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En 2012, à Cancún, au Mexique, vingt-deux familles résidant dans un bidonville, la Colonia Mario Villanueva, ont intenté un procès pour fraude à la propriétaire foncière. Ces familles voulaient légitimer leurs revendications territoriales. Deux ans plus tard, un juge prononça un jugement en faveur de la propriétaire foncière et autorisa l’expulsion de ces familles. Pour empêcher ces expulsions, les plaignants ont cherché de l’aide auprès d’Antorcha Campesina, un organisme communautaire ayant une longue tradition de défense des droits des campesinos (« paysans ») qui avait récemment commencé à aider les résidents urbains à s’organiser. Antorcha Campesina (le « Flambeau paysan ») négocia une entente avec la propriétaire foncière permettant à ces familles de rester si elles achetaient les lopins de terre au prix courant. Tout d’abord, la propriétaire foncière accepta, mais elle refusa de céder à la demande d’inclure des services publics tels que des routes goudronnées, de l’électricité légale et de l’eau potable. L’exclusion des services publics devint un point de friction qui causa la rupture des négociations.

Les propriétaires des terres où se trouvent des quartiers informels à Cancún incluent rarement les services publics dans la vente de lots sur le marché privé. Une fois que les quartiers informels sont régularisés et incorporés dans les limites municipales, construire les infrastructures du service public est considéré comme la responsabilité de l’État. Alors, pourquoi l’accès aux services publics est-il devenu le point de rupture empêchant un rapprochement dans le litige foncier à la Colonia Maria Villanueva ? Il est facile d’accuser les squatteurs d’être intraitables et d’adresser des demandes excessives aux propriétaires fonciers privés. Cependant, les colonos (« résidents ») de la Colonia Mario Villanueva, dont la plupart sont des Mayas yucatèques migrants, considèrent leur lutte pour le logement comme enracinée dans les pratiques foncières communautaires autochtones et comme une forme de résistance contre l’État et le capital mondial. À mesure que les terres communales ont été privatisées (Nonini 2006), l’État s’est désengagé de sa responsabilité de fournir des services publics aux installations irrégulières. Sans ces services, ces campements resteront appauvris et marginalisés. La campagne des squatteurs pour régulariser leurs titres de propriété illustre la manière dont le concept de « communs » est invoqué dans un milieu urbain où la propriété privée est enchevêtrée avec la diminution du soutien que l’État apporte à un régime foncier communautaire et aux services publics.

J’ai été exposée pour la première fois à la détresse de la Colonia Mario Villanueva quand Magda[1] m’a invitée à visiter sa maison dans la colonia (« colonie ») en décembre 2014. Puisque j’étudiais l’accès à la propriété autochtone, Magda a pensé que je pourrais être intéressée par la bataille juridique des résidents. J’ai effectué des recherches ethnographiques de terrain dans le bidonville durant une période de quatre mois, en 2015, avec des visites de suivi chaque année depuis. J’ai mené des entrevues avec des familles de la colonia et avec les dirigeants d’Antorcha Campesina. J’ai également observé les réunions que les habitants de la Colonia Mario Villanueva ont tenues avec des représentants du gouvernement et j’ai participé à la campagne d’Antorcha Campesina, notamment en distribuant des prospectus dans les quartiers et en assistant aux rassemblements politiques et aux réunions communautaires.

La création d’une colonia

En réponse au développement hasardeux et à la pollution environnementale des centres touristiques comme Acapulco, le gouvernement mexicain a créé un plan stratégique de développement urbain pour le nouveau centre touristique de Cancún, qui était initialement un petit village de pêcheurs. Déjà, alors que le plan-cadre de la ville divisait cette dernière en une zone touristique et une zone résidentielle, il n’incluait pas de logements pour la main-d’oeuvre migrante, principalement des descendants des Mayas yucatèques qui étaient arrivés massivement dans les années 1970 pour construire la ville. Les migrants étaient logés dans des tentes improvisées ou des baraques de fortune au sein de camps ou de quartiers informels reconnus (colonias populares ; « colonies populaires »), établis dans la jungle et les ejidos (« terres communes ») situés au nord de la ville (McLean s. d.). Dépourvus de services de base comme des systèmes d’égouts et l’eau courante, ces campements et ces quartiers informels étaient rudimentaires. Au milieu des années 1970, en réponse à l’invasion croissante des terres pour accommoder les nouveaux arrivants, la ville, en coordination avec l’État et les agences fédérales, a commencé à régulariser les colonias en aidant les résidents à acquérir des titres de propriété et en mettant en place des services publics. Un processus de régularisation périodique des terres qui était sévèrement freiné par le budget municipal limité destiné aux travaux publics débuta alors (ibid.). Sans surprise, l’accès à un logement abordable et aux services publics est rapidement devenu un moyen d’organiser et de consolider le pouvoir politique de la classe ouvrière (voir Herrera 2017).

Au début des années 1990, les programmes de redistribution des terres de l’État et du gouvernement fédéral et un marché immobilier privé naissant mais croissant ont offert des moyens alternatifs aux migrants pour se procurer un logement. Cependant, la mise en oeuvre de la loi agraire du Mexique de 1992 mit fin à la redistribution des terres et encouragea la privatisation des ejidos (initialement rendus inaliénables par la loi), altérant ainsi l’accès aux logements abordables à Cancún. Cette loi a ouvert la voie à la légalisation des quartiers informels qui continuent de grossir alors que la main-d’oeuvre migrante augmente. Elle a également mené à la fin de la redistribution des terres de l’État à Cancún, en 2001, le mécanisme premier grâce auquel la classe ouvrière se procurait des lopins de terre abordables. Avec une population de 419 815 habitants en 2000 (en une décennie, la population aura augmenté à 600 000 habitants), la ville avait un besoin urgent de sources alternatives de logements (INEGI 2000). Au lieu de la redistribution des terres, l’État a concentré ses ressources sur la promotion de logements abordables et la régularisation des quartiers informels construits sur les terres des ejidos. Le démantèlement des enclosures (terres communes) et leur conversion en propriétés privées ont été une stratégie centrale par laquelle l’État-nation colonisateur a consolidé le pouvoir (Chang 2011). La privatisation des terres des ejidos et la fin de la redistribution des terres ont entraîné les migrants dans un marché immobilier dominé par l’Institut du fonds national du logement pour les travailleurs (Instituto del Fondo Nacional de la Vivienda para los Trabajadores [INFONAVIT]), une banque hypothécaire publique, consolidant ainsi le pouvoir de l’État. Créé en 1972 en tant que fonds de prévoyance pour les employés du secteur privé, INFONAVIT génère 70 % de tous les prêts hypothécaires au Mexique et est le quatrième plus important fournisseur de prêts immobiliers au monde[2].

Aujourd’hui, presque toutes les terres de la zone urbaine de Cancún ont été régularisées. La majorité des campements non régularisés (68 au total) sont localisés le long et juste à l’extérieur des limites de la périphérie de la ville[3]. La Colonia Mario Villanueva est une exception parce qu’elle est située au sein de la zone urbaine de Cancún. L’effort d’éradication et de régularisation des bidonvilles se produit mondialement (Neuwirth 2006). Cette tendance résulte historiquement d’un processus auquel James Scott réfère comme le « dernier grand mouvement des enclosures » (« last great enclosure movement ») destiné à monnayer la terre (Scott 2010 : 4). Cette monétisation est ancrée dans des politiques néolibérales fondées sur ce que David Harvey appelle l’« accumulation par dépossession » (« accumulation by dispossession »), où les terres communes sont privatisées au bénéfice du capital et de l’État au lieu du travail (Harvey 2004 : 74). À Cancún, ces enclosures deviennent des « instruments “imbriqués” de la privatisation flexible » (« “nested” instruments of flexible privatization »), au bénéfice du capital néolibéral et au détriment des quartiers de la classe ouvrière et des colonias (Córdoba Azcárate et al. 2014). Dans le cas de la Colonia Mario Villanueva, où le prix des terres a grimpé alors que la ville s’est étendue, cette monétisation profite à la propriétaire foncière privée.

Bien qu’elle soit maintenant considérée comme une propriété privée, la Colonia Mario Villanueva faisait autrefois partie d’un ejido. À la lumière de l’histoire des premières invasions foncières de Cancún, la propriétaire actuelle s’est probablement procuré cette parcelle en la squattant. Pour la propriétaire foncière, la localisation de la colonia aux abords de la périphérie de Cancún, près de la Région 225 (Región 225), rend difficile le découpage de la propriété en lots destinés à la vente. Peu de gens souhaitaient vivre si loin du centre-ville, la plaque tournante du transport de la Riviera Maya. En voiture, la proximité de la colonia avec le centre-ville et la zone hôtelière était raisonnable (respectivement 10 et 19 km environ), mais en autobus, c’était loin : cela nécessitait de nombreux arrêts et prenait près d’une heure de voyage par trajet, dans chaque direction. En 2004, cependant, avec le soutien d’INFONAVIT, de larges ensembles de logements sociaux (des logements abordables pour des familles de la classe ouvrière) furent bâtis près de la colonia. L’amélioration des routes, la construction de nouvelles lignes d’autobus et de taxis plus directes et des prix modestes ont permis de rendre ces logements accessibles et attrayants en dépit de la distance qui les sépare du centre-ville. La propriétaire foncière de la colonia y a vu une occasion d’en tirer profit. Elle a découpé une portion de sa propriété en 100 parcelles de terre individuelles, le prix de chaque lot étant fixé à 68 000 pesos. Son mari a annoncé la vente avec des pancartes écrites à la main sur du papier cartonné, qu’il a agrafées à des poteaux électriques des nouveaux fraccionamientos (« lotissements de logements abordables »). Une parcelle de terre était assurée par un acompte allant de 1000 à 12 500 pesos (à la discrétion de la propriétaire), suivi par un paiement mensuel sur une période de cinq ans. Les parcelles ont été rapidement vendues à des migrants qui n’avaient pas les moyens de se loger ou qui souhaitaient éviter les lotissements de pavillons identiques. Ces ventes étaient des transactions informelles. Tous les paiements ont été faits au nom du mari de la propriétaire foncière, qui revendiquait publiquement la propriété. Les reçus des paiements consistaient en une feuille de papier dactylographiée sur laquelle figuraient le montant payé, la date et la signature du mari de la propriétaire. Celle-ci ne signait pas les documents, mais, selon les colonos, elle était quelquefois présente lors de ces transactions.

La distinction entre la propriété publique et privée sur des terres autrefois ou actuellement détenues collectivement peut être ambiguë et opérer à de multiples échelles (Nonini 2006). Une fois que les squatteurs occupent l’ejido, ce territoire peut être simultanément classé comme une terre communale et une propriété privée. L’estompement de la catégorisation juridique constitue une part de l’histoire des quartiers informels. Comme le note Brodwyn Fischer, la majorité des quartiers informels en Amérique latine « trouvent leur origine dans des schémas d’invasion, de négociations et de mesquinerie commerciale[4] » (2014 : 2). La « propriété » peut également devenir un concept flou dans les colonias où les invasores (« squatteurs ») revendiquent des droits fonciers. Le langage de l’invasion est une stratégie discursive historiquement déployée par les migrants et les politiciens pour faire valoir leurs revendications auprès de l’État (McLean s. d.). Politiciens et journaux locaux décrivent la Colonia Mario Villanueva comme un quartier informel de squatteurs, même si les résidents clament qu’ils ne sont pas des invasores qui s’y sont établis sans la permission de la propriétaire foncière. Ce discours rend les revendications des colonos suspectes et inapplicables. Quand j’ai demandé à un représentant de l’organisation à but non lucratif Fundación Hogares si les programmes mis en place à Villas Otoch seraient disponibles pour les résidents de la Colonia Mario Villanueva, j’ai été avertie d’éviter la colonia parce que ces invasores étaient responsables des actes criminels perpétrés dans les fraccionamientos avoisinants.

En raison de la nature informelle de leurs réclamations foncières, les colonos ne s’attendaient pas, au départ, à ce que la propriétaire des terres fournisse des services publics. La colonia n’a pas d’électricité ni d’eau courante, de routes et de système d’assainissement. À Cancún, ce type de développement des infrastructures relève de l’État. Or, l’État ne fournira pas ces services à des quartiers informels, et ce, jusqu’à ce qu’ils soient légalement intégrés dans le plan d’urbanisme de la ville. Chaque propriétaire de maison doit déterminer comment accéder à ces services, que ce soit en empruntant du courant à un voisin, en créant un bien partagé ou en installant sa propre génératrice. Avec le développement du logement social, le terrain entourant la colonia a été aménagé pour devenir un lotissement pavillonnaire, apportant une multitude de services publics, des nouvelles routes au réseau électrique. En conséquence, la colonia est devenue centrale, située au carrefour des centres commerciaux, des épiceries, des écoles et des lignes d’autobus directes.

Malgré cette croissance urbaine, la colonia demeure un bidonville avec des maisons construites à l’aide de carton, de contre-plaqué et de matériaux recyclés. Les câbles électriques zigzaguant d’une maison à l’autre sont éparpillés sur le sol, alimentant des pompes à eau, et accrochés en l’air, dépassant d’adaptateurs faits maison tirant profit des poteaux électriques de la ville. Les routes ont été élargies pour donner accès aux voitures et aux camions, mais restent non goudronnées, avec des pierres calcaires acérées. Les 100 familles qui vivent ici refusent d’investir dans la construction d’une maison en blocs de béton avant que le quartier ne soit urbanisé et les titres de propriété, autorisés ; le processus d’urbanisation peut altérer les limites d’un lot, selon l’endroit où l’aménagement des routes est planifié. Jusque-là, la colonia demeure temporaire, prise entre un héritage de politiques ejidos et un développement urbain désordonné.

Les politiques foncières

Les colonos ont en eu assez d’attendre la régularisation. Quelques familles de la Colonia Mario Villanueva ont vendu leurs droits sur leurs parcelles pour récupérer de l’argent qu’elles ont dépensé en matériaux de construction et travaux d’aménagement. Les droits sur les parcelles étaient généralement revendus à des prix allant de 2000 à 5000 pesos. Ceci est la voie qu’ont empruntée Magda et Ivan pour s’établir dans une colonia. Leur participation à cette bataille juridique est représentative de l’expérience des colonos. J’ai rencontré Magda quand elle était une enfant vivant dans le pueblo (« village ») maya et ejido de Kuchmil, dans l’État du Yucatán. Elle était originaire du pueblo maya et ejido de Sab’ak, au Yucatán, mais, étant enfant, elle a résidé temporairement avec sa tante à Kuchmil, où elle alla à l’école. Elle est devenue ma guide dans la colonia. En 2009, Magda et son mari Ivan ont acquis un droit de propriété sur une parcelle avec une petite maison d’une pièce pour 5000 dollars, l’achetant d’une famille qui avait décidé de vendre. De plus, Magda et Ivan ont négocié un contrat avec le mari de la propriétaire foncière (qu’ils pensaient être le propriétaire), dans lequel ils se sont engagés à verser un acompte de 10 000 pesos par mensualités de 1000 pesos.

Compte tenu de ce contrat, Magda et Ivan ne se considèrent pas comme des squatteurs. Dans l’imaginaire populaire, squatter est associé à l’illégalité et à la pathologie. Comme l’a relevé Brodwyn Fischer (2014 : 2) :

La misère photogénique des quartiers leur permet de servir de puissants symboles dans les débats polémiques mondiaux sur la pauvreté, le capitalisme, la race et l’échec de l’État. L’identification immédiate de ces campements avec le « subalterne » en fait le lieu naturel des critiques radicales des pouvoirs en place… Les portraits de villes informelles qui se concentrent seulement sur leurs pathologies ou sur leur potentiel transformateur peuvent facilement passer à côté de leur rôle constitutif dans les relations culturelles et de pouvoir urbaines existantes, la vitalité fonctionnelle des quartiers ici et maintenant.

Magda et Ivan ont ignoré cette pauvreté parce qu’ils étaient attirés par le sens profond de la famille et de la communauté partagé par les colonos, ce qui leur rappelait leur pueblo maya. La vie dans la colonia s’articule autour du consensus communautaire, dans un contexte de relations sociales renforcées par des réseaux de parenté fictive et biologique. Magda et Ivan ont été encouragés à emménager dans la Colonia Mario Villanueva par le cousin d’Ivan, qui y vit. Les colonos partagent les ressources, des matériaux de construction à la garde d’enfants en passant par les arrière-cours et l’accès aux puits. Avec son abondant feuillage et son espace-terrasse ouvert, la colonia a l’air d’un pueblo. Des réunions communautaires sont tenues pour prendre des décisions collectives au sujet des demandes de ressources gouvernementales, des conflits avec la propriétaire foncière et de la participation à l’organisation Antorcha Campesina.

Les migrants mayas, comme Magda et Ivan, considèrent la vie à la colonia comme profondément liée à l’histoire de l’ejido. L’article 27 de la Constitution mexicaine de 1917 a fourni un fondement légal pour les ejidos en rendant la terre inaliénable, garantissant des droits d’usufruit aux communautés agraires ayant un statut communal et rendant obligatoire la redistribution des terres. Les réformes constitutionnelles mexicaines de 1992 reconnaissent le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, mais la façon dont cela se manifeste varie au niveau local, étatique et fédéral (Speed 2008). Les Mayas yucatèques conçoivent le droit à l’autodétermination comme associé aux pratiques de régimes fonciers de l’ejido, en vertu desquelles les membres de l’ejido ont le droit de travailler la terre et de transmettre les droits d’usufruit à leurs enfants. La réforme agraire de 1992 a rendu possible la privatisation des terres de l’ejido, mais Madga et Ivan viennent de communautés ejidos ayant voté en faveur du maintien de la propriété communale. Les membres de l’ejido sont pourvus d’une maison avec un lopin de terre, de l’accès aux terres forestières communales et d’une parcelle de terre agricole qui fait l’objet d’une rotation au bout de quelques années. Les membres de l’ejido sont tenus de participer aux travaux communaux obligatoires ; la vie sociale et agricole est régulée par consensus. En effet, l’ejido constitue une part de l’économie morale qui régule les comportements de ses membres (Castellanos 2010b). L’assemblée générale, constituée des membres de l’ejido et dirigée par le comisariado ejidal, résout les litiges fonciers et les conflits personnels. Bien que les membres des ejidos soient majoritairement des hommes, les femmes participent à l’assemblée générale lorsqu’il est question du bien-être social de la communauté (ibid.). Cette approche du régime foncier reflète une longue histoire de luttes autochtones pour l’autonomie par opposition à la servitude contractuelle et à la domination étrangère dans la péninsule du Yucatán (Sullivan 1991 ; Reed 2001). Pour les Mayas, la terre représente l’autonomie face à l’État. Or, les Mayas sont conscients que l’autonomie néolibérale du Mexique est contingente au soutien de l’État en ce qui concerne les droits fonciers et la production agricole, et des subventions de l’État pour les soins de santé, l’éducation et la nutrition. Les idéologies de la production ejido « voyagent » et s’infiltrent dans la compréhension de la vie des migrants mayas à Cancún (Re Cruz 1996, 2003).

Alors que les migrants mayas s’installent dans les centres urbains, le désir d’autonomie demeure, mais doit être adapté aux marchés urbains et à la bureaucratie. Magda et Ivan admettent que le soutien gouvernemental offert aux pueblos autochtones est limité dans un contexte urbain :

Dans les pueblos, le gouvernement donne quand c’est possible… Nous voulons que le gouvernement nous [les migrants] offre le même soutien, les mêmes programmes de santé, de nutrition, d’éducation... Le gouvernement a la même obligation [de fournir aux migrants] les soins de santé, l’éducation, le logement[5].

Malheureusement, l’État perçoit ses obligations différemment dans un contexte urbain où les migrants autochtones constituent une minorité avec un maigre pouvoir politique.

Un État qui se retire

Ivan admettait que vivre dans un bidonville peut être une existence misérable. Au début, leur maison à chambre unique consistait en un sol de terre battue, sans eau ni électricité, et l’accès se faisait uniquement par un sentier étroit. C’était un « grand défi » d’élever un jeune enfant sans services de base :

Nous venions peut-être d’un village rural, mais nous avions des maisons normales… Vous devenez habitués à vivre dans un centre touristique et vous n’imagineriez pas que vous vivrez dans un endroit comme ça. Vous arrivez en pensant que vous aurez une meilleure maison, un meilleur futur.

En effet, quand les migrants arrivent à Cancún, ils louent des chambres ou restent avec des parents dont les maisons incluent des infrastructures modernes comme des systèmes d’égoûts, l’eau courante et l’électricité. Ivan vient d’une ville maya du sud-est appelée Peto, une cité précolombienne du Yucatán qui a subi le joug colonial en 1549 et fut impliquée dans la production de chicle (du latex pour gomme à mâcher) au début des années 1900. Comptant approximativement 20 000 habitants, Peto sert aujourd’hui de siège municipal à 21 communautés ejidos et a étendu ses liens diasporiques avec les États-Unis par l’intermédiaire de sa page Facebook. Les parents d’Ivan sont des ejidatarios (« propriétaires terriens »). Sa maison à Peto était modeste, avec des murs d’adobe et un sol de ciment. Comparée à sa maison de Cancún avec ses murs en carton et son sol de terre battue, sa maison de Peto semblait somptueuse. Il explique : « Malheureusement, tu arrives dans cet endroit [Cancún] et tu découvres beaucoup de choses que tu n’avais jamais imaginées ou dont tu n’avais jamais rêvé… Tu arrives et tu vois complètement l’opposé. » Pour Ivan, déménager dans le bidonville a été l’un des « moments les plus difficiles » de son existence parce qu’« il n’était pas habitué à ce type de vie ». Pourtant, sa maison est maintenant connectée au réseau électrique et a été agrandie pour inclure une cuisine, une salle de bain et une chambre, mais il manque toujours un revêtement de sol, des murs solides et l’accès à l’eau courante. Ivan se lamente alors qu’il fait un geste de la main englobant le bidonville : « Comment est-il possible de vivre au paradis et de permettre que ça, ce soit toléré ? » Vivre avec dignité dans de telles conditions devient un combat quotidien et requiert de réimaginer en permanence le passé, le présent et le futur (Han 2012).

Ivan attire l’attention sur la violence endémique de la pauvreté urbaine, en particulier dans un lieu qui vante le luxe et l’aventure pour les riches et les étrangers alors que la majorité de la force ouvrière n’a pas accès aux services de base. Les spécialistes des études urbaines soulignent le fait que la pauvreté est une forme de violence structurelle, mais Akhil Gupta suggère que dans la plupart des cas cette violence est un « dénouement arbitraire » (« arbitrary outcome ») causé par l’indifférence et la négligence de l’État (2012 : 24). À Cancún, l’échec de l’application de la réglementation environnementale et le manque de planification urbaine pour les travailleurs pauvres ont engendré cette dichotomie misère/paradis parce que la ville et l’économie touristique dépendent d’une main-d’oeuvre migrante peu coûteuse et disponible, et pourtant très peu est investi dans leurs coûts de production (Castellanos 2010a). Comme le note Brodwyn Fischer, les quartiers informels sont « minutieusement entrelacés avec l’urbanité formelle [parce que la] ville formelle profite économiquement et politiquement de l’illégalité des bidonvilles » (2014 : 1). Ce modèle de développement produit ce que Matilde Córdoba Azcárate qualifie de « mutual dissociation » (« dissociation mutuelle ») de l’indifférence (2014 : 66).

Pour les résidents de la Colonia Mario Villanueva, l’absence des services de base représente le retrait et l’abandon de l’État. En ce qui concerne Magda, il est difficile de vivre une vie digne « d’être humain » sans les services de base « de l’eau, de l’électricité, des routes et du logement, qui est le plus important de tous. » Les migrants soutiennent que c’est la responsabilité de l’État de fournir ces services : « Il est nécessaire que le gouvernement fournisse des services publics ! », s’exclame Magda. Les propriétaires fonciers peuvent gagner du temps indéfiniment jusqu’à ce que les tribunaux statuent en leur faveur. La promotion récente du logement social par l’État a été entreprise pour répondre à la crise du logement de Cancún en proposant des alternatives aux quartiers informels. L’article 4 de la Constitution du Mexique défend le droit de tous les citoyens à l’accès à une « maison digne » solidement construite et comprenant un accès aux services de base. La Colonia Mario Villanueva représente le défi de rendre ce rêve possible. Pour Magda, les pueblos autochtones fournissent un plan directeur de la façon dont l’État devrait traiter ses citoyens :

Nous ne bénéficions pas des privilèges des pueblitos [« petits villages »]. Ici, nous avons besoin de l’intervention du gouvernement pour qu’il régule les colonias. Par contre, depuis que les pueblitos sont des sièges municipaux, c’est facile de rencontrer le comisario [« maire »], de le faire signer tes documents et autoriser ton titre de propriété.

Dans les pueblitos, le comisario, une figure emblématique familière qui est autochtone, représente l’État. Ce niveau de familiarité est absent à Cancún où l’État est représenté par les élites mestizos (« métisses ») qui sont difficiles à rencontrer en personne et dont les intérêts visent leur propre bénéfice et celui du capital global, pas celui des migrants autochtones. En restant « à distance » et en refusant de faire pression sur la propriétaire foncière pour qu’elle accepte un accord, Magda soutient que « le gouvernement les a trahis ».

Même si « l’enracinement local des villes informelles rend fantaisistes la plupart des généralisations à leur sujet, qui sont facilement démenties par une ou cent expériences divergentes », le langage de l’invasion et de la violence persiste (Fischer 2014 : 2). Ironiquement, l’isolement social, la violence et les suicides attribués aux colonias peuvent également être retrouvés dans le fraccionamiento[6] voisin. Transgresser ces stéréotypes fait maintenant partie de la campagne de la colonia pour légitimer ses revendications foncières. L’une des façons dont les migrants luttent contre ce discours, c’est par l’intermédiaire de la documentation et des tribunaux. En tant que migrants autochtones, Magda et Ivan sont des sujets modernes (Castellanos 2010a). Ils croient à la formalité et en sa bureaucratie, même si en vivant dans un squat il semble en aller autrement. Ils ont acheté une terre d’une propriétaire privée pour éviter les problèmes de fraude et d’abus associés à l’achat des terres ejidos, alors que les titres de propriété peuvent rester le sujet de disputes pendant des décennies. Ils ont méticuleusement gardé les preuves de leurs paiements mensuels. Mais depuis qu’une telle documentation est insuffisante, les colonos se sont tournés vers les tribunaux.

Les colonias comme résistance

Une grande part de la misère dans les bidonvilles est produite par l’attente, qu’elle soit liée à la résolution de disputes concernant les terres par le propriétaire foncier ou à la reconnaissance des droits des squatteurs par la ville. Coincés entre les bureaucraties informelles et formelles, les habitants des bidonvilles sont pris dans les limbes, toujours au bord du gouffre. Javier Auyero souligne que les « actes d’attente » sont « des procédés temporels dans lesquels et par le biais desquels la subordination politique est produite » (2012 : 2). Les colonias sont des sites idéaux pour nourrir la subordination politique, mais ce sont également des espaces connus pour leur insubordination. À la Colonia Mario Villanueva, un incendie a motivé les résidents à passer des tactiques de trainage de pieds à la construction d’un mouvement social.

Le 25 mars 2012, une parcelle de terre située à côté de la colonia qui était devenue un dépotoir clandestin pour le voisinage a pris feu. Les flammes menaçaient plusieurs maisons de la colonia. Des résidents ont dû être évacués. Quand les représentants du gouvernement sont arrivés pour évaluer les dommages, ils ont demandé aux habitants la preuve de leurs droits de propriété. Les résidents leur ont montré les reçus de leurs dépôts et de leurs paiements mensuels. Les représentants ont immédiatement relevé plusieurs irrégularités. Tout d’abord, les reçus n’étaient pas officiels ; certains étaient écrits à la main. Ensuite, le nom du propriétaire inscrit sur le reçu n’était pas celui de la propriétaire de l’endroit. Troisièmement, les montants indiqués comme étant payés étaient discordants. Les résidents ont été informés que ces irrégularités les mettaient à risque de perdre leur maison. D’abord, ils ont paniqué. Ensuite, ils se sont mobilisés.

Les premiers bidonvilles établis à Cancún étaient confrontés au manque d’infrastructures. Pour réclamer de meilleurs services et la régularisation de leurs titres de propriété, les résidents ont formé des associations communautaires qui se sont alignées sur le PRI (Partido Revolucionario Institucional, le « Parti institutionnel révolutionnaire » ; voir McLean s. d.). Des organisations comme l’UCI (Unión de Colonos Independientes, l’« Union des résidents indépendants ») et le FUC (Frente Unico de Colonos, le « Front uni des colons ») ont rapidement établi une base politique à Cancún. Ce type d’organisation n’était pas nouveau à la Colonia Mario Villanueva. De nombreux colonos viennent de pueblos autochtones ayant une longue tradition d’organisation politique, incluant l’aide aux associations comme Antorcha Campesina. Fondée en 1974 par des professeurs et des étudiants de l’Escuela Nacional de Agricultura (« École nationale d’agriculture »), Antorcha Campesina a uni ses forces à celles des campesinos de la communauté mixteco de Tecomatlán pour améliorer l’accès à l’éducation, aux soins de santé, au logement et à l’emploi[7]. Cela a évolué en une association communautaire nationale affiliée au PRI qui se mobilise pour soutenir les droits des paysans et, plus récemment, ceux des résidents urbains et des ouvriers des manufactures. Ce changement reflète les évolutions démographiques du Mexique. Le Mexique est devenu de plus en plus urbain ; un tiers de sa population autochtone réside dans des villes. Tecomatlán, cependant, continue de servir de modèle à Antorcha Campesina pour l’organisation des communautés rurales et urbaines.

Certains des colonos vivaient dans des colonias associées à l’UCI ou au FUC avant de déménager à la Colonia Mario Villanueva. Le nom de la colonia est une référence directe à ce type de relation politique. Mario Villanueva Madrid est un politicien du PRI bien connu : il a été le président municipal de Benito Juárez (1990–1991), le siège du comté où Cancún est située, avant qu’il ne devienne gouverneur de Quintana Roo (1993–1999). Accusé de blanchiment d’argent, il s’est caché avant qu’une arrestation puisse être effectuée à la fin de son mandat de gouverneur. Quand il fut attrapé, deux ans plus tard, il reçut une peine de six ans de prison. À sa libération, il fut extradé aux États-Unis et reçut une sentence de onze ans de prison pour trafic de drogue. En dépit de ces condamnations, les colonos considèrent Villanueva comme un héros qui a été persécuté par les gouvernements mexicain et états-unien ainsi que par son propre parti politique. Agronome de métier, il était investi dans la résolution des conflits au sujet des terres et dans l’expansion de la zone urbaine de Cancún pour y inclure davantage de quartiers informels. Aux yeux des colonos, la corruption de Villanueva est tempérée par son soutien à la régularisation des terres et aux droits des squatteurs. Nommer la colonia à son nom reflète les efforts des colonos pour se rapprocher eux-mêmes des héros folkloriques qui défendent sa régularisation.

Peu après l’incendie, les colonos ont rencontré la propriétaire foncière pour l’informer de leur refus d’effectuer leurs paiements mensuels jusqu’à ce qu’elle résolve les irrégularités de leurs documents. Vingt-deux résidents ont franchi un pas supplémentaire en intentant une action en justice contre la propriétaire foncière pour fraude. Ils croyaient avoir un dossier solide, mais l’avocat avec qui ils travaillaient fut inefficace pour rassembler les éléments nécessaires à leur dossier. En 2014, un juge se prononça en faveur de la propriétaire foncière et permis l’expulsion des 22 familles plaignantes. Ces familles n’ont pas reçu le moindre remboursement des paiements effectués pour l’achat de leur parcelle de terre ni pour son amélioration. Encouragée par ce verdict, la propriétaire foncière a poursuivi 42 colonos pour défaut de paiement. Magda et Ivan faisaient partie de cette poursuite judiciaire. Compte tenu du résultat de la première poursuite, les colonos craignent qu’il soit plus probable que la Cour se prononce en faveur de la propriétaire foncière. En septembre 2014, sans appui à venir du gouvernement municipal ou du bureau du gouverneur, Magda a convaincu ses voisins de contacter Antorcha Campesina, en particulier parce que l’organisation a récemment élargi ses attaches rurales pour inclure les colonias populares (« colonies populaires »).

Magda a d’abord entendu parler d’Antorcha Campesina dans sa ville natale, Sab’ak, où ses membres travaillaient avec les ejidatarios, son père y compris, pour défendre le maintien des droits fonciers communaux. À la demande de Magda, l’organisme envoya deux représentants pour éduquer les résidents sur leurs droits à la propriété et à la dignité en tant que citoyens mexicains et pour les former sur la façon de mobiliser un mouvement au sein des colonias irrégulières de Cancún. Avec l’aide d’Antorcha Campesina, les habitants ont organisé des marches de masse et des séminaires, distribué des tracts en ville, animé des discussions avec la propriétaire foncière et rencontré des représentants politiques de la municipalité et de l’État. Alors qu’Antorcha Campesina travaille au maintien et au renforcement des droits fonciers communaux, l’association en est également venue à représenter des « communs sociaux [dans leur propre droit] organisés autour de l’accès pour ses usagers aux ressources sociales créées par des catégories spécifiques de travail [renouvelable] » (Nonini 2006 : 166). Antorcha Campesina mobilise de nouveaux arrivants urbains par l’intermédiaire d’un discours sur les droits autochtones, les droits de l’homme et les droits à la propriété fondés sur les droits fonciers communaux. David Sánchez Reyes, un représentant de l’organisme communautaire, explique que leur projet est fondamentalement un « projet social » destiné à améliorer la pauvreté sévère à laquelle font face les colonias. Pour remédier à la grave pénurie de logements à Cancún, Antorcha Campesina a acquis huit hectares de terres en 2008. Ce terrain a été partagé en lots individuels mesurant 11 mètres carrés sur 24, qui ont été vendus aux membres de l’organisation au prix de 8500 pesos. Appelé Unión Antorchista, il sert d’expérimentation sociale à partir de laquelle on peut modeler des relations sociales construites sur la « confiance de bon voisinage » et la participation communautaire[8].

En ralliant à sa cause des avocats qui se mobilisent au nom des colonos, Antorcha Campesina a rendu publiquement visibles les préoccupations de la colonia et a retardé la mise en oeuvre du jugement de la Cour. Les représentants du gouvernement ont parcouru la colonia et ont fait des concessions, par exemple en offrant des couvertures chaudes, des denrées alimentaires et en pavant la route principale avec du gravier. Cela devint un sujet photographique opportun durant une année électorale. Bien qu’Antorcha Campesina s’aligne sur le PRI, le gouvernement municipal dirigé par le PRI (2013–2016) traitait les membres de l’organisation avec prudence, leur accordant des rencontres, mais faisant peu de promesses ou de concessions. Lors des négociations qui eurent lieu en janvier 2015, l’organisme a convaincu les colonos d’accepter de payer 80 000 pesos pour leurs lopins de terre, services de base inclus. La propriétaire foncière fit une contre-offre : vendre les lopins de terre pour 160 000 pesos sans services de base, soit deux fois le montant convenu dans le contrat initial. Antorcha Campesina a convaincu les colonos d’accepter ce prix, mais à condition que les services de base soient inclus. Les colonos effectueraient un dépôt de 30 000 pesos (en trois ou quatre versements) et feraient un paiement mensuel de 1000 pesos sur une période de 11 ans. Alors que la propriétaire rechignait à inclure les services de base, l’organisme communautaire lui rappela que la nouvelle loi pour le développement urbain à Cancún requiert que tous les propriétaires fonciers qui désirent parceller et vendre des lots pour y construire des logements fournissent les services de base. Sánchez Reyes reconnut que « ce qui entrave les négociations est le prix et les services[9] ». La propriétaire foncière refusa de négocier davantage. L’impasse a laissé les 42 colonos dans les limbes. Leur quête d’un « logement digne », comme cela leur a été promis par l’article 4 de la Constitution du Mexique, demeure un combat.

Témoin d’une expulsion

Le statu quo n’a pas duré. La propriétaire foncière a agi sur la base du jugement légal qui lui a donné le droit d’expulser 22 des 100 familles vivant dans la colonia. Elle pouvait ensuite vendre ces lots au prix courant. L’expulsion eut lieu un doux après-midi de janvier 2015. Je suis arrivée à la Colonia Mario Villanueva à 16 heures, juste au moment où les mesures d’expulsion commençaient. Magda m’avait invitée, ainsi que mes jumeaux âgés de cinq ans, à manger des tamales. J’ai su que quelque chose n’allait pas quand la principale entrée de la colonia a été bloquée par un camion policier. Cette entrée était accessible par une artère mineure longeant le fraccionamiento voisin, Villas Otoch. Un policier, appuyé nonchalamment sur le capot du camion, observait calmement un petit attroupement à l’entrée. J’ai stationné ma voiture à côté du camion. Alors que mes enfants et moi marchions vers les gens attroupés, j’entendis crier et supplier. Deux personnes qui ne m’étaient pas familières se hurlaient dessus. La propriétaire foncière de la colonia et un représentant de la Cour demandaient que les 22 familles inscrites sur l’ordre d’expulsion rassemblent leurs biens et libèrent leur maison durant l’après-midi. Magda faisait partie de l’attroupement à l’entrée. Je pouvais entendre le désespoir dans les supplications des résidents. Ils n’avaient pas été avertis. Le moment choisi était stratégique : les représentants d’Antorcha Campesina étaient hors de la ville et la majorité des hommes de la colonia venaient juste de partir au travail. Dès qu’elle me vit, Magda me demanda d’intervenir. En tant que gringa, touriste et anthropologue, elle pensait que la propriétaire foncière m’écouterait. J’ai plaidé leur cause en vain : « S’il vous plaît, señora, partez ou vous serez expulsée de force avec les protestants », m’avertit le représentant de la Cour. Il informa tout le monde que la propriétaire était dans son droit de procéder à l’expulsion. Les résidents expliquèrent que de nombreux habitants n’étaient pas à la maison pour récupérer leurs affaires. Dans l’heure, 15 camions de police chargés de 100 policiers dotés de leur équipement antiémeute arrivèrent pour combattre une foule principalement constituée de femmes et d’enfants.

Jovana, la cousine de Magda, et ses enfants étaient venus pour aider à préparer les tamales. La famille de Jovana avait été témoin d’une violente expulsion l’année précédente. Leur fille de sept ans fit l’expérience de retours en arrière et commença à manifester une vive agitation. À l’âge de cinq ans, mes enfants étaient trop jeunes pour comprendre ce qu’il se passait mais je craignais pour leur sécurité. Même si Magda n’était pas menacée d’expulsion, elle souhaitait soutenir ses voisins. Puisque les enfants de Magda étaient à l’école, je m’étais portée volontaire pour passer les prendre et les déposer à la maison de Jovana, qui était située dans un campement voisin. La police avait commencé à barricader la principale sortie de la colonia avec ses camions. Nous sautâmes rapidement dans ma voiture et je conduisis au-delà des barricades. Avant que nous ne partions, j’ai supplié l’un des policiers de traiter les résidents avec respect parce que c’étaient de bonnes personnes : « Je le fais toujours », me répondit-il, « mais je ne peux pas parler pour mes compañeros [“collègues”] ». J’ai été stupéfaite par le pouvoir massif de l’État, qui s’est délibérément mis au service de la propriété privée pour réprimer politiquement les familles de migrants.

Je prévoyais revenir à la colonia après avoir escorté les enfants jusqu’à la maison de Jovana. Cependant, Magda nous avertit qu’à 18 heures, la police, qui avait l’intention de contenir les manifestants, avait barricadé la colonia. L’électricité avait été coupée et personne n’était autorisé à y entrer ou à en sortir, y compris les résidents, jusqu’aux petites heures du lendemain matin. Durant l’altercation avec la police, plusieurs personnes ont été blessées, incluant une femme enceinte. Une grue de démolition a détruit les vingt-deux maisons. Le jour suivant, les résidents sont allés directement au bureau du gouverneur pour protester contre la brutalité policière et les expulsions, tout en demandant réparation pour les dommages causés à leurs propriétés. Quand Magda m’amena sur le site dévasté, elle partagea les histoires des familles déplacées. Alors qu’elle désignait les restes des maisons voisines, la scène avait des airs de parodie de visite d’un site archéologique. Mais c’était une visite touristique bien différente de celles que recherchent la plupart des gringas à Cancún.

Les communs comme critique

Comme la date pour le jugement de l’action en justice de Magda approchait, la propriétaire foncière a doublé le prix de vente : 320 000 pesos par parcelle. Sentant la victoire, la propriétaire menaçait les 42 familles d’expulsion. La longue campagne d’Antorcha Campesina pour mettre un terme aux expulsions à la Colonia Mario Villanueva a eu des résultats mitigés. La plupart des familles dans la colonia étaient incapables de maintenir le niveau d’action politique demandé par Antorcha Campesina, en particulier après que l’association ait commencé, en mars 2017, à organiser une manifestation pacifique de trois mois, un sit-in, devant la mairie, pour protester contre l’expulsion violente des colonos de la Colonia El Fortín. Magda a participé lors du premier mois de l’occupation des lieux, consacrant 20 heures par semaine à cette initiative, mais elle cessa quand il devint trop difficile pour elle de s’occuper de son enfant nouveau-né. En se retirant de la campagne, Magda perdit son droit d’être membre d’Antorcha Campesina. En mai 2017, quand l’association persuada le nouveau gouvernement municipal géré par le Partido Verde Ecologista (« Parti vert écologiste ») d’accepter de fournir de nouveaux lopins de terre avec des titres de propriété, seules douze des familles de la Colonia Mario Villanueva en ont bénéficié.

J’ai demandé à Ivan et Magda pourquoi ils n’avaient pas abandonné la Colonia Mario Villanueva et déménagé dans un fraccionamiento. Après avoir travaillé dans l’industrie hôtelière à Cancún pendant plus d’une décennie, Ivan avait accumulé assez de points dans son compte INFONAVIT pour s’acheter une maison dans un fraccionamiento : « Parce que tu ne peux pas vivre convenablement », répondit-il. Comme l’observe David Harvey, « c’est l’échec des droits de propriété privée individualisés à satisfaire nos intérêts communs de la manière dont ils sont censés le faire » (2011 : 104). En dépit de la précarité du bidonville, Madga et Ivan chérissent le sentiment de communauté cultivé par les colonos. Ils connaissent toutes les familles de la colonia. Ils partagent les repas, surveillent les enfants des uns et des autres, marchent côte à côte, se rallient pour la justice et débattent de l’avenir. Les quartiers informels sont organisés comme des ejidos, ces terres communales qui fonctionnent comme des communs dans le but de partager la terre et les ressources dans l’intention d’en faire profiter la communauté dans son ensemble. Manquant de soutien de la part de l’État, les colonos partagent et regroupent les rares ressources dans l’intention de créer des communautés autosuffisantes et politiquement organisées. Cinquante-deux pour cent des terres au Mexique sont détenues en commun (Robson et Lichtenstein 2013). Les Mayas détiennent le plus grand nombre d’ejidos (1019 communautés et ejidos constituant le plus grand territoire, soit 5 343 576 hectares) au Mexique (Klooster 2013). Les communs représentent un modèle dominant pour l’organisation sociale, en particulier pour les migrants mayas. En faisant appel aux communs, la colonia est transformée en une manifestation publique et physique de ces idéaux – des ressources partagées et une prise de décision collective – dans un cadre urbain, particulièrement dans un monde où l’urbanisation et la privatisation menacent de plus en plus les communs (Robson et Lichtenstein 2013).

En comparaison, les fraccionamientos sont célèbres pour leur manque de solidarité et leur sens de l’aliénation, qui a été exacerbé par une vague de saisies (Inclán Valadez 2013). Pour remédier à ces problèmes, INFONAVIT a créé l’organisation à but non lucratif Fundación Hogares, dont le but principal est de mettre sur pied des projets promouvant la solidarité communautaire. Pourtant, au Mexique, vivre convenablement est devenu de plus en plus lié à l’étendue des lotissements pavillonnaires. Des efforts sont effectués pour reconfigurer ces ensembles résidentiels afin de remédier au surpeuplement et de fournir une maintenance sur place, mais les changements n’ont pas résolu les problèmes de violence interne et de crimes issus de la surproduction de logements et de l’attention accordée par la privatisation à l’individualisation et à l’accumulation de capital (Fuentes et Hernandez 2014). Pour les résidents de la Colonia Mario Villanueva, la précarité est préférable à ce type d’anomie sociale. Sans surprise, Magda et Ivan ont acheté un autre lopin de terre dans une nouvelle colonia située à la périphérie du plan urbain de la ville. Les cousins d’Ivan ont acheté les lots voisins. Le propriétaire foncier a fourni un contrat écrit officiel, mais la colonia n’a pas de services de base. Magda et Ivan devront attendre que le gouvernement incorpore et régule cette nouvelle colonia, mais, d’ici là, ils seront entourés par la famille et par une communauté qui accorde de la valeur aux terres et qui prône collectivement la justice sociale et l’autonomie.