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« Quand j’entends réciter l’état de quelqu’un, je ne m’amuse [arrête] pas à lui ; je tourne incontinent les yeux à moi, voir comment j’en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m’avertit et m’éveille de ce côté-là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d’un autre de ce que nous dirions plus proprement de nous si nous savions replier aussi bien qu’étendre notre considération [examen] » (2002 : 289). Voici ce qu’écrit Michel de Montaigne dans un chapitre intitulé « De l’affection des pères aux enfants » et ce à quoi nous invitent Serge Clément et Jean-Pierre Lavoie dans leur travail collectif Prendre soin d’un proche âgé.

Cet ouvrage constitue une carte de géographie, une boussole, une projection. Il nous concerne et nous force à porter notre regard ailleurs. Où? De part et d’autre de l’Atlantique : en France et au Québec. Pourquoi? En vue de comprendre les régimes de soin des personnes âgées fragilisées. Les termes employés revêtent ici toute leur importance. Il ne s’agit pas d’apprécier l’aide apportée à un « petit vieux » ou une « petite vielle » qui aurait sa « petite vie » mais de prendre soin (care) d’une personne. « La notion de “soin” implique étymologiquement le souci de l’autre, la préoccupation pour l’autre, l’entretien de la vie (Gagnon et Saillant 2000), alors que l’aide relève davantage du registre du handicap, du soutien fonctionnel, qui pourrait être ponctuel. Si, comme le souligne Francine Saillant (2000), le soin « implique une relation qui participe au lien social », qui s’inscrit donc dans une durée et une interdépendance, l’aide apparaît comme instrumentale et unilatérale » (p. 89). Cette analyse critique des notions dans la recherche gérontologique sur la place réservée aux personnes vieillissantes opère une révolution du regard et un renversement des pratiques. Riche des enseignements d’une vision de la vieillesse fortement marquée par la thématique de la dépendance, cet ouvrage suggère de ne plus envisager le vieillissement comme la « vieillesse à problèmes » et de ne plus considérer les personnes âgées comme des êtres diminués soit physiquement, soit psychiquement, c’est-à-dire des personnes « mineures ». Il se propose à un niveau local d’analyser dans sa dimension interactive la situation de la personne prise en charge tout en jetant un éclairage nouveau à niveau plus global entre solidarité publique et solidarité familiale. À cet égard, les propos des deux coordonnateurs sont clairs : « En étudiant la question de la place de l’engagement familial à travers les recherches menées plus particulièrement au Québec et en France, nous espérons répondre à deux attentes : éclairer ceux et celles pour qui le vieillissement représente un ensemble d’interrogations professionnelles, dans un domaine où la production intellectuelle est dispersée ; apporter des arguments, en particulier comparatifs, de façon à aider à la réflexion sur des politiques publiques de prise en charge de la vieillesse » (p. 19).

Prendre soin d’un proche âgé est avant tout un brillant état des lieux du champ des solidarités (publiques et familiales) à l’égard des personnes âgées fragilisées tant dans sa prise en compte des aspects scientifiques que politiques. La première partie (L’État face aux solidarités familiales à l’égard des parents âgés fragilisés : substitution, soutien ou responsabilisation. Les cas français et québécois) dresse un historique précis des politiques publiques françaises et québécoises depuis 1960 jusqu’à nos jours. En vue d’examiner le champ de ces politiques et son interaction avec les pratiques familiales, tant en France qu’au Québec, une perspective diachronique et synchronique est adoptée.

Décohabitations de proximité des vieux parents et des enfants quinquagénaires, diminution et moindre disponibilité des aidants potentiels, chute de l’effectif des générations post-baby-boom et augmentation de l’activité professionnelle chez les femmes, sans parler du désir croissant d’autonomie dans les familles. Voici pour le constat. Quant au débat actuel, il concerne la position et l’action de l’État face aux familles : substitution, soutien ou responsabilisation? En d’autres termes, quelle est la nature des services aux personnes âgées et aux aidantes? Relèvent-ils de solidarité encouragée ou forcée? La deuxième partie (Définitions de l’aide : des experts aux « profanes ») consiste en un examen minutieux des notions qui occupent le champ de la dépendance et des relations intergénérationnelles. Une exigence sémantique et méthodologique conduit les auteurs à préciser les termes « soin (care) », « aide (help) », « fardeau (burden) » et à interroger la catégorie trop généraliste d’« aidant » en distinguant des variantes de la catégorisation usitée : aidants familiaux, aidants naturels, aidants informels, aidants bénévoles, aidants principaux, aidants secondaires, personnes soutien ou encore clients, usagers, partenaires, proches. Puis les chercheurs recensent de manière fine les diverses approches suscitées par cet objet politique et scientifique : la prise en charge. Ce sont les recherches féministes, les interprétations psychosociales ou culturelles, les approches professionnelles à travers la grille du « fardeau » ou de la charge, les approches par le lien inter- et intragénérationnel. Dès lors, il ressort que les aidants sont en majorité des aidantes et que « l’observation de situations d’aide a montré la complexité de tâches à accomplir et a permis de mieux apprécier les répercussions de ce que les épidémiologistes ont appelé le « fardeau » sur les personnes concernées. Les approches par le lien intergénérationnel ont contribué à donner une dimension positive et dynamique à la relation d’aide, en l’inscrivant dans une histoire » (p. 130).

La troisième partie de l’ouvrage s’attache à révéler toute l’importance de cette histoire en prêtant une attention particulière aux dynamiques familiales et aux configurations d’aide. Or, « comprendre les dynamiques familiales d’aide et de soin passe par une compréhension du contexte dans lequel émerge cette question et les interprétations qu’on en a données » (p. 140). En soulignant l’étroite corrélation entre évolution de l’aide et des soins et celle de la famille (une famille plurielle et en pleine transformation), Serge Clément, Éric Gagnon et Christine Roland mettent en évidence la faiblesse des études par dyades (aidant-aidé) qui « laissent dans l’ombre, ou au second plan, ceux qui n’aident pas, qui prennent leur distance, qui conçoivent autrement leurs obligations » (p. 138). Ils prônent des analyses réticulaires où prime une méthodologie qualitative susceptible de rendre compte du fort investissement affectif et identitaire dans les prises en charge aujourd’hui. De là, les auteurs esquissent une typologie des configurations familiales d’aide où trois grands « facteurs » non exclusifs interfèrent dans les dynamiques familiales de prise en charge des parents fragilisés : l’héritage, les rôles et bien entendu l’affectif. L’un des intérêts de cette typologie est de dépasser l’opposition obligation‑choix dans les stratégies de prises en charge en spécifiant comment les rôles ou liens familiaux sont réinvestis de nouvelle significations par les diverses personnes concernées. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage (La demande d’aide et de soins à l’extérieur des membres de la famille. Un travail de négociation et de gestion des ressources) procède par élargissement, complexification et nuances. Il n’existe pas une population âgée homogène mais des formes du vieillir. Les formes de dépendance sont multiples et hétérogènes. Sa vieillesse se négocie dans une continuité entre vie passée et présente, entre aide informelle (les amis et les voisins), l’univers du travail bénévole et des entreprises d’économie sociale (les emplois dits « de proximité », l’apport du réseau tertiaire comme les commerçants, les concierges, les facteurs), et les professionnels de la santé et des services sociaux, qui forment le réseau étatique appelé aussi « réseau formel ». Qui sont les pourvoyeurs de services extérieurs à la famille en France et au Québec?

Quels types d’aide et de soins offrent-ils à la personne et à l’aidante familiale? Les voisins peuvent-ils constituer un réservoir de ressources quand la dépendance survient? Jusqu’où peut-on parler de « familialisation » des intervenants extérieurs et de « professionnalisation » des savoirs familiaux?

On l’aura compris, entre la France et le Québec il n’y pas qu’un océan et six heures de décalage, mais une même actualité des politiques gérontologiques. Prendre soin d’un proche âgé en rend compte avec une grande acuité. Ce livre constitue un vade-mecum dans le champ du vieillissement indispensable à l’établissement d’une meilleure répartition des responsabilités financières et des fournitures des aides et soins sur le terrain. Il se répète. Et alors? Qu’on lui pardonne. Ou mieux. Qu’on le comprenne. Onze personnes ont été nécessaires à sa réalisation. Et enfin, dernier point que je n’ai pas évoqué : le sous-titre. « Les enseignements de la France et du Québec » me semble à entendre comme « Les expériences de la France et du Québec ». Insistons sur la dimension d’expérience au double sens du terme : ce qui a été vécu (par soi, par l’autre), ce qui pourrait l’être (l’expérimentation à faire, par moi, par l’autre).