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Terrains multiples, écriture foisonnante, questionnement à tiroirs : l’ouvrage de Julien Bondaz nourrit la curiosité et stimule la réflexion. Sous l’apparence du récit fourmillant d’anecdotes, il s’attaque à des problèmes aussi vastes que la matérialisation des relations de pouvoir au musée, la différenciation entre humains et non-humains ou la construction sociale des liens entre nature et culture. L’auteur s’emploie à une anthropologie de l’exposition postcoloniale en Afrique de l’Ouest, en se fondant sur une ethnographie de plusieurs grandes institutions patrimoniales de la région – collections matérielles et animales confondues. L’originalité de son approche réside en ce qu’elle mise sur la fertilité heuristique de la prise en considération simultanée des musées et des zoos. Deux autres traits la caractérisent : le choix de « relocaliser »[1] l’étude de la mise en exposition des collections africaines, en s’intéressant aux établissements qui les présentent au sein des sociétés dont elles sont issues ; l’adoption d’un point de vue constructiviste sur le patrimoine – qu’il s’agisse d’objets, d’animaux ou de lieux, leurs usages sociaux en négocient les frontières et en délimitent l’efficacité symbolique. Tiré d’une thèse de doctorat réalisée sous la direction de Michèle Cros et soutenue à l’Université Lyon 2 en 2009, l’ouvrage se découpe en trois parties, correspondant aux études de cas explorées. À chaque fois, l’auteur débute par une mise en perspective historique et politique, puis s’oriente vers une ethnographie des usages de l’institution (essentiellement par ses employés, bien que des visiteurs apparaissent au second plan) : à Niamey, le Musée national du Niger et le parc zoologique ; à Bamako, le Musée national du Mali et le parc zoologique ; à Ouagadougou, le Musée national du Burkina Faso et le Parc urbain Bangr Weoogo. Tous sont considérés par l’auteur comme des « héritages coloniaux » dont l’origine et les mutations sont susceptibles de « problématiser le passage de l’exposition coloniale à l’exposition postcoloniale » (p. 33).

Un apport de l’ouvrage de Julien Bondaz tient aux connaissances qu’il a rassemblées et produites sur les institutions étudiées. Les informations abondent sur l’organisation des activités et la façon dont y sont exercés les métiers du musée et du zoo, notamment les moins qualifiés. Des éléments intéressants concernent également la collecte, les conditions de conservation et d’inventaire des collections, jusqu’à leur numérisation. D’autre part, le regard porté sur l’animal embrasse les catégories classiques pour mieux les déconstruire. L’auteur aborde sous différents angles et sans hiérarchie préalable les animaux croisés sur le terrain, vivants ou morts, réels ou imaginaires, gros ou petits, captifs ou libres, et en étudie la diversité des usages, des plus prescrits (les admirer dans un enclos) aux plus inattendus (en revendre les excréments). Son ethnographie des gardiens et soigneurs en train de débiter des chevaux et des ânes qui serviront de nourriture aux carnivores du zoo de Bamako est à ce titre frappante (p. 171-173). Elle relie dans un même système « animaux de zoo, animaux domestiques et de boucherie », en incluant le hors-champ du travail zoologique. L’auteur montre comment les usages sociaux, et plus précisément les actions du corps sur la matière, participent de la construction des frontières symboliques. Sa réflexion porte également sur le langage, les effets de dénomination ou de traduction. Par exemple, il décrit la façon dont l’attribution de noms aux animaux du zoo de Niamey contribue à leur individuation, voire à leur « humanisation » (p. 100-104) et il mobilise, à Bamako, une « équivalence lexicale entre l’objet et la personne » en langue bambara pour s’interroger sur le statut des objets du musée national du Mali (p. 177-181).

Plus que d’un principe comparatiste entre chaque terrain, son texte procède d’un plan analytique, qui permet de rendre compte des singularités locales et de les utiliser pour donner de l’épaisseur à la réflexion, par stratifications successives. Il en ressort que les relations ne sont pas univoques, entre les humains et les non-humains mis en exposition, car « les formes muséales rencontrent […] des formes rituelles, obligeant les usagers des unes et des autres à cohabiter » (p. 293). La qualification patrimoniale implique, outre des changements de contextes, des négociations ; elle ne suit pas une trajectoire linéaire vers le statut muséal ou zoologique. Des résistances se font jour. Des complémentarités et des concurrences avec la relation rituelle apparaissent. Les frontières entre vivants et morts sont brouillées. Les hommes n’ont plus le monopole d’être sujets. C’est ainsi qu’aux relations s’ajoute des interactions, et que l’intentionnalité vient aux non-humains. Julien Bondaz conclut, après avoir réaffirmé l’insuffisance de l’approche sémiologique à rendre compte du rituel autant que du musée (p. 304) : « […] c’est l’attribution d’une intentionnalité aux objets et aux animaux (leur transformation rituelle ou esthétique en agents intentionnels) qui permet l’assignation d’un sens à leur mise en exposition » (p. 307). Une belle invitation à poursuivre la réflexion sur la place des choses dans les dynamiques sociales de construction du pouvoir.