tahaw va planter du riz toute sa vie et le récolter pour en faire la nourriture de Sit, il va aussi lui fabriquer une maison ». Tous les oiseaux acceptèrent le compromis de Tugkal Mulel.

Les amis de Sit l’ont alors aidé à enterrer ses enfants. Et Sit a continué de pleurer et de pleurer…

Plusieurs jours après, Sit a labouré les rizières. Tugkal Mulel lui a alors donné des grains pour les planter.

Les mois passèrent, et à un moment tous les oiseaux s’écrièrent : « Ah ! Voici l’odeur agréable du riz fraîchement récolté ! »

Tugkal Mulel se rendit alors chez Tahaw pour lui apprendre le rituel afin d’avoir une récolte abondante. Et Tugkal Mulel s’adressant à lui, déclara : « Tahaw, vous devez faire ces rituels pour une récolte abondante. Vous devez cuire deux tasses de riz et, pendant que vous en mangez, vous devez mettre le couteau et le bolo [machette] au milieu de votre plat plein de riz, et avant même d’aller dans les champs de riz pour récolter, vous devez mettre du riz au-dessus de votre arbre-maison, et puis vous demandez aux oiseaux femelles de récolter le riz ». Cette fois, Tahaw fit les rituels correctement.

Les oiseaux ont donc instauré les rituels à mettre en place dans le cycle agraire. Mais plus que cela, ils montrent l’exemple des comportements à adopter pour que la société fonctionne :

Les oiseaux femelles ont alors aidé Tahaw à récolter le riz et ils ont obtenu beaucoup de grains qu’ils ont versés dans des sacs. Et ce sont ces sacs de riz qu’ils ont apportés à Sit comme une offrande de paix de la part de Tahaw, espérant ainsi réparer ce qu’il avait fait.

Il y avait alors beaucoup de sacs dans la maison de Sit. Sit a décidé de partager ce riz récolté avec tous les oiseaux. Tous les oiseaux ont ainsi emporté avec eux du riz à leur maison.

Tahaw, lui, est allé à la maison de Sit et lui a demandé pardon. Sit a accepté ce pardon mais à une seule condition, qu’il planterait du riz toute sa vie.

Les deux oiseaux devinrent alors des amis et Sit a aidé Tahaw à planter et à récolter le riz. Maintenant, chaque fois qu’ils récoltent du riz, ils accomplissent toujours le rituel que leur a enseigné Tugkal Mulel.

Ulit di Sit kè Tahaw, Felix L. Lnantay, Little Baguio, n.d.

Dans cette histoire, divers points peuvent être relevés. Le premier est que quelqu’un peut commettre une mauvaise action en dehors de sa volonté, mais qu’il doit se montrer responsable et réparer. Un deuxième point est que les oiseaux les plus forts ne sont pas les mieux qualifiés pour résoudre le conflit, qui est ici résolu par le plus petit de tous, Tugkal Mulel. Un troisième point indique que les oiseaux sont ceux qui ont enseigné l’un des rituels les plus importants aux autres oiseaux, et aux humains, soit la culture du riz et les partages qui l’accompagnent. Enfin, les pratiques de coopération, de partage et de réciprocité semblent être les seules façons de survivre et de devenir riche. C’est donc en s’engageant de nouveau à partager les semailles comme la récolte que Sit a pardonné Tahaw pour le meurtre de ses enfants.

Rosita a raconté une histoire similaire lors de l’atelier. Sa variante met encore plus l’accent sur la coopération et l’aide indispensables :

Vers minuit, Tahaw étendit ses ailes, et les oisillons tombèrent tous sur le sol, éjectés de leurs nids. Mère Sit s’écria : « Regarde ce qui vient d’arriver ; je vous avais dit de ne pas dormir dans mon nid parce qu’il était trop petit ». Soudain, Tahaw était tellement entouré des autres oiseaux qu’on ne le voyait plus. Il se mit alors à discuter avec eux : « Pardonnez-moi ! Excusez-moi ! » Et il a ajouté : « J’ai quelque chose à vous dire pour ma défense. Sauvez-moi et en échange je vous servirai de signe pour vous avertir quand les gens viendront nettoyer leur champ, et pour cela je reçois l’aide de mon assistant, Tagtal ». Lorsque les gens sont sur le point de nettoyer un gros morceau de terre dans leur champ, Tagtal le dit en effet en chantant : « tekteng, tekteng ». « C’est un signe que les gens nettoient leur terre, et je vous assure que ce champ suffira à vous nourrir. Donc, vous n’aurez pas à planter. C’est ma façon de vous montrer combien je vous suis redevable pour votre pitié à mon égard. Ne me tuez pas ; excusez-moi ». Sit répondit alors : « Si c’est ainsi, nous vous laissons la vie sauve et vous libérerons. Quant à nous, nous prendrons ce qui se trouve dans les champs que les gens cultivent ». Et les oiseaux laissèrent partir Tahaw en lui donnant une poignée de main, en disant : « L’affaire est faite » ; ce à quoi Tahaw a ajouté : « Je vous servirai de signe lorsque vous vous ramasserez des choses à manger. Ne vous inquiétez pas pour moi ».

Rosita, atelier, 2015

L’histoire de Sit et Tahaw illustre bien l’idée que les oiseaux ont instruit les humains, leur indiquant comment ils devraient procéder pour résoudre leurs conflits et comment ils devraient s’occuper du riz.

Lumingga a raconté d’autres histoires d’oiseaux et reproduit leurs chants. Elle a déclaré que la plupart des oiseaux étaient chassés, piégés et consommés.

Je voudrais vous parler d’autres oiseaux qui nous servent parfois de nourriture, comme Klang, Sbulu, et Fangù. Nous les trouvons dans la forêt […] Quand ils ont faim, ces oiseaux mangent le fruit des arbres. Klang mange les fruits du malalakit. Les singes le mangent également, ainsi que le Sbulu et le Kwew. Pour attraper ces oiseaux, on fabrique de petits pièges (lat) et on utilise les fruits qui les attirent. Au milieu de la forêt, ils n’ont que ces fruits à manger, mais ils ne souffrent pas de la faim. Lorsque vous les regardez, ils font souvent des sons. Par exemple, le son du Kwew ressemble à ceci « kwew, kwew ».

Lumingga, atelier, 2015

Lumingga a continué son témoignage en reproduisant des chants et des sons d’oiseaux, s’amusant à les imiter, en particulier les oiseaux qu’elle ne mange pas :

En ce qui concerne Bnatel, son chant ressemble à cela « tuku tuku ». Je ne peux pas imiter le chant du Fangù car ce n’est pas toujours le même. Quant à Klang, son chant va comme ça « tuk, tuk ». C’est un autre oiseau qui se trouve dans la forêt. Quant à Miu, il attaque les arbres morts. Il est sourd et mange ce qu’il peut trouver à l’intérieur des arbres brûlés. C’est là qu’il obtient les petits lézards. Il les attaque et les mange. Je ne consomme pas ces oiseaux mais plusieurs personnes les mangent. Je ne mange pas les Koh parce qu’ils ont quelque chose qui ressemble à une ceinture faite en chair humaine que vous pouvez voir sur leurs épaules. Et si vous observez attentivement le Hék et le Koh, vous verrez qu’ils sont comme les humains avec leur propre chair. Et quand le Kalsawi chante, cela signifie qu’il est accompagné de plusieurs autres Kalsawi.

Lumingga, atelier, 2015

De cette histoire, il ressort que les oiseaux et les humains sont étroitement liés, si bien que manger certains oiseaux soulève la question du cannibalisme.

Rythmes quotidiens et présages

Les oiseaux jouent un rôle prépondérant comme messagers et sentinelles, capables de prévenir les humains des dangers qui les guettent. Les Blaans nomment la plupart des oiseaux d’après le son qu’ils produisent, comme c’est le cas avec Blila, Koh, Kong, Kéh, Mele Sfe, Sit, et Sbulu, par exemple[17]. Les chants sont interprétés par tous ceux et celles qui en connaissent la signification. Ils ne sont jamais associés à des paroles, mais leur rythmique est considérée. Anacleta a donné l’exemple de Lmugan, en soulignant la correspondance qui existe entre le rythme sonore et le rythme de l’action et la présence d’un danger :

Lmugan est un oiseau qui a un pouvoir spécial. Si quelqu’un est sur le point de quitter la maison ou éternue, il doit écouter le chant de cet oiseau. Si le ton est léger et lent, tout ira bien. Mais si le ton est brusque et rapide, cela augure d’un possible danger.

Anacleta, atelier, 2015

Figure 5

Jose Tabilis, de Tapgaw, avec un Lmugan[18]

Jose Tabilis, de Tapgaw, avec un Lmugan18

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Eu égard à un autre groupe de Blaans, la géographe C. Guéguen (2010 : 40-41) confirme que Lmugan aurait la capacité de communiquer avec Dieu (Dwata). Avant de commencer à semer, il faut ainsi attendre que Lmugan chante un certain cri quatre fois, ce qui témoigne alors d’une bénédiction divine. Inversement, les autres cris et bruits rapides de l’oiseau sont associés à un danger à venir. D’autres disposent aussi de cette capacité à avertir les humains : Kabo Kabo annonce la présence d’un serpent ou un gros gibier, Kablak celle d’un singe, Kong celle d’une maladie à venir s’il se pose sur un toit de maison, etc. (atelier 2018).

Figure 6

Kabo Kabo [19]

Kabo Kabo 19

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Pour les Blaans, de nombreux oiseaux sont crédités de pouvoirs divinatoires. Lors des ateliers, les aînés ont été prolixes à décrire leurs présages. Rosita a expliqué que lorsque certains oiseaux comme Blila chantent, ils annoncent une mort à venir. Les Blaans font à tel point confiance à ces oiseaux que Lumingga se souvenait qu’un jour, une dame a décidé de se pendre après avoir entendu le chant d’un oiseau.

Ces présages ne portent pas seulement sur des individus ; leur portée peut s’avérer de nature beaucoup plus large. Un aîné a expliqué que lorsqu’un Butan chante, un tremblement de terre est imminent. Un autre a déclaré que si l’on voit un poulet domestique (Enuk Bali) sur un toit quand il est temps de se coucher, un tremblement de terre est sur le point de se produire. Au contraire, si les oiseaux font leur nid sur le toit d’une maison, cela apporte de la chance à la personne qui vit dans la maison. S’ils ne se font plus entendre, une catastrophe est à venir. Le chant des oiseaux ou leur silence annonce des événements.

Aussi, les oiseaux donnent le bon rythme à suivre quotidiennement, celui du travail et du repos mais aussi du repas. Anacleta a déclaré à propos de Koh :

Si on l’entend à midi, il est temps de manger. Si on l’entend l’après-midi vers 14 h ou 15 h, c’est l’heure de la merienda [collation]. Si on l’entend à environ 17 h, il est temps de se reposer. Cet oiseau nous sert d’horloge.

Anacleta, atelier, 2015

Anacleta a également mentionné que Kong est plutôt un oiseau de nuit dont la fiabilité ne trompe pas :

Quant à Kong, si on l’entend, c’est parce qu’il est à la recherche de sa nourriture : les poussins, les vers de terre, les serpents. Cet oiseau n’hésite pas à voyager la nuit pour chercher sa nourriture. Il se déplace toujours. Il ne prend les conseils de personne.

Anacleta 2015

D’autres oiseaux donnent avec précision les heures de la journée : Kwel chante à 3 h, Kling le matin et le midi, Lnganay à 16 h, Klang à 17 h, Bnatel et Tukmo à 17 h 30, etc. Certains oiseaux chantent à intervalles réguliers : Skukuk à chaque demi-heure, Koh et Kéh à chaque heure (atelier 2018). Plusieurs oiseaux, comme Lmugan, sont parfois capturés et mis en cage par les Blaans afin qu’ils puissent les écouter plus facilement, et ainsi suivre les rythmes qu’ils indiquent.

Conclusion

Comme l’illustre le récit de Mlabat, la plupart des oiseaux sont d’anciens humains. D’autres humains ont été transformés en oiseaux en raison de leur mauvais comportement ou pour ne pas avoir écouté les consignes. Les membres de la famille de Mlabat n’ont pas échappé à cette destinée, comme l’a raconté Rosita. Nonobstant cette place importante sur le plan cosmogonique, l’ethnographie disponible ne permet pas d’assimiler les oiseaux aux ancêtres ni aux défunts. À cet égard, les oiseaux des Blaans diffèrent des oiseaux des Kalulis Bosavi, qui sont pour leur part souvent associés aux ancêtres, leurs chants étant censés être leurs « voix dans la forêt » (Feld 1982). Simon (2015), qui a travaillé parmi les Sadyaq de Taïwan, relie aussi les oiseaux aux ancêtres. Il examine en particulier le cas du Sisil (Alcippe morrisonia), affirmant qu’aujourd’hui, cet oiseau capable de prédire les résultats des expéditions de chasse est devenu un symbole des mouvements nationalistes Seediq/Sediq/Sejiq et Truku. Une telle lecture reliant les oiseaux aux ancêtres ne fonctionne pas avec les Blaans qui font tout pour éviter d’entrer en contact avec ces derniers. Chez les Blaans, les oiseaux sont presque tous consommés, combien même ils jouent un rôle important dans le système divinatoire.

Les oiseaux demeurent toutefois associés aux êtres humains, dont ils sont à l’origine. Lumingga souligne que certains oiseaux comme Hék et Koh ne sont pas mangés parce qu’ils présentent des ressemblances physiques avec les êtres humains. Cette hybridité leur confère une nature ambiguë.

Les Blaans font surtout des animaux les maîtres du rythme des humains ou de l’ordre des choses auquel personne ne saurait se soustraire. Dans le cas de Kéh, Anacleta a raconté qu’il agissait comme s’il était le roi des oiseaux et des humains. Dans l’histoire, Koh intervient pour indiquer que c’est plutôt lui qui doit être respecté comme roi, parce qu’il annonce l’heure. Or, Kéh se défend en introduisant un autre rythme, en répondant qu’il est appuyé de son côté par Blila, qui sait prédire le temps de la journée. On voit bien ici comment la connaissance du rythme est étroitement associée à cette capacité à connaître l’avenir. Plus que prédire l’avenir, les oiseaux ont des savoirs, un pouvoir de deviner, une prédisposition comme annonceurs, comme le rappelle le rôle de Klang. Tels que les exemples ci-dessus le montrent, les oiseaux indiquent aux humains ce qu’ils ont à faire. Ils les informent des dangers qui les guettent et les aident à voir l’avenir, à saisir la part de réel qui leur échappe.

Les Blaans s’appliquent à maintenir une stricte séparation entre les vivants et les morts, lesquels doivent demeurer à l’extérieur de la société. Ils passent une grande partie de leur temps et de leurs pratiques à s’assurer de l’imperméabilité de cette frontière, les défunts représentant un danger pour les vivants. Ainsi, les maisons des défunts sont-elles brûlées et tout nouvel endroit habitable soigneusement testé avant la construction d’une nouvelle maison. Le système de divination que déploient les Blaans montre leur profonde insertion dans un environnement où les esprits, les arbres, les animaux, etc., sont omniprésents.

En fin de compte, les histoires que racontent les Blaans montrent qu’il revient aux oiseaux de transmettre aux humains ce qu’ils doivent faire (comment pratiquer le rituel de plantation, par exemple) ou les gestes à ne pas commettre (le non-respect de l’autorité locale, par exemple). Ces gestes renvoient à un ordre spatio-temporel qui garantit la vie sociale. D’une part, les oiseaux donnent le rythme quotidien, ils sont les maîtres de la temporalité. De l’autre, ils préviennent les humains des dangers et des pièges, ils annoncent la mort ou les tremblements de terre. Le chant des oiseaux donne ainsi le rythme et le tempo de la vie.

Même avec l’arrivée du christianisme, les Blaans continuent à développer ces connaissances et ces pratiques. Selon les participants aux deux ateliers, Dieu lui-même peut s’exprimer à travers trois signes : un éternuement, un serpent ou un chant d’oiseau. Les Blaans ne constituent cependant pas un groupe homogène et de multiples traditions circulent et s’enchevêtrent avec différentes religions.

Aujourd’hui, même si les Blaans de Little Baguio vivent une existence très différente de celle qu’ils ont connue jadis, les oiseaux n’ont pas perdu leur position centrale dans leur quotidien. Les savoirs sur les oiseaux qu’ils entretiennent leur indiquent les rythmes de la vie. Par définition, le rythme n’est d’ailleurs jamais une répétition réelle, il est dynamique et se reproduit au-delà des transformations. En ce sens, la notion de rythme paraît plus adéquate que celle de prédiction ou de prévision pour s’appliquer aux indications que les Blaans reçoivent des oiseaux.