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Plus de cinquante ans après l’introduction de la chimiothérapie comme traitement de la tuberculose, deux millions de personnes meurent de cette maladie tous les ans et 8,4 millions de nouveaux cas sont rapportés (OMS 2002 : 27). Même si, depuis l’année 2000, le VIH est devenu l’agent pathogène responsable du plus grand nombre de décès d’adultes dans le monde (ibid. : 52), la tuberculose demeure, parmi les maladies infectieuses guérissables, celle qui fait le plus de victimes. Les projections sont alarmantes : moins de la moitié des cas sont diagnostiqués, dont moins de 30 % sont pris en charge selon les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (ibid. : 28). Au cours des années 1990, le nombre de personnes infectées a augmenté partout dans le monde, en valeur aussi bien absolue que relative. Cet accroissement est en grande partie dû à l’expansion de l’épidémie de VIH/sida (OMS 2001) : au moins un tiers des séropositifs dans le monde meurent de tuberculose (OMS 2002 : 52-53). Le manque d’accès aux thérapies reflète la distribution de la tuberculose et du sida, laquelle est modelée par les forces historiques et économiques. Il n’est donc pas surprenant que plus de 90 % de tous les décès dus à la TB ou au sida surviennent dans les pays pauvres.

L’Isoniazide et la Rifampicine, les médicaments anti-tuberculeux les plus efficaces, constituent, avec l’Éthambutol et la Pirazinamide, la base de la quadri-thérapie anti-tuberculeuse de courte durée, appelée DOTS et recommandée par l’OMS. Ces anti-tuberculeux sont, avec la Streptomycine et la Tiazétazone, ceux de première ligne. Quand un malade de tuberculose reçoit un traitement incomplet ou interrompu, ses souches de Mycobacterium tuberculosis peuvent développer une résistance à un ou à plusieurs des médicaments de première ligne. C’est ce qu’on appelle la résistance acquise. Si une personne est infectée par quelqu’un qui a déjà des souches résistantes, on dit que cette personne à une résistance primaire. Des cas de résistance primaire et acquise ont été découverts dans plus d’une centaine de pays (Farmer, Reichman, Iseman 1999 : xi).

Par définition, un cas de tuberculose multirésistante est celui dont les souches ne répondent pas, au moins, à l’Isoniazide ni à la Rifampicine. On estime que dans le monde il y a entre 185 000 et 415 000 malades de tuberculose affectés par une forme multirésistante (OMS 2002 : 77). Dans le traitement des cas multirésistants, il faut avoir recours aux anti-tuberculeux de deuxième ligne, tels que l’Éthionamide, la Kanamicine, les fluoroquinolones et la Capréomycine. Ce sont des médicaments plus toxiques, moins efficaces et beaucoup plus chers que ceux de première ligne. Dans les années 1990, même l’OMS, en s’appuyant sur des formules de coût-efficacité, déconseillait le traitement des malades avec tuberculose multirésistante vivant dans les pays pauvres. Même si depuis il y a eu des progrès notables, en partie grâce à la création d’un système international d’achat en gros de médicaments anti-tuberculeux de deuxième ligne, le Green Light Committee (Gupta, Kim, Espinal et al. 2001), les malades pauvres avec tuberculose multirésistante rencontrent de nombreuses difficultés pour accéder à un traitement constitué par des anti-tuberculeux pour lesquels leurs souches ne sont pas résistantes.

Pourquoi les médicaments qui permettraient d’arrêter ou de ralentir ces épidémies ne sont-ils pas disponibles là où on a le plus besoin? Pour répondre à cette question, nous explorons l’expérience de vie d’une famille haïtienne ainsi que les contextes sociaux dans lesquels les malades s’infectent, tombent malades et rencontrent toute une série d’aventures thérapeutiques qui mènent à plus de complications, à une transmission croissante à d’autres personnes et, trop souvent, à la mort. Nous analysons comment ces trajectoires sont le résultat de la violence structurelle, une violence permanente prenant la forme de racisme, sexisme, violence politique, pauvreté et autres inégalités sociales, qui trouvent leurs fondements dans des forces historiques, souvent poussées par des questions d’ordre économique (Farmer 2003 ; Castro et Farmer 2002, 2003).

Ces trajectoires sont aussi le résultat des inégalités sociales renforcées par la mondialisation, laquelle configure un double type d’inégalité : à l’intérieur des pays, comme cela a été décrit pour des pays riches et pauvres en utilisant les termes « exclusion, underclass ou marginalidad » (Fassin 1996) ; et entre pays, ce qui limite l’accès aux soins à l’intérieur des pays pauvres à cause du coût excessif des médicaments, du manque de personnel de santé, des limites des systèmes de santé, et de la politisation de la santé publique et de l’aide internationale. La marginalité, inscrite dans le cadre conceptuel de la théorie marxiste et de la théorie latino-américaine de la dépendance, a été définie « en tant que partie de la population en excédent du processus de production moderne auquel elle fournit néanmoins occasionnellement de sa force de travail dans des conditions de particulière précarité » (Fassin 1996 : 55). De la même manière, les pays pauvres affectés par les maladies infectieuses continuent à se trouver à la marge des intérêts commerciaux des producteurs de médicaments et d’autres entreprises industrielles. Alors que les forces qui mènent à l’exclusion dans les pays riches sont le résultat du contexte et des politiques de niveau national, telles que les politiques de protection sociale, les forces qui créent pauvreté et autres formes d’inégalité sociale dans les pays pauvres sont aussi le résultat des politiques internationales conçues par des organismes internationaux ou par des bailleurs de fonds publics ou privés.

Nous sommes persuadés que l’anthropologue doit pouvoir recontextualiser la tragédie de ceux qui souffrent inutilement et dévoiler ce qui la lie à l’ensemble de la société contemporaine aussi bien qu’aux événements du passé (Farmer 2002 : 6). Nous encadrons cet article dans l’approche de l’anthropologie médicale qui s’appuie sur l’analyse économique et politique des politiques de la santé – tel que l’a promu George Foster depuis les années soixante-dix (Foster 1977) – et sur l’interprétation des maladies telles qu’elles sont vécues par les malades (Kleinman et Kleinman 1991 ; Farmer 1992 ; Good et DelVecchio-Good 1994 ; Kleinman, Wang, Li et al. 1995).

La tuberculose multirésistante et l’accès aux soins

Des traitements efficaces contre la tuberculose existent depuis des dizaines d’années. Il faut expliquer les raisons de cet échec, raisons qui font l’objet de controverses et d’étonnantes divergences de vues. La « non-observance » des traitements par les patients figure en tête des explications avancées (Farmer 1997). Rappelons que la grande majorité des décès dus à la tuberculose se compte dans les zones d’extrême pauvreté, dramatiquement dépourvues d’infrastructures médicales. La non-observance cède ici le pas à l’abandon pur et simple du traitement par un grand nombre de malades, principalement à cause de son coût prohibitif. Les observateurs qui se rendent dans ces zones soulignent la mauvaise qualité des soins, l’enregistrement aléatoire des données médicales, un manque presque total de suivi et un taux de mortalité élevé. Et il ne s’agit là que des patients connus des services médicaux : peu de tuberculeux sont en mesure d’accéder aux soins et, trop souvent, ces rares « privilégiés » ne bénéficient pas de soins convenables, en partie parce que le rapport coût-efficacité est considéré comme trop faible.

Que se passe-t-il quand on décrète que des maladies comme la tuberculose multirésistante sont trop chères à traiter? Ou quand on décrète que des malades sont trop pauvres pour bénéficier des soins? Comme le montre de façon douloureuse le cas présenté dans cet article, les pauvres paient le prix fort de cette inaction, qui prend d’ailleurs souvent la forme d’une action inefficace, voire nocive lorsqu’il s’agit de traitements répétés avec des médicaments inadaptés. Un seul malade contagieux transforme rapidement une habitation surpeuplée en un lieu bombardé chaque jour par des bacilles vivants résistants aux médicaments. Dans ce type d’environnement, il faut s’attendre à ce que tout le monde soit contaminé.

Les différences de traitement entre pays riches et pays pauvres ont d’autres coûts. Elles pèsent par exemple sur le personnel soignant. Un peu partout dans le monde, nous avons rencontré des médecins, des infirmiers et des infirmières qui sont très mal à l’aise, et parfois même désespérés, de devoir rabaisser le niveau des soins sous prétexte d’efficacité à moindre coût. Ainsi, nombre d’entre eux considèrent que le fait d’administrer des médicaments de base inefficaces ou de « l’Isoniazide à vie » à des patients dont on sait qu’ils souffrent de tuberculose multirésistante constitue une violation du pacte qui unit le malade et celui qui le soigne.

Les responsables de la santé publique internationale ont également des devoirs à l’égard de ces malades. Si les cas de tuberculose multirésistante ne sont pas traités, les souches résistantes continueront à se répandre. Signalons que les théories sur la dissémination de ces souches sont plus idéologiques que scientifiques. Le manque de moyens et la défense de certains intérêts ont donné naissance à des prévisions d’un optimisme irréaliste. De maigres indices de « virulence atténuée » et d’« infec-tivité diminuée » du bacille ont engendré des théories selon lesquelles les épidémies de tuberculose résistante « s’éteindraient d’elles-mêmes » quand bien même les malades en phase active ne seraient pas traités. Lorsqu’on demande à en savoir plus sur les données prouvant que les souches résistantes de tuberculose se transmettent moins facilement que les souches sensibles à tous les antibiotiques, les experts internationaux en santé publique vous renvoient à une petite étude menée dans une zone rurale du Mexique (García-García, Ponce de León, Jiménez-Corona et al. 2000). Même si ce travail est très intéressant, il ne peut pas servir de base à des prévisions épidémiologiques pour la tuberculose multirésistante, qui sévit assez peu dans les zones rurales. Parallèlement, les mêmes « optimistes » refusent de prendre en compte les données innombrables, exposées dans cet article et ailleurs (Farmer 1999 ; Coninx, Mathieu, Debacker et al. 1999 ; Portaels, Rigouts et Bastian 1999), montrant que la tuberculose multirésistante se développe de préférence dans les bidonvilles, les hôpitaux, les prisons, et d’autres lieux d’exclusion sociale, et ce sous prétexte que bon nombre de malades seraient également infectés par le VIH. De tels exercices de voltige intellectuelle ont hélas des conséquences pratiques : ils dé-bouchent sur des politiques de santé publique internationale mal conçues qui sont, par la suite, recommandées pour les pays pauvres, lesquels, contrairement aux pays riches, n’ont pas souvent les moyens de développer leur propres politiques de santé.

L’incapacité à intervenir efficacement, à mobiliser des moyens pour remédier aux maladies qui accablent les plus démunis, sape la confiance publique (et donc le soutien des décideurs) vis-à-vis de la lutte contre la tuberculose et des politiques de santé en général. Par voie de conséquence, un peu partout dans le monde, des patients pauvres n’ont pas été soignés ou ont reçu des traitements inadaptés. Que faut-il donc faire face à la tuberculose multirésistante lorsque les moyens manquent? Cette question s’est imposée comme l’un des grands enjeux de santé publique inter-nationale pour le siècle qui commence. La littérature sur le sujet se montre prodigue en théories et avare en données.

De puissants intérêts s’opposent à une analyse claire du phénomène nouveau de la résistance aux médicaments. On a vu fleurir des assertions optimistes, fondées sur des choix idéologiques qui ne s’encombrent pas de preuves. À l’opposé et dans le même temps, nous avons mis au point, dans un village de réfugiés en Haïti et dans un bidonville péruvien, des stratégies thérapeutiques basées sur des études précises qui permettent de guérir les malades et d’arrêter la propagation de la tuberculose multirésistante (Farmer et Kim 1998 ; Farmer, Furin et Shin 2000 ; Farmer, Kim, Mitnick et al. 1999 ; et Farmer, Shin, Bayona et al. 2000). Depuis, d’autres équipes en ont fait autant ailleurs. L’adoption de ces stratégies à plus grande échelle dépend en ce moment de l’OMS et des différents organismes chargés d’élaborer les politi-ques sanitaires.

Une initiative aussi ambitieuse aurait plusieurs raisons d’être : les souffrances des malades, la prévention de l’épidémie et la rectification d’erreurs cliniques et politiques. Mais la plus incontournable reste peut-être le caractère inadmissible d’une médecine de qualité médiocre réservée aux pauvres. En cette époque « mondialisée », il est difficile d’ignorer les souffrances d’autrui, mais cela n’a pas mené pour autant à une plus juste répartition des bénéfices de la science et de la technologie. Si nous voulons enrayer un jour la propagation de la tuberculose multirésistante, il nous faudra placer l’équité en matière de santé au coeur des politiques de lutte contre la tuberculose.

La tuberculose, tout comme le VIH-sida, est une épidémie transnationale qui a besoin d’efforts transnationaux. Les outils scientifiques pour traiter la tuberculose et ses formes résistantes existent. Les arguments de coût-efficacité ont, jusqu’à maintenant, contribué davantage au renforcement de la violence structurelle et à l’amplification des différences de résultats en matière de santé. Afin de redresser les forces sociales et économiques qui créent ces disparités, il est nécessaire que les politiques de santé internationale se basent sur l’épidémiologie des maladies, et non pas sur la capacité de paiement des malades.

On nous rabâche que nous vivons une époque de « ressources limitées ». Mais qui, parmi les médecins, les anthropologues, les chercheurs en général et les spécialistes de la santé publique internationale, a remis ce dogme en question? La richesse de la planète ne s’est pas soudainement tarie : elle est simplement inacces-sible à ceux qui en ont le plus besoin. Qui peut nous montrer des chiffres qui révèleraient une diminution des ressources depuis quelques dizaines d’années? C’est tout le contraire. De plus, nous disposons aujourd’hui de traitements efficaces contre un grand nombre de maladies. Sans une défense des droits sociaux et économiques des pauvres, les soins et la recherche sur la tuberculose, ainsi que sur d’autres maladies infectieuses, ne peuvent pas aboutir au succès.

Facteurs sociaux contribuant à la transmission de la tuberculose

La tuberculose continue de sévir dans les pays pauvres et réapparaît parmi les pauvres des pays industrialisés. Elle est donc à la fois une maladie complètement guérissable et la première cause de décès parmi les adultes jeunes dans bon nombre de pays du globe. On ne peut interpréter sa distribution si sélective au sein de la population sans comprendre comment les dynamiques de la violence structurelle s’incarnent sous forme de maladie dans l’individu. Une personne pauvre et victime de la violence structurelle est plus susceptible qu’une autre d’être infectée par le M. tuberculosis. Les mécanismes qui président à cette vulnérabilité comportent la pré-valence de la maladie parmi les démunis et le fait que ces derniers sont nombreux à vivre entassés dans des logements sans air, habitats typiques des cités industrielles d’autrefois et aujourd’hui caractéristiques des ghettos où la tuberculose est endé-mique. Différentes structures créées pour héberger ou enfermer les pauvres et autres exclus ont connu des flambées de tuberculose.

Une fois infectés, les pauvres risquent plus d’arriver au stade actif de la maladie. Ici aussi, les mécanismes qui expliquent cette évolution sont nombreux. L’immunité à médiation cellulaire, qui maintient la tuberculose sous forme latente chez la plupart des individus, peut être compromise par la malnutrition, par une infection comme le VIH (ou toute autre maladie), par la toxicomanie ou l’alcool-isme. Ces facteurs déterminent également l’évolution de la maladie chez les personnes atteintes de tuberculose active. La pauvreté et les inégalités dues aux discriminations raciales ou de sexe accroissent la probabilité d’une issue fatale en restreignant l’accès aux soins efficaces ou en limitant l’efficacité des thérapies chez des patients victimes de malnutrition, toxicodépendants ou alcooliques. La misère limite aussi la capacité des malades à suivre des traitements astreignants et prolon-gés. L’avènement de thérapies vraiment efficaces n’a fait que souligner le rôle capital des inégalités sociales : l’accès plus ou moins facile à ces soins amplifie les inégalités envers l’infection puis envers l’évolution de la maladie. Ainsi, des dyna-miques et des processus de nature fondamentalement sociale s’incarnent en tant que phénomènes biologiques, en créant les ontologies locales de la maladie (Kleinman, Wang, Li et al. 1995 : 1321).

L’anthropologie développa il y a longtemps l’idée que l’introduction d’une thérapie efficace invertit la logique d’interprétation d’une maladie (Lévi-Strauss 1958 ; Kleinman, Wang, Li et al. 1995). Par un mécanisme similaire, l’exposition à une nouvelle maladie, comme ce fut le cas du sida en Haïti dans les années quatre-vingt, génère des modèles culturels nouveaux sur l’étiologie de la maladie (Farmer 1990). De plus, les maladies ont un cours social, c’est-à-dire, une pathologie incrustée dans l’expérience sociale (Kleinman, Wang, Li et al. 1995). En Haïti, le vaudou et la théorie du germe sont les deux mécanismes principaux pour expliquer les causes de la tuberculose. Même s’il y a encore beaucoup des personnes qui associent la tuberculose avec le vaudou, l’introduction d’un programme efficace de lutte contre la tuberculose, avec un taux élevé de guérison, ouvrit la porte à l’inter-prétation selon laquelle ce type de thérapie est approprié pour les formes non graves de la maladie (Farmer 1990). Ces mécanismes évoluent toujours en s’adaptant aux nouvelles circonstances.

À la fin du XIXe siècle, Koch venait de découvrir le bacille de la tuberculose mais il n’existait pas encore de traitement efficace. Première cause de mortalité, la « consomption » était la plus redoutée des maladies. La découverte d’un traitement efficace contre la tuberculose fut saluée comme une révolution qui devait marquer le début du déclin de la maladie. Mais les pauvres restèrent davantage sujets à l’infection et au développement de la maladie ; s’ils souffraient de complications de la tuberculose, ils recevaient souvent des traitements de mauvaise qualité, pour peu qu’ils fussent soignés. Juste après la Seconde Guerre mondiale, les personnes bénéficiant des nouveaux médicaments comptaient sur une guérison totale. Mais qui avait accès à la Streptomycine à la fin des années 1940? Les citoyens aisés de quelques pays européens et nord-américains, où l’incidence de la tuberculose suivait déjà une courbe décroissante depuis un certain temps. Les inégalités face au risque ne firent donc que s’accentuer.

Au milieu du XXe siècle, la maladie constituait toujours un problème pour certaines populations, mais elle avait cessé d’inquiéter l’opinion et les gouver-nements. La disparition du débat public à la fin des années 1960 (Feldberg 1995 : 1) s’explique en partie par la diminution du nombre de cas dans les pays riches, mais aussi par une distribution toujours aussi différenciée au sein de la population. Para-doxalement, la découverte de médicaments efficaces semble avoir eu pour seul effet de creuser encore des différences frappantes dans la distribution et l’issue de la maladie. Les inégalités ont agi au niveau local et mondial, creusant l’écart entre riches et pauvres au sein d’un même pays et entre pays riches et pays pauvres pour l’ensemble de la planète, en créant des formes internationales d’exclusion sociale.

Bref, le « fléau oublié » n’a été oublié que des riches qui n’avaient plus à s’en inquiéter. Si l’on prend la peine d’examiner la maladie du point de vue des gens qui vivent dans la misère, un paysage tout différent se dessine. La tuberculose n’est pas une maladie apparue au XXe siècle, elle est simplement sortie des rangs des pauvres (Farmer, Robin, Ramilus et Kim 1991 ; Spence, Hotchkiss, Williams et Davies 1993), « cachette » idéale quand les pauvres en question sont tenus à l’écart, sociale-ment et médicalement, de ceux dont la vie pourrait être considérée comme plus importante. Vue depuis notre hôpital du centre d’Haïti, la notion d’« émergence » appliquée à la tuberculose sonne comme une mauvaise blague qui rappelle, une fois de plus, que les pauvres souffrent d’un grave déficit de visibilité. Qui sont ces pauvres jetables? Pour commencer à repenser la tuberculose de leur point de vue, voici d’abord le récit d’une de ces vies.

La tuberculose vue par les malades

Prenons le cas des Joseph, famille haïtienne se situant à l’échelon inférieur des classes moyennes. Très nombreux, les Joseph s’entassent dans une petite maison d’un quartier pauvre des banlieues tentaculaires de Port-au-Prince. Madame Joseph vend de la vaisselle sur le marché de la ville, tandis que son mari travaille dans le bâtiment de façon irrégulière. Bien que pauvre à tous points de vue, leur foyer est de ceux où tous les enfants fréquentent l’école. Un ou deux d’entre eux peuvent même espérer trouver du travail.

En 1997, Jean avait 21 ans. Il faisait des études et il réussissait. Sa famille a commencé à avoir des problèmes quand il s’est mis à tousser. Il a d’abord tenté de traiter cette toux sèche persistante par des infusions. Puis, la toux empirant, il a soup-çonné qu’il avait peut-être autre chose qu’un simple rhume. Au cours du deuxième mois de sa maladie, affligé d’une douleur au dos et de fièvre, Jean s’est rendu dans un hôpital de Port-au-Prince, spécialisé dans le traitement de la tuberculose. « Je ne croyais pas avoir la tuberculose, pas du tout », disait encore récemment le jeune homme. « Mais je savais qu’ils pouvaient me faire une radio du torse. » Hélas, il avait bien la tuberculose. Les médecins lui prescrivirent le jour même un traitement combinant quatre médicaments et comportant, outre la Rifampicine, de la Strepto-mycine, antibiotique qui s’administre par injections intramusculaires. Et Jean de souligner : « Je prenais tous mes médicaments mais je continuais à tousser. »

À la fin de l’année, une crise d’hémoptysie redoubla son inquiétude. De même que sa famille, il fut terrifié de voir qu’il toussait du sang rouge vif. « Je savais que j’allais de plus en plus mal, alors je suis allé voir un pneumologue. » Le spécialiste s’étonna qu’on lui ait prescrit de la Streptomycine, médicament injectable qui ne figure généralement pas dans les traitements comportant de la Rifampicine. Il envoya Jean au sanatorium national en janvier 1998, où les frottis du jeune homme s’avérèrent positifs, sa salive contenant un nombre élevé de bacilles de la tuber-culose.

Jean séjourna au sanatorium pendant trois mois, au cours desquels il reçut un traitement identique au premier, sous observation médicale constante. Sa bacillo-scopie demeura positive pendant tout ce temps. « J’étais découragé, je voulais arrêter. J’étais sûr que ces médicaments n’allaient pas m’aider puisque je les avais pris pendant plus d’un an en restant toujours positif. J’ai arrêté de les prendre et je suis allé chez un doktè fey [« docteur feuilles », médecin traditionnel] pendant quelques semaines. » Le guérisseur lui fit absorber des préparations à base d’écorces et de feuilles d’arbres réputés guérir « la tuberculose et d’autres maladies des poumons ». Mais les symptômes persistèrent et, lorsqu’il recommença à cracher du sang, Jean retourna au sanatorium. Il reçut une nouvelle fois les médicaments de base, dits de première ligne, dont la Rifampicine et l’Isoniazide. Son lit se trouvait dans une salle commune où nombre de patients souffraient de tuberculose multi-résistante, ce qu’il savait pertinemment : « Aucun d’entre eux ne guérissait. Ils parlaient d’autres médicaments, plus efficaces, mais ils disaient que le gouvernement n’en avait pas ou qu’il ne les distribuerait pas. »

Ces médicaments, la Kanamycine, la Cyclosérine, l’Éthionamide et la Cipro-floxacine, sont beaucoup plus chers, plus toxiques et moins efficaces que la Rifam-picine et l’Isoniazide. Il n’y a aucune raison de les utiliser, sauf quand on a la malchance d’être atteint d’une souche de tuberculose résistante aux autres traite-ments. Dans ce cas, les médicaments antituberculeux de seconde ligne représentent souvent le seul espoir de guérison. S’étant procuré une ordonnance auprès d’un pneumologue du sanatorium, les parents de Jean commencèrent à vendre leurs biens (mobilier, bétail, une petite parcelle de terre) pour acheter les antibiotiques. « J’ai entamé ce traitement au sanatorium et, très rapidement, je suis devenu négatif. Je suis rentré à la maison en juillet. Mais au bout de cinq mois, mes parents n’ont plus pu acheter les médicaments et j’ai arrêté. Je suis redevenu positif. »

Bien vite, le jeune homme fut saisi d’accès de fièvre nocturnes et de sueurs très abondantes. Il toussait sans discontinuer et vivait dans la crainte de l’hémo-ptysie, car il avait appris pendant son séjour au sanatorium que ce symptôme pouvait s’avérer fatal à brève échéance. Toutefois, selon ses propres termes, le pire était à venir : « J’avais arrêté de cracher du sang mais malgré cela, ma soeur Maryse a com-mencé à tousser en octobre, puis à cracher du sang ». L’un après l’autre, tous les enfants tombèrent malades : après Maryse, l’aînée, ce fut le tour de Myrlène, qui souffrait depuis des années d’anémie falciforme, puis de Kenol, le cadet, et enfin de Shella.

L’un après l’autre, ils entamèrent le traitement de base mais leur état de s’améliora pas. « Je me sentais très mal. J’étais de plus en plus malade mais je me sentais surtout coupable », se rappelait Jean par la suite, avec beaucoup de tristesse. « Je savais bien qu’ils avaient la tuberculose multirésistante et que c’était pour ça qu’ils ne guérissaient pas. Je savais que c’était de ma faute. »

L’état des enfants ne s’améliorant pas avec les traitements de première ligne, l’infirmière qui leur administrait les injections de Streptomycine les adressa à l’ONG qui avait diagnostiqué la maladie de Jean. Selon ce dernier, « elle savait que le traitement était un échec et qu’il s’agissait de tuberculose multirésistante. Mais elle nous a dit que le gouvernement ne pouvait pas acheter les médicaments pour les patients atteints de tuberculose résistante, qu’il ne pouvait payer que le traitement de base. Elle nous a donc renvoyés vers l’ONG. » L’organisation recueillit un crachat de Jean pour pratiquer une culture et un antibiogramme permettant de déterminer l’efficacité de différents antibiotiques contre la souche pathogène. « Je n’ai jamais eu les résultats. J’y allais tous les quinze jours et, à chaque fois, on me disait de revenir deux semaines plus tard. »

L’état de Jean empira. Une hémoptysie récurrente et des quintes de toux l’empêchaient de dormir. Même les nuits où il parvenait à trouver le sommeil, il se réveillait avant l’aube. Il était à bout de nerfs, épuisé, émacié et gravement déprimé, ce dont ses soeurs étaient bien conscientes : selon Myrlène, « il s’en voulait de nous avoir tous rendus malades. Nous avons essayé de le raisonner mais il n’écoutait pas. Il s’en veut toujours ».

Toutefois, Jean ne baissa pas les bras :

J’avais entendu parler d’un endroit loin de la ville où nous aurions pu être

soignés mais j’avais du mal à y croire. Ça paraissait d’autant plus bizarre

que cet endroit se trouvait au milieu de nulle part tandis que les grands

hôpitaux de Port-au-Prince n’avaient de médicaments que pour les gens qui

pouvaient payer. Alors, je suis allé voir sur place.

Il s’agissait en effet de notre programme de lutte contre la tuberculose situé dans le Plateau Central d’Haïti, lequel est devenu un centre national de référence pour les cas de tuberculose multirésistante ainsi que pour d’autres cas compliqués de la maladie. Reposant en grande partie sur des agents de santé de la région, le programme comprend le traitement même de la maladie, mais aussi une aide matérielle et financière afin que le dénuement des patients ne nuise pas à leur guérison[1].

Le jeune homme se rendit dans le centre du pays en octobre 1999, à bord d’un de ces camions bondés qui font office de transports publics en Haïti. Bien malgré lui, sa toux et son souffle court attirèrent l’attention des gens serrés autour de lui. C’est ainsi qu’il arriva à la clinique Bon Sauveur de Do Kay. Il ne nous adressa pas la parole, se contentant d’observer : « J’ai juste passé la matinée à regarder un peu partout. » Ce qu’il vit lui plut, semble-t-il, puisque le mois suivant, il revint avec tous ses frères et soeurs. Après les analyses nécessaires, ils commencèrent le traitement contre la tuberculose multirésistante. Deux mois plus tard, les frottis étaient tous négatifs. Maintenant, les cinq frères et soeurs sont tous guéris.

Pour Jean et sa famille, le déroulement de la maladie a été dramatique. À quel stade de leur vie leur destin a-t-il été scellé? Sont-ils représentatifs des malades de la tuberculose aujourd’hui? Une approche critique de la tuberculose doit s’interroger sur la raison pour laquelle des rapports de forces sociaux se traduisent par la morbidité des individus les moins favorisés, en dépit de liens de plus en plus étroits entre les différents groupes de population et en dépit de la mondialisation. Pauvreté, inégalités sociales, politiques économiques, guerre, discriminations en fonction de l’origine ethnique, du sexe ou de la classe sociale : ces facteurs de violence structurelle ont-ils joué un rôle, et lequel, dans l’élaboration du risque et le déroulement dramatique de la maladie pour Jean?

Le parcours de Jean est typique de la situation haïtienne. Il jouit d’un droit absolu à ne pas fréquenter l’école, ne pas avoir d’électricité ni d’eau potable et ne pas bénéficier de soins dignes de ce nom. Jean s’en est mieux tiré que bon nombre d’Haïtiens puisque, en Haïti, la tuberculose est une des premières causes de mortalité chez les jeunes hommes. Jean a vu du personnel de la santé et il a séjourné à l’hôpital avant de bénéficier d’un traitement antituberculeux efficace dans une autre structure. De plus, la longue période pendant laquelle il a souffert d’une tuberculose active (qui couvre entre autres son hospitalisation dans une salle commune) explique une propagation rapide de la tuberculose multirésistante. On discerne sans difficulté des erreurs médicales, mais on pourrait être tenté d’accorder une importance trop grande aux errements des médecins, qui n’expliquent cependant pas la distribution inégale de la tuberculose. Les erreurs thérapeutiques ne créent pas la pauvreté ou les inégalités qui, elles, déterminent des taux de tuberculose variables.

L’observance du traitement et la violence structurelle

En ce début du XXIe siècle, nous sommes confrontés à un double défi : expli-quer la distribution inégale de la tuberculose et comprendre pourquoi les traitements donnent de mauvais résultats alors qu’il existe des médicaments efficaces contre la maladie depuis des dizaines d’années. Entre 1943, date de découverte de la Strepto-mycine, et la fin des années 1970, plus d’une douzaine de médicaments à l’efficacité prouvée ont été mis au point. Mais « depuis les années 1970, l’industrie pharmaceu-tique n’a pas mis au point une seule molécule antituberculeuse nouvelle », bien que certains chercheurs aient découvert par hasard des antibiotiques actifs contre le M. tuberculosis (Cole et Telenti 1995 : 701 et suivantes). Les nouvelles méthodes diagnostiques donnent des résultats tout aussi impressionnants. Les chercheurs tentent aujourd’hui de mettre au point des outils permettant d’identifier une souche de tuberculose multirésistante en moins de vingt-quatre heures. Nous disposons aujourd’hui du savoir scientifique nécessaire pour lutter contre la tuberculose mais, en vérité, cela n’inclut pas l’immense majorité des personnes malades, comme nous venons de le voir.

Si la tuberculose est inextricablement liée à la pauvreté et aux inégalités, l’expérience montre que des interventions modestes peuvent avoir des résultats spectaculaires sur l’évolution de la maladie. La solidarité pragmatique appliquée à la santé publique consiste tout simplement à permettre l’accès aux soins de façon systé-matique et engagée ; dans ce cas-ci, à consacrer plus de moyens au contrôle et au traitement de la tuberculose. Nous savons que le traitement anti-tuberculeux peut donner d’excellents résultats, même dans des situations d’absolue misère. L’équipe avec qui nous travaillons sait désormais que le taux de guérison au sein d’une population pauvre peut passer de 50 % à presque 100 % quand on apporte une aide intégrale aux patients en cours de traitement, aide comprenant un soutien financier et alimentaire (Farmer, Robin, Ramilus et Kim 1991). La solidarité pragmatique dans la santé publique, c’est prévenir dès que possible l’apparition de résistances aux médicaments, mais c’est aussi soigner des personnes comme Jean.

En identifiant l’agent microbiologique de la consomption, Koch espérait mettre fin à une époque où le seul moyen de lutter contre la tuberculose consistait à « soulager la misère ». Mais la tuberculose demeure à ce jour « le résultat de la misère sociale ». S’il est vrai que « le professionnalisme scientifique […] a sapé l’élan de la médecine en faveur des réformes sociales » (Feldberg 1995 : 38), ce serait alors une grave erreur que de dissocier la lutte contre la tuberculose du combat plus vaste contre la misère. Nos prédécesseurs, qui ne disposaient pas des mêmes moyens que nous, ont des choses à nous apprendre : « Au sein d’une population, une pauvreté plus ou moins grande s’accompagne de plus ou moins de tuberculose. On peut en dire autant d’une surpopulation plus ou moins grande, de logements plus ou moins salubres, ou de métiers et d’industries plus ou moins hygiéniques » (Krause 1923, cité dans Feldberg 1995 : 107). Ce constat conserve toute sa validité quatre-vingts ans plus tard, d’autant plus que la mondialisation a accentué les conséquences du pouvoir, de la domination, de l’hégémonie et de l’oppression, comme les ont définies les sciences sociales (Foucault 1976 ; Bourdieu 1979).

Il faut toutefois éviter « le nihilisme en santé publique » (Bayer 1990 ; Farmer et Nardell 1998). Nous n’avons pas de traitement contre la pauvreté et les inégalités, mais nous savons guérir pratiquement tous les cas de tuberculose. Les partisans de l’accès aux médicaments pour tous ne doivent pas borner leur analyse de la situation au champ de la tuberculose. En Haïti comme en Afrique, les bailleurs de fonds nous demandent de choisir entre la lutte contre la tuberculose et la lutte contre la malnu-trition. Tous les appels à des politiques plus ambitieuses sont contrés par un utili-tarisme particulièrement borné : les interventions contre la tuberculose multiré-sistante, nous dit-on, ne sont pas rentables. L’ineptie de cette approche et ses nombreux paradoxes n’échappent pas aux pauvres.

Revenons à la question cruciale : si une thérapie efficace existe depuis des dizaines d’années, pourquoi la tuberculose demeure-t-elle la maladie infectieuse la plus mortelle au monde? Il ne manque pas d’avis sur ce sujet. Dans un article rédigé en 1993, trois pneumologues affirmaient que « ce qui entrave le plus le traitement et le contrôle de la tuberculose, c’est la non-observance de la thérapie par le patient » (Menzies, Rocher et Vissandjee 1993 : 36). Nous ne voyons ici aucune référence à des obstacles structurels à la thérapie et à la façon dont la violence structurelle y contribue. Il est clair que l’assurance avec laquelle ces opinions sont affirmées n’est en aucune façon garante de leur véracité. Des avis si divergents sur un même sujet ne peuvent tous se révéler exacts. Certaines causes invoquées sont sans fondement. Au coeur de ces débats, on trouve une fois de plus la question de « l’observance ». « Ce terme a une douteuse connotation. Il laisse entendre que le patient est [idéale-ment] docile et soumis à son médecin » (Sumartojo 1993 : 1318). Mais notre expé-rience en Haïti nous amène à penser que ce terme a le fâcheux inconvénient d’exa-gérer le rôle du patient et qu’il laisse entendre que tous les malades ont la faculté d’accepter ou de refuser de se soumettre aux thérapies anti-tuberculeuses. La non-observance en tant qu’explication des mauvais résultats du traitement n’a pas beaucoup de sens si, de toute manière, la moitié de toutes les tuberculoses n’est même pas diagnostiquée. Selon l’OMS, en 1992, les programmes antituberculeux reconnaissaient, pour la moitié d’entre eux, avoir été en rupture de stocks de médi-caments au cours des années précédentes (Weil 1994).

En tous lieux et en tous temps, l’expérience a montré des différences radicales dans l’aptitude des populations à observer des thérapies contraignantes, qu’on leur demande de quitter des « climats favorisant la tuberculose », comme au XIXe siècle, ou de prendre des médicaments coûteux pendant un an. La plupart des études récentes attribuent l’échec des traitements soit au patient, soit aux médicaments, soit au projet lui-même. Mais, sous ces distinctions, il existe des théories plus générales sur la nature de ces obstacles.

S’il ne faut pas les négliger, les facteurs culturels, politiques et économiques n’ont pas la même importance dans toutes les régions. Et, si les considérations culturelles (tels que les stigmates généralement attachés à la tuberculose) sont tout à fait déterminantes dans le monde industriel, elles le sont moins en Haïti. Dans ce pays, les facteurs de succès ou d’échec – comme l’exposition aux mycobactéries, la réactivation d’une infection endogène à la tuberculose, les complications, l’accès à la thérapie, la durée de la convalescence, le développement d’une résistance aux médicaments, le degré de destruction des tissus et, pour finir, la mortalité – sont essentiellement déterminés par des variables économiques. Cet aspect souligne la primauté des considérations économiques dans les régions pauvres et les consé-quences de la mondialisation et des politiques de santé internationale.

Un point de vue biosocial sur la tuberculose met en relief les difficultés politiques, économiques et culturelles qui compromettent le traitement efficace de cette maladie (et de la chimioprophylaxie). Il autorise à considérer le concept d’« observance » comme peu opératoire dans des pays comme Haïti, où les pauvres sont en permanence exposés à la tuberculose et incapables d’accéder aux soins appropriés. Bien trop souvent, la notion de non-observance sert d’explication facile à l’échec d’un programme de santé publique. La responsabilité du malade ne devrait être invoquée qu’après avoir exclu d’autres causes déterminantes : programmes mal conçus et manque d’accès aux soins.

Progrès médical et inégalités sociales

Tout en soulignant la nature sociale des inégalités en matière de santé, nous refusons de tomber dans le piège qui consisterait à condamner le progrès médical. Certaines voix s’élèvent pour dénoncer comme incompatible une analyse sociale de la maladie et un plaidoyer en faveur d’une médecine de pointe. Mais la réalité est tout autre : on ne peut rien reprocher à la médecine high-tech sauf de n’être pas assez répandue. Elle reste en effet concentrée là où ses effets sont limités. Nous avons besoin d’hôpitaux et services cliniques plus nombreux et plus sophistiqués pour les malades marginalisés par la pauvreté et les discriminations. Des milliers de malades de tuberculose seraient en vie aujourd’hui si leur maladie avait été diagnostiquée et traitée à temps. Les pauvres ont besoin de ce que la médecine fait de mieux. Il y a aujourd’hui deux poids, deux mesures, et il est temps de remettre cela en cause.

Ces voix-là disent aussi que des interventions cliniques efficaces permettraient souvent d’effacer les conséquences des inégalités sociales, objectif que beaucoup d’acteurs sanitaires ont fait leur. Nous pouvons le prouver : l’évolution de la tuber-culose chez les patients démunis d’Haïti peut être aussi favorable que n’importe où ailleurs (Farmer, Robin, Ramilus et Kim 1991). Toutefois, nous devons nous souve-nir qu’effacer les inégalités dans l’évolution des maladies n’équivaut pas à éliminer les dynamiques sous-jacentes de l’inégalité elle-même. Et l’étude des inégalités est peut-être encore plus éloignée de ce but, quoiqu’une aspiration à plus d’équité préside souvent à de telles recherches, comme le fait remarquer l’économiste et philosophe Amartya Sen :

Quand nous observons les inégalités de par le monde et que nous affirmons qu’elles sont une cause, remédiable, de morbidité, de sous-alimentation ou de mortalité, nous n’examinons pas seulement des différences de niveau de vie, nous défendons aussi les libertés essentielles auxquelles nous attachons de la valeur.

Sen 1992 : 69

Les inégalités sont, de façon très pratique, le fléau de notre époque. Les démunis et les exclus en supportent le poids et tout le monde ne peut pas revendiquer le rôle de la victime (Castro et Farmer 2002). Cependant, et cela mérite d’être signalé, même les sociétés riches, avec une exclusion sociale croissante, sont déchirées par les inégalités et privées de cohésion sociale. Cette absence de cohésion entretient un rapport direct avec des taux de morbidité et de mortalité accrus au sein de certaines catégories de la population : « Il est clair désormais que l’écart des reve-nus dans un pays détermine pour une large part la qualité des soins. L’écart des revenus influe sur la santé en influant sur la cohésion sociale » (Wilkinson 1996 : ix). Les inégalités sociales déterminent souvent la répartition des fléaux modernes aussi bien que l’évolution clinique de la maladie chez les personnes démunies. L’iné-galité en tant que telle s’avère donc être une force pathogène. L’aggravation des injustices sociales a de lourdes implications à une époque de grands progrès scien-tifiques et technologiques. Si nos thèses sont fondées, les fléaux de notre temps s’appuient sur des « cofacteurs » tels que les inégalités. En d’autres termes, ces der-nières contribuent à prolonger les épidémies ou à les faire apparaître. Garantir à tous un meilleur accès aux soins efficaces n’est que le premier pas, indispensable, pour mettre fin à ces épidémies.