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D’entrée de jeu, Catherine Neveu affirme que la question de la participation des habitants est un classique de la politique des quartiers. C’est effectivement le cas en France bien sûr, mais également ici au Québec et ailleurs. De fait, ce thème est remâché et rabâché, un « récitatif obligé » pour reprendre l’expression de Jean-Marie Delarue. Voilà une question inscrite dans la trame urbaine, mais également inscrite à l’ordre du jour de bien d’autres secteurs d’activités et tout particulièrement dans les milieux de la santé. La stratégie globale de développement de la santé défendue et bonifiée par l’OMS depuis le début des années 1980 reconnaît clairement l’importance de la participation des collectivités. En tant qu’anthropologue de la santé grandement intéressé par la question de la participation citoyenne, il ne fait aucun doute que j’ai été particulièrement interpellé par l’ouvrage de Catherine Neveu.

Cet ouvrage offre, à mes yeux, une contribution majeure à la réflexion sur les conditions contemporaines d’exercice d’une citoyenneté locale. Cet ouvrage révèle les limites et les apories de différents modèles de citoyenneté, soit, de manière plus précise, de modèles normatifs de citoyenneté locale ainsi que d’un certain modèle de citoyenneté reposant sur un universalisme et des individus abstraits.

Ce travail, Catherine Neveu l’a réalisé en relevant le pari de s’inscrire dans une démarche anthropologique où le choix du terrain constitue un élément clé. Pour réaliser cette enquête, Neveu a choisi la ville de Roubaix, une localité du nord de la France. Une ville offrant un poste d’observation adapté à son propos. À la fois conforme au modèle « normal » Roubaix présente des quartiers où l’habitant affiche de fortes identités locales et où existe une longue tradition de participation en plus d’un important déploiement de politiques publiques partenariales. Au cours des années 1970, cette ville fut également le siège du développement de conceptions critiques des enjeux et de la nature tant de la participation que de la citoyenneté.

La recherche que nous présente Catherine Neveu ne se contente toutefois pas de nous présenter une stricte monographie comparative entre trois fractions de Roubaix. En posant son regard sur trois quartiers, la chercheuse adopte du coup une position critique face au concept même de quartier. Elle nous le présente alors comme un lieu de proximité qui, dans le discours, se distingue « des autres lieux de négociations ou de régulations en ce qu’il aurait des vertus de réconciliation d’une part, et qu’il permettrait, d’autre part, d’établir une échelle de saisie des problèmes et des solutions qui soit acceptable par tous » (p. 17).

L’ouvrage de Neveu est une éloquente démonstration de la pertinence et de la force de la démarche anthropologique pour comprendre des phénomènes complexes souvent réduits à leur plus simple expression par les contingences expertes, administratives ou encore de services. En réalisant cette démarche ethnographique au coeur des quartiers de Roubaix, la chercheuse s’est donné les moyens d’observer des pratiques participatives et de colliger un riche corpus de données.

En prenant acte de la diversité des conceptions qui ont émergé des entrevues et des observations, elle a pu trouver l’espace et les moyens pour construire un solide argumentaire s’inscrivant en contrepoids de l’unanimisme en regard de la participation et de la citoyenneté. Cette recherche renforce le postulat anthropologique voulant que « l’observation localisée de pratiques et de représentations sur la citoyenneté et la participation peut seule permettre de dépasser les limites des constructions normatives en la matière » (p. 19).

Tout au long de son terrain à Roubaix, Catherine Neveu a cherché à cerner, à saisir, et à comprendre, pour mieux les définir, les complexes contours de la citoyenneté. En se contentant des construits normatifs, la chercheuse n’aurait probablement pu trouver que des « habitants » ainsi que des « jeunes » et ne jamais trouver le « vrai » citoyen. Saisissant les sens multiples que les acteurs du milieu ont donnés à ces catégories, débusquant les processus historiques ayant conduit à la cristallisation de ces catégorisations, Neveu a su saisir la vivacité et les dimensions pluridimensionnelles de la citoyenneté.

Neveu se positionne en marge du discours passéiste et victimiste. Elle renonce au discours normatif de la citoyenneté, s’inscrivant ainsi en rupture avec toute lamentation affirmant que le citoyen n’existe plus. Elle met en garde contre tout enfermement du concept de citoyenneté dans une stricte définition abstraite ou théorique prétendant offrir les indicateurs nécessaires pour mesurer le degré de conformité des individus réels à ces modèles (p. 215).

L’archéologie de « l’habitant » et du « jeune » que réalise Neveu met à jour les grands pans de la trame historique sur laquelle se sont définies ces catégories sociales, catégories résultant de processus historiques spécifiques renforcés par un découpage particulier de la population. Si les premiers apparaissent tout à fait intégrés à leurs quartiers, à la société française, et revendiquent une plus grande « participation », les seconds, du fait de leurs origines, se trouvent placés dans une situation spécifique au sein de la société française. Ainsi, les « jeunes » expriment leurs désirs d’intégration, ainsi que leurs fortes aspirations à la reconnaissance et à l’expression dans un espace public dont ils se sentent plutôt exclus.

Neveu estime que la « participation des habitants » a pris la forme d’une stricte ritualisation dont la finalité est à la fois de « donner à voir » l’existence ou plutôt l’illusion de processus de démocratie et de participation. Ce rituel masquerait du coup le fait que « diverses conceptions, assez aisément repérables, co-existent sans qu’elles ne soient jamais explicitement formulées et débattues dans l’espace public » (p. 121). Une ritualisation offrant un contexte tout à fait propice à l’exclusion du champ politique de la participation. Plusieurs exemples québécois pourraient d’ailleurs appuyer ce constat de Catherine Neveu.

Pour plusieurs, la question de la citoyenneté se décline depuis une grammaire géographique et plutôt technique. Catherine Neveu estime pour sa part que les conditions contemporaines de (re)définition de la citoyenneté ne relèvent surtout pas d’une question d’échelle. La citoyenneté est d’abord et avant tout une question de processus et d’enjeux. La proximité déployée depuis un strict point de vue géographique, par l’ancrage « dans les quartiers », risque de s’avérer tout à fait antinomique avec le développement d’une proximité politique (p. 87). Pour Neveu, et nous partageons son énoncé, la dimension politique est effacée du champ de la participation au profit de registres de gestionnaires et de techniciens ou encore de professionnels du service. Dans ce contexte, la participation devient un instrument de la régulation et de la gestion urbaine (p. 90).

À travers l’exemple roubaisien, Neveu illustre bien que la transformation des associations de quartiers en prestataires de services, ajoutée à une dépolitisation et à l’élimination des débats dans le cas des Comités de quartier, a conduit à l’émergence de processus délétères en matière de citoyenneté (p. 225).

Nous ne pouvons que partager les propos d’Hermann van Gusteren que Catherine Neveu inscrit en conclusion de son ouvrage : « La citoyenneté concerne ce refus, ce droit de dire non, d’entrer et de sortir des identités sans être piégé en elles. En ce sens, la citoyenneté est un rôle spécifique, et non juste une identité parmi d’autres. C’est comme si elle remplissait une fonction de liaison (overarching) et de médiation dans le trafic entre identités » (van Gusteren 1993 cité par Neveu p. 232).

Le concept de participation est largement utilisé dans les milieux politiques et autres, mais sa signification demeure peu claire. L’ouvrage de Catherine Neveu a le mérite de jeter un éclairage cru sur les définitions simplistes et ouvre la voie de l’inévitable politisation de ce concept. Politisation en ce sens qu’il ne peut y avoir de réflexion sur le concept de participation et de citoyenneté sans prise en compte des incontournables questions de pouvoir.

Le fait que cet ouvrage relève d’un travail ethnographique profondément ancré dans la ville de Roubaix a le désavantage de créer parfois une distance avec le lecteur qui ne parvient pas toujours à se retrouver dans ces dynamiques urbaines françaises. Par contre, Catherine Neveu parvient à faire émerger de son matériel ethnographique des savoirs transversaux, universaux, qui rejoindront le lecteur de tout horizon s’intéressant aux questions de citoyenneté et de participation.