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Lorsque le Portugal adhère à la Communauté européenne en 1986, onze ans seulement se sont écoulés depuis la fin de la dictature de Salazar. Le Portugal avait gardé ses colonies jusqu’en 1975, c’est-à-dire tardivement en comparaison avec les autres nations coloniales. À la faveur d’une observation de longue durée (1990-2000), l’anthropologue Kesha Fikes analyse brillamment la manière dont le regard des Lisboètes sur les groupes de migrants venus d’Afrique va se transformer. Pour en rendre compte, l’auteure entraîne avec beaucoup d’à-propos ses lecteurs vers la description d’un métier singulier, mais combien emblématique de la vie à Lisbonne : celui de vendeuse de poissons, majoritairement tenu par des Capverdiennes.

Pour prendre toute la mesure de la transformation de ces identités et des mentalités, Fikes revisite les notions de métissage (miscégénation) et surtout de lusotropocalisme. L’auteure montre comment les mythes tropicalistes de l’intimité raciale et culturelle fonctionnaient comme un idéal au sein de la société portugaise. Cet idéal d’intimité entre « les races » qui se croisaient, tant dans les colonies portugaises qu’au Portugal, conduisait à une connaissance populaire qui voulait que les Portugais justifient ainsi des relations à la fois affectives et hiérarchiques avec ceux qui étaient venus des colonies. Plus encore, l’anthropologue indique comment les discours sur le métissage constituent un « héritage genré », c’est-à-dire un héritage qui présume la docilité du féminin dans la rencontre coloniale. Dans l’ancien empire colonial, la racine du lusotropocalisme repose sur la figure du métisse qui est le produit de la rencontre entre l’homme blanc portugais et la femme noire colonisée.

Fort à propos, l’auteure montre les principes de fonctionnement de ce type d’assignation identitaire par de brillantes descriptions de vendeuses de poissons capverdiennes à Lisbonne. Métisse dans son essence, la population du Cap-Vert exprime au mieux pour les Portugais ce mythe de l’intimité raciale et culturelle. L’ancien marché à poissons de Lisbonne est situé au centre de la capitale. Les vendeuses s’y approvisionnent pour vendre ensuite le poisson au détail dans les rues et le plus souvent sans autorisation officielle. Les vendeuses savent se servir de leur apparence pour attirer les clients. Fikes décrit comment elles jouent habilement des rapports Blancs/Noirs pour entrer dans une relation commerciale qui finalement entretient le mythe tropicaliste.

Avec l’adhésion à la Communauté européenne, le Portugal connaît une profonde redéfinition de ces rapports aux populations issues des anciennes colonies. Cela pose un problème de fond : celui de définir qui peut en fin de compte disposer de la nationalité portugaise, et qui ne le peut pas, avec à la clé, tel un sésame, l’accession à la citoyenneté européenne. Avec l’Europe, le Portugal doit clarifier sa position ambivalente face aux migrants. Alors que les Capverdiens débarquant au Portugal disposaient du statut d’immigrant privilégié et de la citoyenneté portugaise en raison des politiques familiales de regroupement, avec l’Europe, ce statut va se transformer. L’anthropologue montre comment, pour la classe moyenne portugaise, la consommation agit comme le signe de l’appartenance à l’Europe tandis qu’au même moment se développe une mise à distance identitaire des communautés surtout venues d’Afrique.

Fikes explique comment, alors que les vendeuses de poisson doivent quitter le centre-ville pour rejoindre le marché moderne construit en périphérie, elles perdent leurs réseaux de socialité dans le déménagement. Plus encore, alors que ces Capverdiennes disposaient de la citoyenneté portugaise, ainsi que d’une identité particulière reliée à l’histoire du Portugal, elles se retrouvent, à la fin de la période, réduites au statut de simples migrantes, au même titre que tous les autres groupes d’étrangers en attente de documents officiels et d’un emploi.

Avec l’adhésion à la Communauté européenne, le Portugal se découvre comme un pays d’immigration à part entière. Et pour entériner les choses il s’établit une distinction, précédemment peu usuelle, entre les « vrais » citoyens portugais et les migrants qui deviennent pour la première fois « des autres » au Portugal. Fikes démontre ainsi brillamment comment les identités et les mentalités s’en trouvent profondément affectées, la confusion liée au mythe de l’intimité raciale et culturelle – certes hiérarchisée – étant battue en brèche par la promotion d’un discours politiquement correct, antiraciste et en accord avec les politiques européennes, mais un discours qui conduit à une plus grande marginalisation des migrants, lesquels sont désormais considérés comme de vrais étrangers. L’ancien statut particulier des Capverdiens à Lisbonne se transforme et, du point de vue de l’identité, ce groupe devient comme tous les autres : une simple main-d’oeuvre étrangère.

Bref, Managing African Portugal… est un ouvrage finement documenté, aux interprétations soignées, que l’on peut recommander aux spécialistes de la société portugaise contemporaine, et plus particulièrement à tous ceux qui s’intéressent aux migrations africaines en Europe.