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Cet ouvrage examine comment les pratiques de la vie quotidienne des habitants de la Chine postsocialiste sont encore fortement habitées par celles de son passé maoïste. Plus particulièrement, l’auteure explore la manière dont les désirs et les envies des individus s’expriment, et comment les valeurs de la période maoïste, profondément ancrées dans le travail, la production et la collectivité, ont fait place à des pratiques et des discours articulés autour du marché, du capitalisme et de l’individualisme. Farquhar analyse ces changements à travers l’examen minutieux des évènements « ordinaires » de la vie quotidienne, s’exprimant dans les expériences « encorporées » qui s’articulent autour de l’appétit pour la nourriture et le sexe.

L’originalité de l’ouvrage se situe dans cette perspective, qui allie des intérêts pour les pratiques concrètes, l’expérience sentie et le discours. Par ailleurs, ce livre est remarquable par son approche des questions ethnographiques. En effet, l’auteure, qui possède une longue expérience de recherche en Chine sur des questions liées à l’anthropologie médicale et du corps, combine à ses données ethnographiques une analyse de discours d’ouvrages cinématographiques, littéraires, publicitaires et scientifiques. Elle effectue ainsi un mélange de sources et de genres, interprétant ces ouvrages comme étant des textes ethnographiques à part entière. Qualifiant son approche d’ethnographie itinérante ou cosmopolite, elle puise dans ces sources et y traite le corps comme étant une formation de la vie quotidienne, alors que cette dernière est profondément marquée par les discours, qui sont à leur tour alimentés par la vie matérielle. Par cette anthropologie singulière du corps, l’auteur relève le défi qu’elle se pose de ne pas insister sur l’exotisme de la Chine, mais au contraire de la présenter comme étant un lieu de production d’expériences communes dans ses fondements au reste du monde.

À travers son livre, qui couvre dans un premier temps le rapport corporel à la nourriture, l’auteur examine les paradoxes, les résistances et les négociations ancrés dans l’amalgame des périodes maoïstes et postsocialistes. L’auteur présente entre autres comment les pratiques de la médecine traditionnelle chinoise traitent les corps marqués par des politiques ayant causé des famines. Farquhar démontre, grâce à l’analyse de trois oeuvres cinématographiques provenant d’autant d’époques, comment le corps et l’alimentation sont des faits politiques changeants. Les histoires personnelles qui émergent dans ces productions montrent comment l’individualisation à laquelle on assiste ne constitue pas une dépolitisation, mais plutôt une privatisation de la société dans la quotidienneté, entraînant un certain malaise pour la génération qui chevauche actuellement les périodes du maoïsme et de la réforme. Ce malaise est lié aux privations et aux excès vécus, comme la pratique nouvelle de dresser de grands banquets en témoigne, des phénomènes interprétés à la lumière des principes de la médecine chinoise.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteure poursuit sa réflexion en étudiant comment la vie des individus, la sexualité et l’érotisme s’articulent dans la culture populaire des dernières années, soulignant de nouvelles valeurs politiques libérales. Elle examine la manière dont les individus et les corps se privatisent et sont construits à travers la sexualité moderne. En étudiant les campagnes d’éducation sexuelle et les enquêtes nationales sur la sexualité des Chinois, Farquhar avance que l’État construit ce qu’il dit décrire. Il normalise et naturalise la sexualité qui émerge de ses études, créant un objet scientifique et pédagogique qui avance le projet civilisateur de modernisation nationale et de normalisation bourgeoise. Ce processus est en marche au moment où les textes anciens sur l’art érotique chinois sont de nouveau permis et mis de l’avant dans la culture populaire, contribuant ainsi d’une manière renouvelée au nationalisme chinois. S’inscrivant en faux par rapport au maoïsme, ces textes, avant que de parler de sexe, renvoient au monde moderne et global dans lequel se trouve la Chine, où les désirs privés et l’art ancien sont désormais permis.

L’ouvrage de Farquhar n’est pas un livre sur l’histoire récente de la Chine ou une analyse traditionnelle des défis qu’affronte ce pays dans le contexte de la mondialisation. C’est plutôt un texte clé pour quiconque s’intéresse à la Chine dans ses détails et son histoire « parallèle ». De même, ce livre intéressera les lecteurs préoccupés par les problématiques liées au corps ainsi qu’aux questions ethnographiques. Chacun de ces éléments est exposé dans sa complexité, alors que l’auteur mélange avec beaucoup de finesse différentes perspectives ayant souvent été présentées comme dichotomiques dans la littérature. De même, cet ouvrage donne un angle de réflexion très original sur les questions de postsocialisme : la subtilité et la complexité de ce processus sont mises à jour, et non pas présentées sur une base temporelle linéaire où les valeurs, les perceptions, les enjeux, et les pratiques ne seraient que « naturels » à l’économie de marché. L’écriture vivante de Farquhar ajoute enfin à la qualité de ce livre qui contribue de manière importante à ce type d’étude.