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En examinant la manière dont les auteurs africains traitent de la magie pour construire leurs récits et donner du sens à leur œuvre littéraire, Garnier développe par étapes systématiques une vaste réflexion sur le réel et le rationnel. Pour ce faire, il croise les approches de la critique littéraire, appliquée à une trentaine de romanciers africains, et de l’ethnologie dont il sollicite de nombreux auteurs.

La caractéristique du roman en tant que fiction écrite, c’est qu’il livre son sens en même temps que le récit, à l’intérieur du texte, tandis que le sens des récits oraux recueillis par les ethnologues se trouve dans la société qui le produit. Le monde fictionnel ne reflète pas le monde vécu, il le questionne : c’est une façon de « penser le monde ». Ainsi, Garnier situe la magie dans le roman : « Entre le récit, le monde visible et le monde invisible, s’engage une partie serrée dont l’enjeu est le statut de la réalité » (p. 5). Les romans sont répartis, aux fins d’analyse, selon la position de leurs auteurs vis-à-vis des faits livrés dans le récit.

Les romans réalistes irrationnels offrent à leurs lecteurs africains des copies exactes d’une vie quotidienne encerclée par le surnaturel. Ils reprennent un discours de vérité sur le monde dont le narrateur se fait totalement complice, celui de la pensée magico-religieuse. Ni rationnelle, ni réflexive, ni spéculative, c’est une pensée concrète, indissociable du réel, mais d’un réel élargi au monde invisible dans lequel se trouvent les causes des événements visibles. La seule alternative possible à cette pensée unique est le chaos, l’anomie qui survient dans les romans avec l’intervention des missionnaires et du vocabulaire de la croyance, qui suppose le vrai et le faux.

Le roman positiviste met en question l’existence même du monde invisible. Face à une pensée irrationnelle qui voit dans les rites et les sacrifices la preuve de l’existence des ancêtres puisque c’est d’eux seuls qu’ils prennent leur sens, le roman positiviste apporte la preuve inverse par l’inefficacité du rite. Evans-Prichard avait déjà noté que l’épreuve des faits n’est pas applicable à la magie qui, contrairement aux théories universelles, est indissociable des circonstances singulières (p. 42). Provoquant un décrochage du récit, l’auteur positiviste in-troduit par un coup de force les notions de croyance et de connaissance et les confond en jugeant « fausse » la croyance dans l’efficacité de la magie.

Garnier qualifie de romans spiritualistes un troisième groupe de récits où affleure l’idée de progrès de l’homme par son travail. Ces récits introduisent la notion de destin qui permet, après coup, la constitution de sens. La magie est alors « une pratique consistant à agir sur les signes pour tenter de ‘‘rectifier la destinée’’ » (p. 50), souvent par le sacrifice, action physique sur l’invisible. Loin d’être une fatalité, le destin est ici parallèle à l’ordre du monde.

La magie se caractérise par son statut d’immanence et ses forces impersonnelles, à l’opposé des formes personnelles et transcendantes du pôle religieux. Les romans de magie superposent au monde invisible réel « une dimension spirituelle des choses » où opèrent les jeteurs de sorts, doués de double vue. Garnier souligne le caractère essentiel de cette véritable quatrième dimension de l’espace. Neutre, la force magique est actionnée par les magiciens pour de bons ou de mauvais desseins ; elle peut mobiliser les figures du monde invisible ; elle fonctionne selon des lois mécaniques de sympathie.

La sorcellerie, présentée comme l’envers des représentations, comme un monde « absolument rebelle », se distingue de la magie noire en ce qu’elle est inacceptable. Pouvoir intérieur à la personne et pouvant s’exercer à son insu, la sorcellerie est associée en Afrique à la métamorphose animale ou au pacte avec les animaux, ainsi qu’à la dévoration des victimes. Les sorciers forment une contre-société fondée non sur l’organisation mais sur la multiplicité. Dans un monde sans transcendance, la sorcellerie sert à rendre compte du non-sens qui me-nace l’ordre du monde.

Pour disqualifier les croyances à la sorcellerie, les « romans de la rumeur » utilisent le concept de bouc émissaire qui transforme les sorciers en victimes. L’accusation de sorcellerie y est présentée comme un acte d’exclusion sociale plaçant la victime, pour expliquer des événements troublants, dans une position d’extériorité totale où elle perd toute identité hu-maine.

Les derniers romans présentés dans cette étude opèrent « une plongée dans les processus de déréalisation ». Ces textes mettent en scène des figures héroïques sans aucune dimension intérieure qui explorent des champs de forces débridées ; les récits sont bâtis sur la multiplicité, l’extériorité des figures, l’événement.

De cette analyse littéraire organisée selon un cheminement précis, Garnier dégage, par un remarquable effort de formalisation, une théorie du réel dans l’univers magique africain. Le monde réel, fait de représentations, est sous-tendu par des forces magiques que le roman laisse remonter à la surface du récit. Surplombant le champ de forces et les représentations, les figures (destin, sorcier, etc.), elles aussi magiques, sont ce par quoi est capté le sens du monde : « Les représentations ne seraient que l’actualisation de ces figures dans des formes ». C’est dans l’événement que se fait la coïncidence entre la force et la figure. Les derniers romans analysés, les plus éloignés d’une pensée rationnelle, renoncent à donner à ces forces un nom, des représentations, et disent cette réalité brute « qui nous cerne de toutes parts » et que l’on ne peut qu’éprouver.

Cette étude présente pour les ethnologues le grand intérêt de mettre au premier plan le sens que les auteurs africains ont construit, dans leurs œuvres littéraires, autour des faits de magie et de leur place dans les sociétés africaines contemporaines.