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La récente guerre de Yougoslavie a été le premier conflit armé sur le continent européen depuis la Seconde guerre mondiale[1], et l’émotion qu’elle y a suscitée est en partie liée à ce caractère « inédit » — ou du moins s’est-elle exprimée comme telle. Son règlement et le rétablissement de la paix ont de même constitué une expérience inédite pour l’Europe née en 1945. De nouveaux pays, de nouveaux États ont été érigés. Cette redéfinition territoriale n’est certes pas la seule qu’ait connue le continent dans la dernière décennie du vingtième siècle. Mais elle est la seule à être advenue à la suite d’une intervention armée de la « communauté internationale » et sous l’égide de celle-ci. Elle touche donc directement aux principes de l’ordre européen, et elle constitue l’occasion d’interroger ses concepts fondamentaux. Cette interrogation, nous l’articulerons ici à partir d’un constat liminaire : celui de l’échec, théorique avant que d’être politique, de la République fédérative de Yougoslavie, celui de son aporie conceptuelle; aporie et échec dont nous verrons la manifestation dans les recensements qu’elle a régulièrement organisés jusqu’à son éclatement, et notamment dans le destin d’une catégorie statistique spécifique et minoritaire, figurant paradoxalement sous l’appellation de « Yougoslaves ».

L’Europe des nationalités : principes et arrangements

L’effondrement de la Fédération yougoslave a créé au sud-est de l’Europe un vide semblable à celui qu’avait laissé au début du siècle, dans toute sa partie centrale et sud-orientale, la disparition des empires austro-hongrois et ottoman. Parmi les « quatorze points » énoncés alors par le président américain Wilson pour instaurer un nouvel ordre mondial après la guerre de 1914-1918, l’application du « principe des nationalités » est sans conteste celui qui aura le plus profondément et le plus durablement marqué l’histoire européenne. Les traités de Versailles, Saint-Germain-en-Laye, Neuilly (1919), Trianon et Sèvres (1920) — auxquels il faut ajouter celui de Lausanne, à la suite de la guerre gréco-turque (1923) — redessinèrent les frontières pour doter, dans la mesure du possible, chaque nationalité de son territoire et de son État.

Ce principe appliqué à l’Europe au début du vingtième siècle relève de l’ethno-nationalisme, c’est-à-dire d’un nationalisme qui utilise le langage de l’ethnicité et en manie la logique identitaire. Le fait qu’il ait été promu par la diplomatie américaine ne signifie évidemment pas qu’il fût étranger aux conceptions européennes. Les révolutions nationales du dix-neuvième siècle s’en réclamaient, et il avait commencé d’être mis en oeuvre, sous l’égide des « grandes puissances », à l’encontre de l’empire ottoman. La nationalité, telle qu’elle se définit idéologiquement et politiquement et telle qu’elle est définie théoriquement par des auteurs comme Weber (1971) ou Van Gennep (1995), est la projection politique de l’ethnie, autrement dit une entité collective conçue comme naturelle — ou tout au moins comme immanente à la réalité sociale — et se posant en tant qu’acteur politique. Le principe des nationalités repose sur le postulat de la nationalité comme essence.

Chaque nationalité, dit le principe, doit avoir son État et son territoire. L’application, évidemment, doit s’accommoder de quelques approximations. Le problème majeur est celui de l’adéquation entre nationalité et territoire. Les relations entre grandes puissances, les réalités géographiques, économiques, militaires imposent leurs contraintes aux diplomates en charge de redessiner les frontières. Des arrangements avec l’ethnicité, des exceptions à la règle sont nécessaires, qui ne manqueront pas d’être ultérieurement contestés, lorsque la situation et les rapports de forces auront changé. Le cas des Allemands des Sudètes constitue un exemple à la fois paradigmatique et paroxystique des mines laissées par les traités de 1919-1920 sur le terrain européen. Le principe se heurte là à une difficulté intrinsèque. Il affirme que chaque nationalité a droit à son État et à son territoire, mais il ne dit pas — car il est clair que dès lors il ne serait pas applicable — que chaque nationalité doit être tout entière contenue dans son territoire. Il renferme donc en lui-même la notion de minorité, de minorité nationale. Or, il est lié étroitement, constitutivement pourrait-on dire, à un autre principe, qui est celui de la démocratie. Tous deux ont émergé au dix-neuvième siècle, enfants de l’État moderne et de la science statistique, tous deux reposent sur la loi du nombre. Qui dit nationalité dit population identifiée et donc dénombrée. Cependant, dans le jeu démocratique, être minoritaire signifie être battu. L’application du principe des nationalités engendre donc, de manière quasi automatique, des situations minoratives — dans tous les sens du terme. La sortie de la contradiction peut être tentée, soit de façon conflictuelle et violente — le vingtième siècle européen en a multiplié les exemples —, soit de façon organisée et juridique, à coups de statuts particuliers et de protections internationales, c’est-à-dire de dérogations à l’un et à l’autre des deux principes.

Les nationalités, toutefois, peuvent être reconnues comme éléments structurants d’un système politique sans que leur soit nécessairement attaché le principe qui porte leur nom. C’est du moins le cas dans leur conception austro-marxiste (Bauer 1987 [1924]; Haupt, Lowy et Weil 1974). Celle-ci prend le contre-pied de la proposition selon laquelle les frontières d’État doivent correspondre aux démarcations nationalitaires. Elle repose sur deux idées clés. Tout d’abord elle déterritorialise la nationalité : elle ne voit aucun lien logique, aucun lien de nécessité entre celle-ci et la notion de territoire[2]. En cela elle est probablement la mieux adaptée, ou en tout cas plus adaptée que le principe mis en oeuvre après 1918, aux sociétés à structure ethnique — c’est-à-dire à composition multi-ethnique — dont l’Europe centrale offrait le modèle. Et sans doute n’est-il pas fortuit qu’elle ait été élaborée par des marxistes originaires de cette région. En second lieu, elle postule que la nationalité est une affaire de choix, d’adhésion personnelle.

Le second postulat du modèle austro-marxiste confère une importance politique majeure aux recensements, où l’on pose aux individus la question de leur nationalité, de leur « appartenance nationale » et certaines questions afférentes (concernant la langue, la religion, etc.). Un pays influencé par un modèle de ce genre se signalera par la régularité de telles consultations, « régularité » signifiant en l’occurrence à la fois périodicité, conformité aux règles et absence de dramatisation. À l’inverse, les recensements risquent d’attiser les contradictions inhérentes à un État formé en application du principe des nationalités (c’est-à-dire correspondant à une nationalité) avec reconnaissance de minorités. Ils peuvent en effet offrir le prétexte d’une remise en cause du statu quo sur lequel est fondé le statut de celles-ci (Gossiaux 1993).

Le système des nationalités dans la Yougoslavie socialiste

La Yougoslavie socialiste peut être considérée comme l’exemple idéal-typique des pays pour lesquels les recensements constituent un mode essentiel de régulation politique. Organisés tous les dix ans (les années en 1), ils y représentaient une des rares pratiques institutionnelles stables. La République fédérative a en effet été par ailleurs une sorte de chantier permanent : trois constitutions, celles de 1946, de 1963 et de 1974, mais aussi, entre-temps, des réformes fondamentales en 1953 (loi constitutionnelle) et en 1968 et 1971 (amendements constitutionnels). La tendance générale a été une décentralisation toujours plus grande et une dilution théorique et effective du pouvoir — jusqu’à la réaction de la fin des années 1980 et l’ultime réforme constitutionnelle de 1989, concernant spécifiquement la République de Serbie mais affectant par contrecoup tout l’édifice fédéral. Les principes de base, cependant, étaient posés dès l’origine. Ils résident essentiellement dans la distinction des dimensions territoriale et nationalitaire du fédéralisme. La « deuxième Yougoslavie » est à la fois une Fédération de républiques et une Fédération de peuples — ou de nations : le serbo-croate narod peut être traduit par l’un ou l’autre termes —, sans qu’il y ait stricte coïncidence entre peuple et république. On peut ainsi être serbe (ou croate, ou slovène, etc.) de plein droit sans être ressortissant de la république de Serbie (de Croatie, de Slovénie, etc.), et réciproquement. Conformément à son étymologie, la Yougoslavie fédère six peuples sud-slaves : les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Monténégrins, les Macédoniens et les Musulmans. Ces derniers, appelés couramment Bosanci (Bosniaques), ont été reconnus tardivement comme narod, ne pouvant se déclarer en tant que tels qu’à partir des années soixante[3]. Si dans cinq cas il y a une correspondance onomastique entre la république et le peuple qui y est majoritaire, la république de Bosnie fait donc exception puisque, à l’encontre de l’ethnonymie populaire, aucun peuple ne peut officiellement être qualifié de « bosniaque ». Les Musulmans-Bosanci, au demeurant, n’y sont majoritaires que d’une manière relative, les Serbes étant presque aussi nombreux, et les Croates représentant à peu près un cinquième de la population.

À côté des six peuples sud-slaves, la Fédération compte un certain nombre de narodnosti, ce terme[4] désignant ce qu’ailleurs on appellerait des minorités nationales, c’est-à-dire des groupes pouvant être référés à un État extérieur, à une « mère patrie ». Le plus important de ceux-ci, numériquement, est constitué par les Albanais, qui sont principalement installés en Macédoine et surtout au Kosovo, érigé pour cette raison en « province autonome » de la république de Serbie. Le deuxième est celui des Hongrois, en Vojvodine (région qui jouit également d’un statut d’autonomie au sein de la Serbie). La notion de narodnost a été étendue à des groupes ethniques sans référence extérieure, comme les Roms ou les Valaques[5]. Si les autorités yougoslaves ont, à partir de 1963, soigneusement évité le terme dépréciatif de « minorité », le suffixe -nost porte en lui-même une connotation minorante par rapport aux six narodi, aux six peuples considérés comme fondateurs de la Fédération (même si en réalité ils n’étaient que cinq initialement et si les Musulmans n’ont été considérés comme tels que par la suite). Cependant, au fil des réformes institutionnelles, les statuts se sont rapprochés, au point que la Constitution de 1974 définit explicitement la fédération yougoslave comme une communauté de « nations et de nationalités égales en droit » (égalité obtenue de fait dès 1968).

Institutionnellement, la représentation de ces « nations et nationalités » passe essentiellement par leur inscription territoriale, par « leurs » républiques et régions autonomes. Le Conseil des Républiques et Provinces est ainsi doté, en matière législative et de contrôle, de pouvoirs étendus, avec des règles de fonctionnement telles que chacune de ces entités dispose de facto d’un droit de veto[6]. Cependant, cette sorte de représentation est par nature imparfaite. Si les grandes nationalités, qu’elles soient baptisées narod ou narodnost, ont pour la plupart un territoire qui apparaît comme leur et dont, dans le cas des républiques, elles sont éponymes, il existe de notables exceptions. Nous avons évoqué celle des Musulmans de Bosnie, parmi les « peuples fondateurs ». Mais un groupe important comme celui des Hongrois (presque un demi-million au recensement de 1971, pratiquement autant que les Monténégrins) se trouve dans une situation comparable : ils sont concentrés en Vojvodine, mais n’y sont pas majoritaires (pas même, en l’occurrence, de façon relative). Les petites nationalités, pour leur part, qu’elles soient référées à un État extérieur, comme les Turcs (présents surtout en Macédoine), ou qu’elles apparaissent dépourvues de toute attache de ce type, comme les Roms, ne peuvent, pour des raisons démographiques et géographiques, être représentées territorialement. Par ailleurs, la plupart des nations et nationalités comptent une grande partie de leurs membres putatifs hors de leur territoire de référence : Croates en Bosnie et en Vojvodine, Serbes en Bosnie et en Croatie (Krajina notamment), Albanais en Macédoine, etc.

Les institutions territoriales ne suffisaient donc pas à exprimer la réalité nationalitaire de la Fédération. Dès lors que celle-ci était inscrite dans la Constitution, le moyen devait être trouvé d’en assurer la traduction politique. Ce moyen va relever essentiellement de la pratique. Il repose sur le principe de la « représentation adéquate » (Canapa 1980). Dans chaque organe fédéral, les diverses nationalités doivent être représentées « comme il convient ». Ce principe a une double conséquence. D’une part, dans la mesure où les organes fédéraux procèdent électivement des organes des républiques et provinces, il se répercute de proche en proche à tous les échelons. D’autre part, en obligeant à corriger les effets de la non-adéquation entre territoire et nationalité, il entraîne une sorte de prime à la situation minoritaire (localement), et donc dissocie encore plus les appartenances territoriale et nationale. Sa prégnance va de surcroît être démultipliée par son caractère tacite et pragmatique, et instaurer, au-delà des lois écrites, une sorte de droit coutumier s’appliquant non seulement aux instances constitutionnellement représentatives, mais à tous les lieux de pouvoir effectif, et tout d’abord au parti communiste. En d’autres termes, l’appartenance nationale devient politiquement et matériellement efficiente, régissant sous forme de quotas officiels ou de règles implicites l’accès à diverses positions. Et ce principe classificatoire traverse la totalité de la société, hors, donc, de tout support territorial. Au bout du compte, on peut dire que la structure ethnique organise l’ensemble du champ institutionnel et politique.

En offrant la possibilité d’enregistrer les évolutions quantitatives de cette structure, les recensements donnent au système institutionnel et politique les degrés de liberté qui lui permettent de fonctionner (Gossiaux 1993). Il n’entre pas dans notre propos d’analyser historiquement l’influence qu’a pu avoir l’austro-marxisme sur le marxiste austro-hongrois nommé Tito. Mais, mise en oeuvre délibérée d’un schéma théorique ou effet logique d’une situation empiriquement gérée, la République socialiste fédérative de Yougoslavie apparaît bien comme la réalisation de la conception austro-marxiste. Les mouvements profonds enregistrés par les recensements, les adhésions dont ils font ressortir les variations, les rapports de forces qu’ils mesurent, sont toujours en relation avec les évolutions ou les mutations de la politique yougoslave en matière de nationalités, soit qu’ils les anticipent et les annoncent, voire les provoquent, soit qu’ils les entérinent. Avant que les Musulmans ne soient reconnus en tant que narod, les ressortissants de la république de Bosnie avaient ainsi pu exprimer en grand nombre leur refus d’être considérés comme Croates ou Serbes, en donnant à la question de leur appartenance nationale la réponse « Yougoslave » ou « musulman » (avec un m minuscule). En 1971, les résultats du recensement pour la Bosnie donnent 40 % de Musulmans. (En 1961, 25 % s’étaient déclarés musulmans de confession.)

L’augmentation de 32 % du nombre officiel des Albanais, entre 1971 et 1981, reflète également le cours des événements, et y participe. L’année 1966 a marqué un tournant politique avec le limogeage, pour cause d’hégémonisme serbe, de Rankovic, jusqu’alors secrétaire chargé de l’organisation au Comité central et patron des services de police, partisan d’un socialisme centralisateur. En 1968 est reconnue l’égalité de toutes les nations et nationalités. Ces changements sont encore trop récents, en 1971, pour avoir modifié massivement les comportements. Dix ans plus tard, entérinés par la Constitution ultra-décentralisatrice de 1974, ils sont entrés dans les moeurs. Au Kosovo notamment, le rapport de forces entre Serbes et Albanais a basculé. Ceux-ci ont d’ailleurs tendance à pousser leur avantage et revendiquent le statut de république pour ce qui leur apparaît désormais comme leur région. Des manifestations de masse, qui tournent en violentes émeutes, ont lieu, précisément, en 1981. La progression spectaculaire des déclarations albanaises dans le recensement de cette année-là enregistre cette affirmation nationale, et en même temps elle en constitue une modalité, elle participe du même combat.

La fin des Yougoslaves

Les recensements organisés tous les dix ans n’offrent pas seulement la faculté de choisir entre diverses appartenances nationales, ils fournissent aussi l’occasion de récuser ce choix lui-même. En vertu d’une disposition légale sont en effet considérées comme valides, et donc comptabilisées, les réponses « Yougoslave ». Cette mesure est essentiellement destinée aux enfants de couples mixtes se refusant à opter pour la nationalité de l’un ou l’autre parent, mais la possibilité est naturellement ouverte à tous. Elle instaure une catégorie hors système, en quelque sorte métisse. Cette catégorie rencontre au demeurant un certain succès. Pour l’ensemble de la Yougoslavie, elle passe en effet de 1,7 % en 1961 à 1,3 % en 1971 (le solde négatif étant uniquement dû au report des « Yougoslaves par défaut » de Bosnie sur la nationalité Musulmane) et à 5,4 en 1981 (Lutard 1994).

Une telle progression pose un véritable problème au pouvoir, qui ne peut avoir vis-à-vis de cette identification yougoslave qu’une attitude ambiguë. Il lui est difficile de s’opposer à ce qui apparaît comme une manifestation d’hyper-loyauté à l’égard de l’État. Mais en même temps ce genre d’option va à l’encontre des fondements institutionnels de la Fédération. Une supra-nationalité normalement confondue avec la citoyenneté, avec l’appartenance étatique (drzavlantsvo), se trouve mise au même niveau que les nationalités de base. Et cette confusion de l’architecture identitaire constitue un problème d’autant plus crucial que la catégorie « yougoslave » semble en plein développement et menaçante à long terme pour l’existence même des différentes appartenances nationales. Faut-il y voir l’expression d’un rejet délibéré, proprement politique, du système des nationalités, ou simplement le reflet d’un phénomène démographique, à savoir l’accroissement du nombre des mariages mixtes? La seconde hypothèse, en fait, ne représente pas un phénomène moins significatif que la première. Serait en effet alors en cause un mouvement profond et probablement irréversible de la société, qui tend à son unification[7]. Les enfants de couples mixtes qui refusent de choisir entre la nationalité du père et celle de la mère — ce qui est d’ailleurs cohérent avec le principe socialiste de l’égalité des sexes — ne font qu’accorder l’identité politique avec la réalité sociale. La Yougoslavie unitaire que le centralisme monarchique a échoué à construire émerge ainsi, naturellement pourrait-on dire, du fédéralisme socialiste.

La conception austro-marxiste semble donc contenir en elle-même son propre dépassement. En déterritorialisant la nationalité, elle l’autonomise et, en un sens, la réifie. Mais en en faisant dans le même temps une question de choix, d’adhésion personnelle, elle lui enlève sa rigidité, elle la perméabilise en quelque sorte. Elle va ainsi à l’encontre, notamment, de sa fermeture endogamique, ou, tout au moins, elle entérine idéologiquement la remise en cause d’une telle fermeture. Or, le principe d’endogamie est précisément à la base de la structuration ethnique d’une société. Elle entraîne donc, ou elle entérine idéologiquement, l’affaiblissement de la structure dont le système des nationalités est la projection politique.

Cependant, ce n’est pas un dépassement du fédéralisme à la Yougoslave qui est advenu, mais son implosion. Les nationalismes rivaux ont pris l’exact contre-pied des principes de type austro-marxiste : il s’est agi de (re)territorialiser les nationalités, qui désormais étaient tout sauf une affaire de choix personnel. Au recensement de 1991[8], les « Yougoslaves » ont quasiment disparu. Ainsi, en Croatie, ils passent de 8,2 à 2,2 %. Il faut préciser que, dans cette république, les instructions données aux agents recenseurs assimilaient la réponse « yougoslave » à un refus de répondre. La seule exception est celle de la Vojvodine, qui fait apparaître une progression de 8,2 à 8,4 %. Est-ce à dire que le « dépassement par le haut » du système multinational peut perdurer en dépit des pressions dans une société véritablement multiethnique telle que celle de cette région? Le métissage, apparemment, y résiste mieux à l’injonction nationalitaire.

La résistance, toutefois, a des limites, qui en l’occurrence sont celles de la guerre. C’est ce que montre bien une recherche ethnographique réalisée en 1995 dans une localité située en Vojvodine orientale, à proximité de la Croatie (Pétric 1997). Ce village peuplé presque à parité de Serbes et de Croates (avec de surcroît quelques représentants d’autres nationalités) n’avait pas connu de tensions interethniques depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les « frontières » entre les groupes — pour parler comme Barth (1969) — y étaient à peine visibles, que ce fût dans les apparences individuelles, dans l’espace ou dans les pratiques de sociabilité. « Les problèmes ont commencé, raconte une villageoise, avec la démocratie et les meetings nationalistes. Tout le monde a commencé à se poser la question : qui suis-je? et qui est quoi? » Chacun a dû se déterminer, déterminer son identité, sous peine de se la voir imposer. La classification est binaire : on est soit Serbe, soit Croate. Un femme de père slovène et de mère ruthène se retrouve ainsi Croate. L’identité yougoslave n’est plus tenable, y compris, et peut-être surtout, pour les enfants de couples mixtes. Une jeune fille, de mère croate, raconte : « Je suis serbe. [...] Avant, je ne le savais pas, et même je détestais les Serbes. Un jour, j’ai demandé à mon père : “Papa, excuse-moi, mais quelle est ta nationalité?” Il m’a répondu : “Moi, je suis Serbe, mais toi, tu fais ce que tu veux”. » Elle conclut : « Je suis serbe, même si maman est croate, parce que j’ai compris que ça devait aller dans ce sens » (Pétric 1997 : 36).

L’injonction, ici, est manifestement sociale et non pas familiale. L’identité « nationale » (c’est-à-dire ethnique) apparaît obligatoire et indépassable. Et elle est celle du père, conformément au modèle patrilinéaire qui est traditionnellement celui de la transmission. Les migrations du village vers la Croatie après le déclenchement de la guerre ont pour la plupart été le fait de couples mixtes, mari croate et femme serbe. (À l’inverse se sont installés dans le village, à la même époque, des Serbes de Croatie mariés à des femmes croates.) Ces départs représentent environ 40 % de la population croate initiale. Ce qui signifie a contrario que tous les Croates n’ont pas dû partir. La stigmatisation et les pressions hostiles — les dits et les non-dits, les accidents et les incidents qui un jour font prendre la décision de quitter sa maison — s’exercent surtout à l’encontre des couples mixtes, à l’encontre du métissage.

La situation de guerre, et plus généralement la disparition du système qui organisait jusqu’alors les rapports sociaux, a entraîné une rigidification de la structure ethnique et un durcissement des phénomènes d’ascription (c’est-à-dire d’identité assignée). Parallèlement, on constate que l’obédience religieuse devient (ou redevient) un marqueur d’ethnicité essentiel. Au village, les Serbes sont clairement identifiés aux orthodoxes (et vice versa), les Croates aux catholiques (et vice versa également). Le pope et le curé débordent d’activité. Tout le monde veut se marier à l’église. Le drapeau serbe est promené en tête des cortèges de noce orthodoxes, le drapeau croate flotte de même sur les mariages catholiques. Les baptêmes tardifs se multiplient. En vertu d’un accord tacite entre les deux églises, les enfants sont baptisés dans la religion de leur père (Pétric 1997).

Faut-il voir dans toutes ces manifestations l’expression d’un « retour du religieux »? Elles attestent en tout cas une adéquation entre l’ethnicité et la religion — une efficience des pratiques de celle-ci dans l’ordre de celle-là — procédant de ce qu’on pourrait appeler une « affinité de structure » entre règles religieuses et classifications ethniques. La structure ethnique est fondée d’abord sur un interdit matrimonial, ensuite sur un principe de descendance : on ne peut se marier avec un individu qui n’est pas identique à soi, et un enfant est identique à ses parents. Or, ce sont explicitement ces règles qu’appliquent les religions — au moins les religions du Livre. Et lorsqu’elles ne peuvent strictement respecter la première, celle de l’interdit matrimonial, elles neutralisent la transgression en neutralisant l’altérité du partenaire, en oubliant — et en lui faisant oublier — son identité religieuse, à défaut de le convertir, sauvegardant ainsi l’identité de la descendance. Cette affinité crée une sorte d’alliance naturelle entre ethnicité et religion, ou au moins permet une alliance objective entre les acteurs de l’une et de l’autre, entre les agents de la politique ethnique et les prêtres. C’est typiquement ce qui a pu être observé dans ce village serbo-croate de Vojvodine.

L’avatar yougoslave du modèle austro-marxiste a échoué à résoudre, par son propre dépassement, la contradiction entre le principe de pérennité, qui est fondamentalement celui de la nationalité, et le principe d’adhésion personnelle. L’implosion de la Yougoslavie socialiste a placé la communauté internationale devant une situation analogue à celle devant laquelle s’étaient trouvées les grandes puissances au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles, lorsque se décomposait le régime ottoman. Et les réactions, la pratique politique de la communauté internationale sont pour l’essentiel comparables, sinon strictement identiques, à celles qu’avaient eues en la circonstance les grandes puissances. De même que celles-ci n’avaient rien fait — c’est un euphémisme — pour empêcher le démantèlement de la Turquie d’Europe, de même la communauté internationale, et notamment européenne, ne s’est pas opposée — c’est aussi un euphémisme — à la dislocation de la Fédération yougoslave. Sont également semblables les mobiles, les processus et les modes opératoires des interventions. Dans un cas comme dans l’autre, il est question d’oppression, d’insurrection, de massacres, d’émotions de l’opinion, d’opérations de protection, de réglements imposés, d’administration internationale, d’aide aux populations (aujourd’hui : « action humanitaire »), de congrégations religieuses (aujourd’hui : « organisations non gouvernementales »).

Les schémas politiques, les cadres conceptuels sont eux aussi analogues : de l’écroulement des structures antérieures doit idéalement naître un ensemble d’États-nations répondant au principe des nationalités. Ce n’est évidemment pas un hasard si les entités territoriales dont la sortie de la Yougoslavie fut le mieux accueillie par la communauté internationale et notamment par l’Union européenne (malgré les réserves inspirées ensuite par tel ou tel gouvernement) furent la Slovénie et la Croatie. Ces deux républiques paraissaient avoir la meilleure définition ethnonationale. La reconfiguration étatique des Balkans tend de manière récurrente à s’appuyer sur les figures ethniques développées dans l’ancien système et pré-reconnues par lui (à travers les millets et les obédiences religieuses dans le cas de l’administration ottomane, à travers les narodi et autres narodnosti dans celui de la Fédération yougoslave).

Le principe des minorités

Toutefois, la redéfinition des États et leur ajustement aux représentations ethnonationales n’apparaissent pas toujours aussi évidents que dans le cas des républiques sécessionnistes du nord. Cet ajustement a eu tendance à se faire de la manière violente que l’on sait sur le terrain, mais l’État-nation ne s’est pas toujours réalisé en fin de compte, du moins pas immédiatement. Dans la gestion de la situation par la communauté internationale (car au bout des interventions, directes ou indirectes, militaires ou non, c’est bien de gestion qu’il doit s’agir) ce sont cependant les catégories ethniques qui organisent de façon récurrente le champ politico-administratif. Cela est vrai au Kosovo comme en Bosnie, quels que soient les partis locaux (« ethniques » ou « citoyens ») sur lesquels s’appuie l’administration internationale, cela est vrai également, dans un autre contexte, pour la Macédoine.

Sans doute les guerres liées à la disparition de la Yougoslavie socialiste, les « tensions ethniques » qui les ont précédées et qui se sont perpétuées, et les difficultés à organiser les nouveaux territoires politiques, ont-elles contribué à ce que la communauté internationale manifeste un « intérêt accru pour les questions touchant les minorités », pour reprendre l’expression utilisée dans un document du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme. Mais sans doute aussi y a-t-il dans cet « intérêt accru » plus qu’un effet de la conjoncture, et même des diverses conjonctures, si l’on considère que les Balkans ne sont pas la seule région d’Europe où se manifestent des tensions ethniques, et qu’il existe de telles tensions ailleurs qu’en Europe. Par delà les nécessités circonstancielles, par delà même la nécessité structurelle d’un système de protection des minorités flanquant le principe des nationalités, c’est un nouvel ordre international qui semble poindre, c’est une mutation qui semble s’amorcer, peut-être égale à celle qui a ouvert le temps des États-nations.

Cet ordre impose ses normes aux États, qui sont clairement dépouillés — théoriquement — de leur souveraineté en la matière. On peut en effet parler, sur le mode du principe des nationalités, d’un véritable « principe des minorités », qui a vocation à être universellement appliqué quelles que soient les conceptions particulières. « Bien que l’article 27 [du Pacte international relatif aux droits civils et politiques] parle du droit des minorités dans les États où il en existe, son applicabilité n’est pas soumise à la reconnaissance officielle d’une minorité par un État. [...] En mettant effectivement en oeuvre les dispositions concernant la non-discrimination et les droits spéciaux, ainsi que les résolutions et recommandations des différents organes et instances des Nations Unies, on contribue à la satisfaction des aspirations des minorités [c’est moi qui souligne][9] et à la coexistence pacifique de groupes différents au sein d’un même État » (HCNUH 1998).

Pour la mise en place et le maintien du nouvel ordre, la communauté internationale a ses agents, patentés ou non : les ONG. « Les organisations non gouvernementales (ONG) internationales jouent un rôle important dans la promotion et la protection des droits des personnes appartenant à des minorités » (HCNUH 1998). Ces objets institutionnels non identifiés, ou, pour le moins mal définis, qui étaient apparus dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, ont pris au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle une place absolument essentielle dans tous les domaines des relations internationales. Il n’est donc pas étonnant que les ONG se voient attribuer ce « rôle important », non d’ailleurs sans un certain désordre statutaire : « Toute ONG qui oeuvre à la protection des minorités peut participer aux activités du Groupe de travail [de l’ONU] sur les minorités, qu’elle soit ou non dotée du statut consultatif » (HCNUH 1998). Ce flou est en fait délibéré et permet d’exploiter « l’énorme potentiel [qu’elles ont] à offrir ». Elles sont appelées à servir d’agents d’influence dans l’application des dispositions internationales, en « encourageant » l’adoption au niveau national de mesures adéquates, en « sensibilisant l’opinion aussi bien internationale que nationale », en « offrant des moyens d’expression aux groupes minoritaires » (ibid.); elles doivent aussi servir d’agents de renseignement, voire de surveillance, en « apportant une information exacte, objective et constructive sur les situations où se trouvent les minorités », en participant éventuellement à l’établissement de rapports officiels soumis par les États parties et en pouvant jouer « un rôle important lors de l’examen de ces rapports par les informations qu’elles révèlent sur des situations graves » (ibid.).

L’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) est l’une des entités à vocation régionale qui relaient sur le terrain l’action de l’organisation suprême de la communauté internationale. Le nouvel ordre européen, cependant, est plus spécifiquement l’affaire des institutions européennes, ces institutions du triangle Bruxelles-Strasbourg-Luxembourg qui gèrent, organisent, entourent et préfigurent l’Union. Hormis les situations liées aux conflits armés (qui constituent le quotidien d’une partie de la péninsule balkanique), ce sont elles qui détiennent les moyens de cet ordre dans l’ensemble du continent, juridiquement et financièrement, ainsi que politiquement à travers les promesses et les modalités de l’« élargissement ». La question des minorités n’est cependant pas du ressort direct de l’Union européenne. Elle ne figure pas explicitement dans sa Charte. Elle est en quelque sorte sous-traitée au Conseil de l’Europe, qui constitue à la fois l’antichambre de l’Union et son laboratoire idéologique. Les deux textes fondamentaux en la matière sont la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (1995) et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992), l’une et l’autre entrées en vigueur en 1998. Émanation du Conseil de l’Europe, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe s’efforce par ailleurs dans ses résolutions et rapports d’articuler la question des territoires et celle des minorités[10].

Le Conseil de l’Europe apparaît comme l’autorité de référence dans tous les conflits posés en termes de minorités et de rapports inter-ethniques, et ce jusqu’aux marges extrêmes du territoire virtuel de l’Union. Dans ses efforts pour le convaincre de son bon droit, chaque partie convoque ses historiens et ses ethnologues, adoptant et adaptant pour son compte la culture de l’expertise entretenue à grand renfort de rapports par les organisations internationales et européennes. Mais c’est le Conseil, en dernière instance, qui dit la science et le droit, n’hésitant pas, par exemple, à donner deux mille ans d’âge à la culture valaque (Recommandation 1333 de 1997). Le levier le plus commode des réclamations et des revendications « minoritaires », plus que la Convention-cadre elle-même, est la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. L’invocation de la Convention-cadre est certes pour les groupes revendicateurs une arme importante à l’encontre de leurs gouvernements, dans le contexte de l’élargissement de l’Union européenne (et de la correction politique exigée des pays candidats à l’adhésion : le « respect des minorités » fait partie des « critères de Copenhague »). Mais c’est la Charte, avec sa batterie de dispositions et de « mesures en faveur de l’emploi des langues régionales ou minoritaires dans la vie publique » qui, par sa rédaction à la fois explicite et vague, permet d’argumenter le plus concrètement les plaintes. Elle donne un certain contenu culturel et effectif à une notion par ailleurs vide.

Car telle est bien, de manière assumée et explicite, la notion de minorité :

La définition du concept de minorité [a] fait l’objet de vifs débats tant au niveau de l’ONU que de la CSCE sans qu’une réponse puisse être apportée. [...] Compte tenu des difficultés rencontrées pour parvenir à une définition du concept de minorité nationale susceptible de recouvrir toutes les catégories de minorités, le comité d’experts [chargé d’élaborer la Convention-cadre du Conseil de l’Europe] a éludé cette question qui aurait certainement entravé ses travaux. L’absence de définition générale ne constituait pas, selon lui, un obstacle à l’application des règles énoncées par la Convention-cadre. On a constaté que l’absence de définition [...] n’avait empêché ni le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, ni la Cour européenne des droits de l’homme, de se prononcer sur des litiges dans lesquels des minorités étaient impliquées. L’analyse de la Cour Permanente de Justice Internationale en 1935 selon laquelle « l’existence d’une minorité est une matière de fait et non une question de droit » est apparue encore pertinente aujourd’hui.

Benoît-Rohmer 1995

La définition juridique du concept de minorité se heurte à la même aporie que la définition scientifique du concept d’ethnie. Le trop-plein de définitions possibles invalide l’idée même d’une définition. L’attitude du comité d’experts éludant délibérément la question fait écho à celle de Barth déplaçant le bon objet scientifique sur la question du marquage et des rapports entre groupes. La similitude, cependant, s’arrête là. Car si les anthropologues, après Barth, ont généralement abandonné les conceptions essentialistes et cessé de considérer l’ethnie comme un donné en soi, les experts de l’ordre international pérennisent le postulat de l’existence des minorités. Mais celles-ci sont une « matière de fait », et non une « question de droit » (c’est-à-dire de définition universelle). La question, dès lors, devient : Qui dit le fait? Ou, autrement formulée : Qui désigne les minorités?

Cette question se posait déjà il y a un siècle à propos de la Macédoine, lorsque les puissances grandes et petites cherchaient chacune pour son compte à imposer son propre classement, son propre découpage de la population. À l’époque cependant, chaque classement, chaque découpage était théoriquement justifié, étayé par une conception de l’identité collective combinant de manière spécifique les critères religieux, linguistiques, géographiques, etc. (Yerasimos 1991). Aujourd’hui, le consensus international a écarté comme impossibles à trancher ces disputes « scientifiques », au profit d’une logique arbitrale, sinon arbitraire, jugeant le fait ici et maintenant. Le discours efficace (« porteur ») est celui de la plainte factuelle, celui de la demande, si possible urgente, de protection. Une histoire court dans les Rhodopes[11]:

Lorsque Bush était président[12], les Valaques sont allés le voir : « Nous sommes Valaques, nous voulons avoir notre État ». Bush leur a alors demandé combien de gens étaient morts pour cette cause. Les Valaques se sont étonnés : « Pourquoi ? Il doit y avoir des tués? ». Et Bush leur a répondu : « Si vous voulez votre État, vous devez vous battre. Si vous n’avez pas de morts, vous n’avez pas de raison d’avoir un État ». C’est vrai. C’est ce qu’on dit ici.

Si l’on invoque désormais davantage les « droits des minorités » que le « principe des nationalités », le nouvel ordre qui se met en place depuis une décennie présente cependant de profondes analogies, quant à ses fondements et quant à ses modalités effectives, avec celui qui avait été appliqué à l’Europe au début du vingtième siècle. Les catégories ethniques en constituent toujours la base théorique et empirique, et leur indétermination théorique situe inévitablement leur définition empirique dans le domaine des affirmations véhémentes et des rapports de forces. La régulation ordinaire de cette mêlée forcément confuse est assurée par les institutions européennes, même si au niveau le plus profond des représentations collectives — au fond des Rhodopes — l’arbitrage suprême est toujours recherché du côté américain.