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Dans cet ouvrage collectif dirigé par Agnès Martial, c’est la question des transactions matérielles et des usages sociaux de l’argent à l’intérieur du cadre familial qui retient l’attention des auteurs.

Dès la fin du XIXe siècle, les sociétés occidentales contemporaines ont érigé la famille et l’économie en sphères distinctes, la première référant aux sentiments et à la générosité et la deuxième à la rationalité instrumentale et à la recherche de profit. La sphère domestique a donc fini par incarner un refuge sentimental supposé être à l’abri des contingences impersonnelles du marché. À ce titre, les études de V. Zelizer (1985, 1994, 2005) ont démontré que l’intrusion de questions économiques dans l’espace sacré de la famille demeurait inévitable, mais que les individus arrivaient, par ajustement, à établir des connexions cohérentes entre leur intimité familiale et leurs activités économiques. Les contributions du présent ouvrage s’inscrivent dans ce même sillon théorique et questionnent elles aussi la division entre espace familial et espace économique : elles montrent comment l’argent et les biens matériels constituent une dimension incontournable des relations conjugales et familiales dans la mesure où ils participent à la définition des rôles et des statuts dans l’espace de la parenté. Les biens matériels et financiers qui se donnent, se partagent ou se reprennent informent « de la teneur des relations entre hommes et femmes dans les familles d’hier et d’aujourd’hui » (p. 21). Par exemple, S. Perrier aborde la question de la distribution des ressources et du soutien monétaire dans les familles recomposées de la France de l’Ancien Régime et montre comment ces familles, lorsqu’il était question de transmission et de gestion des biens patrimoniaux, tentaient par le biais de divers arrangements de minimiser les impacts parfois négatifs que pouvaient avoir le remariage et les règles patrimoniales sur le devenir des enfants.

Toujours en contexte français d’Ancien Régime, C. Dousset s’intéresse à la situation du veuvage. Elle montre comment, malgré la priorité accordée aux liens de sang dans les logiques patrimoniales lignagères (le décès de l’époux entraînait de facto la dissolution du mariage), le droit ancien (via la rédaction de contrats de mariage) arrivait à protéger la veuve et à la faire bénéficier temporairement d’une partie des biens de son défunt mari. En contexte contemporain, le veuvage précoce chez les couples français non mariés se présente différemment (I. Delauney) : les concubins veufs sont exclus des droits à veuvage et ne peuvent toucher de prestations de l’État, une situation qui, selon l’auteur, démontre que la définition du veuvage demeure ancrée dans une vision dépassée qui persiste à faire du mariage le cadre de définition de la conjugalité. À l’instar d’I. Delauney, A. Attané montre elle aussi comment les transformations sociales de la conjugalité et les redéfinitions de l’ensemble des relations familiales influencent la redistribution des biens et des ressources à l’intérieur des familles. Articulée et mise en oeuvre à partir des principes d’aînesse et de différenciation des statuts de sexe, la circulation des dons lors des cérémonies de mariage en contexte ouest africain (ville de Ouahigouya au Burkina Faso) implique non seulement des sommes d’argent et des échanges de biens, mais aussi le prestige et la reconnaissance sociale. Cet article montre bien que, dans certaines cultures, les échanges de biens interviennent dans le processus de réalisation de l’union conjugale et dans les différentes relations familiales que celle-ci implique.

L’ensemble des contributions, malgré le fait qu’elles proviennent d’horizons disciplinaires différents (anthropologie, histoire, sociologie) et qu’elles recourent à des matériaux d’enquête passablement variés (documents juridiques et fiscaux, monographies régionales, archives notariées, statistiques, entretiens), arrivent à mettre en dialogue les mêmes préoccupations. D’abord, les auteurs s’intéressent tous à la dimension « genrée » du partage et de la transmission des ressources matérielles et financières familiales. Ils montrent que l’accès à l’argent, aux biens familiaux et aux ressources matérielles demeure historiquement asymétrique sur le plan conjugal. À ce titre, les contributions de S. Cadolle sur les familles recomposées actuelles (en contexte français) et de V. Nagy sur la désunion économique au moment de la procédure de divorce montrent comment l’homme, au sein de la famille et du couple, demeure associé à un statut de pourvoyeur et comment la femme doit négocier avec l’incertitude financière issue de son implication dans la sphère familiale. De plus, les différentes analyses proposées montrent que les préoccupations familiales autour de la transmission et du partage des biens s’inscrivent également dans une logique intergénérationnelle qui concerne le statut, l’appartenance légale et le devenir des enfants. Finalement, l’ensemble de l’ouvrage, en favorisant une approche plurielle du phénomène à l’étude, illustre l’impact des transformations sociales en matière de conjugalité et de parenté sur la façon dont sont échangés et transmis les biens matériels à l’intérieur des familles.