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L’ouvrage se présente sous la forme d’une compilation d’articles publiés par Daniel Linger au cours des quinze dernières années, introduite par une remise en perspective théorique de ces travaux. Deux nouvelles contributions (chapitres 3 et 5) complètent des textes rédigés à différentes périodes et portant sur des espaces (Brésil et Japon) et des sujets (violences urbaines et migrations internationales) bien distincts. Dans l’ensemble, le volume est cohérent et présente un discours sans équivoque en faveur d’une ethnographie centrée sur la personne. C’est ainsi qu’il faut comprendre la retranscription d’anthropologie en « théorie humaine » (human theory) dans le sous-titre de l’ouvrage : il s’agit de remettre « l’accent sur les êtres humains pour une anthropologie digne de son nom » (p. 1).

Partant du constat de la relative disparition de l’Homme et de l’individu dans le domaine de l’anthropologie et plus largement des sciences sociales, l’auteur s’engage dans une critique de l’anthropologie interprétative. Parce qu’il estime que les cadres de l’interprétation des cultures ne laissent aucune place à la création par les individus de sens et de significations à partir de leur expérience propre « de la vie et de l’histoire » (p. 18, l’expression est empruntée à Freud), Daniel Linger promeut une appréhension des « mondes humains » au travers d’une double focale qui prendrait les « mondes publics et personnels » dans le même regard. La distinction entre mondes publics et privés est justifiée dans le cadre d’une analyse de l’identité (chapitre 7). L’identité est associée à des symboles et à des représentations qui appartiennent aux mondes publics (folklore, citoyenneté, grands hommes) et dans le même temps, les sentiments identitaires ne sauraient être réduits à ces symboles et représentations. Ce que semble nous dire Daniel Linger, c’est que l’identité ne peut se comprendre qu’en analysant également les histoires de vie.

Cette proposition est justifiée et illustrée dans le chapitre 2 (Missing Person) et dans le chapitre consacré au parcours identitaire d’Eduardo Mori (chapitre 8). Ce dernier est brésilien, d’ascendance japonaise, et il a immigré au Japon pour y occuper un emploi non qualifié à l’usine. Le lecteur accède à son parcours par de longs passages retranscrits de son dialogue avec Daniel Linger, au cours desquels ce parcours est scindé en quatre époques, au moment où ont lieu les entretiens : de Japonais au Brésil, il en est venu à se percevoir comme étranger au Japon, puis comme Japonais au Japon dans le contexte d’efforts considérables d’intégration, et enfin comme Brésilien au Japon. Il n’omet pas de mentionner une cinquième étape, future et très largement rêvée, où il serait enfin Brésilien au Brésil.

Cette écriture du terrain qui simule l’effacement de l’anthropologue derrière le récit individuel rapporté, et qui n’est pas sans rappeler le travail d’Oscar Lewis sans que celui-ci ne soit mentionné, met au premier plan ce que l’auteur appelle la « conscience réflexive » (reflective consciousness) de l’individu. La conscience réflexive est une capacité inhérente de l’Homme qui est plus ou moins mise en oeuvre selon les circonstances et les trajectoires individuelles. Située à l’interface entre les mondes publics et personnels, cette capacité est ce qui transforme le sens commun (mondes publics) en connaissances conscientes (mondes personnels) qui sont dès lors susceptibles d’être remises en question, et le cas échéant bouleversées. L’identification des conditions qui favorisent la conscience réflexive, en dehors des institutions totales au sens goffmanien (prisons, asiles, camps de concentration) où elle est annihilée, est l’un des principaux objectifs de la « théorie humaine » proposée par Daniel Linger.

De par son ton et le choix des références, cette compilation semble s’adresser uniquement à un public qui serait composé d’anthropologues anglophones unilingues. On en conçoit le soupçon qu’on est en présence d’un manuel de cours, ce que certains raccourcis et descriptions caricaturales viendraient confirmer. On s’étonne également de l’absence absolue de référence à la réflexion et à la pratique anthropologiques brésiliennes (et plus largement non anglophones), ce qui surprend sous la plume d’un spécialiste du Brésil. Il va également sans dire que l’argumentaire en faveur d’un retour de l’acteur présenté par l’auteur serait bien plus convaincant s’il tenait compte des débats qui ont animé les sciences sociales sur ce sujet, notamment en sociologie.