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À la lecture du titre de son ouvrage, on peut se demander ce que Roger D. Abrahams entend exactement par l’expression « poétique des pratiques vernaculaires ». Et il s’explique bien vite : « Perhaps I mean a poeticizing of everyday practices, looking at vernacular culture as animated by our making and doing things with style » (p. 1). Le projet de l’auteur est donc d’étudier diverses manières qu’ont les gens de signifier leur appartenance culturelle, à travers autant d’occasions : rencontres impromptues, conversations, manifestations, spectacles, parades, festivals, rituels, etc. Ces réunions plus ou moins organisées sont étudiées sous l’optique du jeu ; au cours de celles-ci sont mises au jour et négociées des questions identitaires aux plans individuel et social. Or, selon l’auteur, sans la présence de bonne volonté (goodwill) chez les joueurs, la friction engendrée par les rencontres pourrait échauffer les esprits et faire exploser les tensions au lieu de les résoudre – momentanément.

Pour mener à bien son projet, Abrahams emploie une approche double, ethnométhodologique et structuraliste. Ainsi, la description et l’analyse (selon les approches situationnelle et cadrée) de certaines pratiques fournit l’occasion de les distinguer entre elles dans un schème général allant du plus simple (le croisement de deux individus) au plus complexe (la vie dans une société multiculturelle). Plus spécifiquement, l’auteur s’intéresse à des éléments qu’il qualifie de folkloriques, ces gestes et expressions faisant montre de la vigueur d’une mémoire culturelle qui se perpétue par-delà la multiplicité et la profondeur des contacts entre les peuples.

Ainsi, Abrahams porte attention aux proverbes, devinettes, farces, superstitions, châtiments et bénédictions qui tissent la vie courante des membres d’une société donnée, et qui, d’une manière subtile, incluent ou excluent des paroles et des comportements du champ du souhaitable. Mais encore, Abrahams montre bien la capacité qu’ont ces bribes de culture à s’adapter aux divers contextes auxquels les individus font face, et ce, peu importe l’époque : « The subject of a proverb, superstition, or exemplary story will be judged to be pertinent or irrelevant to the problem at hand » (p. 60).

Cette notion de conflit, de tension, de problème, donc, se trouve au coeur de l’ouvrage. Pour Abrahams, les sociétés sont formées d’une somme de zones mouvantes : « Zones are locations without center or periphery, in which activities with deeply encoded and compressed meanings take place » (p. 141). Lorsque celles-ci se touchent, une situation potentiellement problématique émerge. Or, les pratiques vernaculaires étudiées auraient pour but, entre autres, d’ouvrir les frontières entre les zones et de permettre des échanges de toutes sortes, sous un mode ludique : « From the perspective of vernacular interactions among and between realms, playing is the most profound way in which the principle of goodwill and good manners is given expression » (p. 96). Car le jeu symbolise les relations de pouvoir et peut s’en permettre une redéfinition salvatrice. En s’y adonnant, les joueurs peuvent tester « virtuellement » l’étanchéité des frontières entre gens et sociétés, avant de revenir au quotidien, armés des découvertes acquises et prêts à les mettre en pratique.

L’aspect le plus intéressant de l’étude de Roger D. Abrahams est qu’il tient compte du mouvement, de la dimension processuelle inhérente à toute identité, qu’elle soit individuelle ou culturelle. La dernière partie de l’ouvrage – qui cependant aurait gagné à être mieux reliée aux premières – porte d’abord sur l’identité, mais aussi et surtout sur les mélanges entre des cultures ayant mis de côté le conflit, au profit du partage. Après s’être arrêté sur la notion de créolisation, qui tend de nos jours à perdre de son caractère négatif, Abrahams conclut en traitant du concept de diaspora, qui serait le plus apte à rendre sa pensée d’une identité vivante en mouvement, toujours requestionnée, toujours revivifiée : « If, by calling ourselves diasporics, we license groups to display themselves in a positive way, and thus celebrate again a sense of community forged out of this experience in common, so much the better. All of life will be festivalized, carnivalized, made into a spectacular show » (p. 258). Il peut être idéaliste de toujours croire à une possible bonne volonté de la part des protagonistes d’un éventuel conflit, mais ne pas y croire peut plus souvent conduire à un échec ou à une partie nulle. Il reste à espérer que le jeu demeure un jeu, et qu’il ne se transforme pas en une injonction à changer.