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Le médecin et anthropologue Paul Farmer partage dans Pathologies of Power son expérience et son savoir concernant la violation des droits humains dans le monde. Fervent défenseur de la théologie de la libération, il essaie de mobiliser l’analyse du social pour explorer et déplorer notre tolérance collective aux souffrances extrêmes, aux abus et aux violations des droits de l’homme.

L’ouvrage veut rendre compte des causes sociales de la violence structurelle (« structural violence »). Pierre angulaire de sa démonstration, ce concept est censé permettre l’analyse des mécanismes de pouvoir qui s’exercent sur les individus. Il est parfois utilisé comme synonyme de « structures sociales inégalitaires » (p. 230) et plus largement « comme une rubrique générale incluant une quantité d’offenses envers la dignité humaine : pauvreté extrême et relative, inégalités sociales allant du racisme aux inégalités de genre, et enfin les formes de violence les plus spectaculaires et qui constituent incontestablement des violations des droits de l’Homme, punissant parfois des individus après qu’ils ont tenté d’échapper à la violence structurelle […] » (p. 8).

Farmer adopte une posture visant à dépasser la simple compassion en la conjuguant à l’action orientée pour venir en aide aux individus victimes de cette violence. Pour cela, il défend une solidarité pragmatique : non seulement il faut analyser les causes des inégalités sociales mais aussi agir concrètement en prenant en compte l’expérience de ceux qui vivent ces discriminations. Il nous enjoint donc de prendre parti pour les pauvres (« make a preferential option for the poor ») (p. 139) en les épaulant dans leur quotidien et en les soignant.

Son approche consiste à penser et agir sur deux niveaux : localement et globalement (p. 159), méthode qui, selon lui, permet véritablement « d’affronter les structures qui créent et maintiennent la pauvreté, les structures qui rendent les individus malades » (p. 159). En outre, sa démarche s’appuie sur une mise en perspective historique, une volonté d’étendre géographiquement ses études et la prise en compte simultanée de différents axes d’analyse du social tels que l’ethnie, le genre ou encore la classe sociale. Il tire ses matériaux d’une enquête sur plusieurs sites qu’il a notamment pu réaliser grâce à l’association Partners in Health dont il est le membre fondateur. Il a ainsi enquêté auprès de paysans haïtiens, d’habitants du Chiapas, de détenus infectés par la tuberculose dans les prisons russes ou de prisonniers haïtiens séropositifs détenus sur la base américaine de Guantanamo. L’ouvrage très documenté est composé de deux parties et de neufs chapitres, chacun renvoyant à l’analyse d’un terrain spécifique. L’ouvrage alterne des récits de violences subies relevant de différents niveaux : emprisonnements abusifs, coups d’État, assassinats politiques, refus d’administration d’un traitement médical efficace. Ces pratiques sont pour Farmer la conséquence du pouvoir d’États ou d’organismes internationaux défendant leur intérêt propre ou privilégiant le rapport coût-efficacité au détriment de la santé et du bien être des plus démunis.

S’élevant contre le relativisme culturel, il refuse de laisser la question des droits de l’homme aux seuls juristes, avocats ou journalistes et invite les chercheurs en sciences sociales à interroger les violations de ces droits fondamentaux comme pathologies du pouvoir et à agir en conséquence.

L’ouvrage souffre de plusieurs écueils : le concept de violence structurelle aux contours flous est difficile à mobiliser pour une analyse minutieuse des inégalités sociales dans leur spécificité. D’autre part, la teneur moraliste voire prophétique des propos de Paul Farmer vise plus à stimuler les élans de compassion d’un large public invité à oeuvrer pour soulager les souffrances des pauvres que la réflexion et l’analyse. Les éditeurs ne s’y sont pas trompés en illustrant l’ouvrage de photographies rappelant celles des appels aux dons humanitaires : en couverture et pleine page un cadrage serré sur deux visages d’enfants noirs de quartiers pauvres et en quatrième de couverture, Paul Farmer, tout sourire, avec un jeune haïtien soigné de la tuberculose. Cette interférence, entre le rôle du médecin humanitaire et celui de l’anthropologue, nous interroge sur le sens de la démarche scientifique : un raisonnement soutenant une bonne cause est-il pour autant nécessairement scientifiquement juste? L’exactitude d’une analyse s’évalue-t-elle à sa capacité de légitimer, produire ou renforcer les élans du coeur, aussi pragmatiques soient-ils, envers les plus défavorisés?