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Les familles constituées par des homosexuels sont au centre des débats contemporains sur la filiation[1]. Dans la mesure où l’homoparentalité brise l’évidence d’une parenté fondée sur le modèle d’un couple hétérosexuel procréatif, ses différentes variations agissent comme des révélateurs des normes et des valeurs traversant le champ des relations familiales contemporaines (Cadoret 2007)[2].

Il y a quelques décennies, le désir d’enfant d’hommes et de femmes se considérant comme homosexuels avait peu de chances de se concrétiser en dehors d’une union hétérosexuelle (Tarnovski 2012a). La mobilisation politique et associative pour une reconnaissance positive de l’homosexualité a récemment abouti, surtout après les années de l’épidémie de sida, à une plus grande visibilité et à des revendications d’officialisation des couples de même sexe et des familles homoparentales (Adam 1999 ; Descoutures et al. 2008 ; Courduriès 2011 ; Paternotte 2011 ; Prearo 2014).

Pour les gays et les lesbiennes, la réalisation d’un désir d’enfant impose la considération de multiples manières possibles d’avoir un enfant, lesquelles varient selon les contextes culturels et juridiques et les ressources relationnelles et financières dont peuvent disposer les futurs parents (Tarnovski 2012b). Leur situation est en apparence semblable à celle des couples hétérosexuels infertiles. Mais pour les personnes homosexuelles, cette infécondité, liée au fait d’être en couple de même sexe, est fonctionnelle et non pas biologique, même si ce dernier cas ne peut être exclu[3]. Pour devenir parents, les gays et les lesbiennes sont obligés de faire des choix concernant le mode d’arrivée des enfants et les modalités d’organisation de la famille, soit la position parentale qu’occupera chaque membre du couple. Ces choix sont évidemment limités par les lois concernant l’adoption, la procréation assistée et les modalités d’établissement du mariage et de la filiation de chaque pays. Mais des choix doivent être réalisés, ils sont obligatoires. Ce fait élémentaire peut toutefois donner lieu à des interprétations opposées dans le discours social : d’un côté, preuve de la force de la volonté et de l’amour dans la création d’une famille, de l’autre, revendication d’un « droit à l’enfant », manifestation négative de l’individualisme contemporain (Descoutures 2010 ; Gross 2015 ; Mellier et Gratton 2015).

Dans son enquête réalisée aux États-Unis à la fin des années 1980, Kath Weston (1991) avait déjà démontré l’importance des familles d’élection dans la communauté homosexuelle de Californie, lesquelles se construisaient en opposition avec les familles biologiques. Dans un contexte marqué par le rejet familial de l’homosexualité, les familles choisies devenaient ainsi des sources de solidarité et de soutien mutuel. La création d’une famille par des gays et des lesbiennes à travers la réalisation d’un désir d’enfant réactualise ces représentations mettant en avant la volonté et les affects (Fonseca 2008 ; Courduriès et Fine 2014).

Le fait que les liens de parenté soient chargés d’une dimension affective n’est une exclusivité ni des sociétés occidentales, ni des familles homoparentales[4]. Certes, l’idéologie individualiste caractérisant ces sociétés est en rapport avec la valorisation croissante des choix personnels dans le domaine des relations familiales[5]. Cependant, dans le cas particulier des couples homosexuels ayant des enfants, ce qui est en jeu dans cette valorisation de la dimension affective des liens familiaux, outre qu’elle est l’expression de choix individuels, c’est l’absence de reconnaissance officielle de ces liens. L’une des questions posées par les familles homoparentales est donc celle de la création de liens de parenté dans des contextes de marginalisation sociale et de non reconnaissance légale ou juridique de la filiation. Pour l’analyser, je vais m’appuyer sur le cas d’une famille formée par un couple d’hommes en France à partir d’une enquête ethnographique réalisée entre 2004 et 2008 auprès de familles homoparentales françaises dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie sociale (Tarnovski 2010). En plus d’observations participantes lors de réunions conviviales de parents homosexuels membres de l’Association de parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), des entretiens enregistrés ont été réalisés avec 23 pères à Paris et à Toulouse. Certaines personnes ont été rencontrées de nouveau en 2016, après que la loi sur le mariage et l’adoption pour tous a été votée (2013).

Du désir d’enfant à la parentalité au quotidien

Depuis les années 2000, plusieurs pays occidentaux ont approuvé des lois permettant la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe et l’adoption conjointe. Lorsque j’ai réalisé mon enquête, seul le PACS[6] permettait d’officialiser les unions homosexuelles en France. L’adoption était autorisée pour les célibataires, mais s’avérait plus difficile lorsque le candidat était identifié comme homosexuel (Perreau 2006). La loi du 17 mai 2013 a autorisé le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe, mais a maintenu l’interdiction de l’accès à la procréation assistée (Brunet 2015). Dans mon terrain, j’ai rencontré majoritairement des hommes témoignant de situations de recomposition après un divorce, de coparentalité, d’adoption et de gestation pour autrui. La plupart des cas concernaient la coparentalité, voie la plus accessible aux gays et lesbiennes désirant un enfant[7]. Afin d’analyser certains enjeux concernant la concrétisation du désir d’enfant et la création des liens de parenté dans les familles homoparentales, je présenterai un cas particulier, celui du couple formé par Vincent et Victor[8].

À l’origine de leur famille se trouve un désir d’enfant initialement exprimé par le premier, qui a entrepris des démarches d’adoption en tant que parent célibataire et a en même temps réalisé une coparentalité avec un couple de femmes, Danielle et Véronique. Il a ainsi adopté à l’étranger un garçon de 2 ans, Richard, et quelques mois après en a eu un autre, David, dans le cadre de la coparentalité. Victor a d’abord soutenu son compagnon dans ces deux projets parentaux, puis il s’est également investi dans un projet de coparentalité avec un autre couple de femmes, Marie et Béatrice, avec lesquelles il a eu une fille, Françoise, et un fils, Robert.

Pour l’adoption, Vincent a dû engager toutes les procédures en tant que parent seul, parce qu’il devait cacher sa vie de couple aux autorités françaises et à celles du pays d’origine de l’enfant. Une fois les deux enfants à la maison, son compagnon s’est pleinement investi dans un rôle parental, mais par crainte d’instaurer une « confusion » chez les enfants, il s’est fait appeler par son prénom plutôt que « papa ». On voit là que des aspects semblant aller de soi dans l’organisation de la vie familiale d’un couple hétérosexuel demandent une réflexion spéciale de la part des couples homosexuels. Les modes d’appellation se retrouvent parmi les questions devant faire l’objet de décisions du couple. Lorsque les enfants sont arrivés, Vincent et Victor étaient très sensibles à l’opinion de leur entourage amical et certains amis leur ont déconseillé de se faire appeler « papa » tous les deux. Ils ont toutefois fini par regretter d’avoir suivi ces avis[9].

Quatre années après l’arrivée des premiers enfants, Vincent et Victor se sont dit « qu’il y avait de la place pour un de plus » et ils ont décidé d’agrandir la famille. Au moment de choisir qui réaliserait une nouvelle coparentalité, ils ont trouvé plus « cohérent » que ce soit Victor, afin d’instaurer un équilibre dans le couple, chacun étant ainsi père statutaire et parent social. Ils ont d’abord fait la proposition d’une nouvelle coparentalité à la mère de David, Danielle, mais celle-ci ne voulait pas avoir un deuxième enfant. Ils lui ont demandé si elle et sa compagne ne s’opposaient pas à ce qu’ils réalisent une nouvelle coparentalité avec un autre couple. Lors d’une réunion de l’APGL, ils ont connu Marie et Béatrice, avec qui ils ont commencé une nouvelle coparentalité. Le projet initial était d’avoir un seul enfant avec Marie, mais après la naissance de leur fille, Béatrice a manifesté son désir d’avoir un enfant à son tour. Vincent et Victor, qui n’avaient pas planifié d’avoir un quatrième enfant, ont finalement accepté la proposition. Cet enfant est né deux ans après le premier. Selon le récit de Vincent, leur souci était de lier ce quatrième enfant à la fratrie.

En fait, elles nous ont demandé, elles nous ont dit que finalement, après réflexion, il leur semblait plus cohérent que Victor soit aussi le père […] Nous on a dit non, et puis on a réfléchi, on a dit que peut-être rajouter un couple de mecs là-dedans ça faisait encore plus compliqué et que finalement Françoise, si elle avait un frère ou une soeur dans ce couple-là, que tous les deux arrivent en même temps, repartent en même temps, c’était peut-être plus simple qu’un frère ou une soeur qu’on ne voit plus, pas, puisqu’elle partirait chez les pères… enfin, tu vois ?

Vincent

Lorsque Victor est devenu père à son tour, Vincent n’a pas voulu se faire appeler par un terme renvoyant à la paternité, vu que son compagnon ne l’avait pas fait auparavant. Il a donc préféré se faire appeler par un terme singulier, unique, créé spécialement pour que les enfants de Victor puissent s’adresser à lui autrement que par son prénom[10]. Ces différentes pratiques d’appellation ne sont pas contradictoires avec un investissement conjoint dans des rôles parentaux auprès de tous les enfants.

Au sein de la fratrie, Richard se retrouvait en désavantage par rapport à ses deux frères et à sa soeur qui avaient tous les trois deux parents statutaires, un père et une mère. Afin de sécuriser le lien de Richard avec Victor, le couple a d’abord signé un PACS et demandé le partage de l’autorité parentale, puis, après leur mariage en 2014, l’adoption plénière par le second parent. Pour la demande d’adoption, ils ont eu recours à un avocat qui, dans sa requête, a expliqué au juge les détails des choix qu’ils avaient opérés dans la construction de leur famille. Selon Vincent, leur configuration familiale pouvait paraître « un peu compliquée » aux yeux des autres, raison pour laquelle ils ont décidé de bien montrer au juge que leurs choix avaient un sens dans leur trajectoire. Ils étaient sensibles au regard extérieur sur leur famille, vu que leurs choix avaient déjà suscité des commentaires de la part de l’entourage amical : certains ne voyaient pas d’un bon oeil le « mélange » entre adoption et coparentalité, d’autres s’interrogeaient sur le nombre d’enfants (« jusqu’où vont-ils aller ? »), et d’autres encore trouvaient bizarre la deuxième coparentalité, qui, pour eux, ressemblait à une « polygamie ». Au moment de l’arrivée de Richard et de la naissance de David, en 2002, ils avaient l’impression « d’inventer quelque chose », selon leurs propres mots. Leur hésitation à se faire appeler papa tous les deux, par exemple, témoigne de ce caractère encore peu visible de l’homoparentalité en France, à l’origine de doutes de la part de la société (les amis, l’école).

Le document produit par l’avocat contextualise leur désir d’être parents et le mode d’arrivée des quatre enfants. Il souligne aussi l’importance du soutien de Victor et de sa famille au moment de l’arrivée de Richard, affirmant qu’il s’est senti parent dès le début, pourvoyant à son entretien et son éducation. La requête était accompagnée de plusieurs témoignages confirmant les propos de l’avocat et faisant preuve de l’engagement de Victor dans son rôle de parent. Ces « attestations » ont été produites par la mère et la soeur de Victor, par les parents de Vincent, ainsi que par ses frères et sa soeur, et par Marie et Béatrice, lesquelles ont affirmé que Richard était considéré comme le frère aîné de la fratrie. Des déclarations similaires avaient été produites pour la demande de partage de l’autorité parentale. La présentation de ces documents n’était pas obligatoire, mais comme ils se trouvaient face à un juge connu pour être conservateur, le couple a préféré bien documenter sa requête. Le jugement rendu a été positif, et les deux sont maintenant officiellement parents de leur fils adoptif.

L’investissement de Victor dans la paternité a ainsi été mis en valeur dans le dossier de demande d’adoption. Certaines lettres, comme celle de sa mère, par exemple, ont beaucoup ému la famille entière. On pourrait y voir une preuve de la force de l’amour dans la construction du lien familial contemporain. Cependant, Vincent a révélé une autre dimension de cette situation : pour lui, c’était également « humiliant » d’avoir à demander des attestations à des parents pour « prouver » qu’il y avait un lien parental entre Victor et Richard, en dépit du fait que la loi du « mariage pour tous » du 17 mai 2013 assurait la possibilité d’adoption de l’enfant du conjoint sans exiger des preuves d’un lien précédent[11].

Ce cas permet de mettre en perspective certaines questions à propos du désir d’enfant, de la parentalité et de la filiation, à commencer par le caractère très réfléchi du désir d’enfant exprimé par des homosexuels, que cela concerne la prise de conscience parfois soudaine de ce désir, les alternatives possibles pour le concrétiser ou les contours de la famille et l’attribution de la place de chacun comme parent. Ensuite, il révèle des spécificités des familles homoparentales : le questionnement de la différence des sexes comme fondement de la filiation et la pluriparentalité (Fine 2001 ; Cadoret 2002 ; Gross 2006 ; Fassin 2008 ; Herbrand 2009). En même temps, la famille composée par ce couple témoigne aussi de l’avant et de l’après de la loi sur l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe en France. L’approbation de cette loi, bien que répondant à des demandes historiques des mouvements militants LGBT, pose de nouvelles questions, tant à propos de ce qu’elle continue à ne pas reconnaître (la procréation médicalement assistée pour les couples d’hommes et de femmes) qu’au niveau de son application, lorsque des preuves supplémentaires doivent être apportées pour attester de l’existence d’un lien de filiation avec le parent sans statut officiel. Dans le cas de Victor et Vincent, il n’y a pas, jusqu’à présent, de demande de reconnaissance de la filiation de tous les parents des coparentalités. C’était la situation de Richard qui était considérée injuste, car il n’avait qu’un seul lien de filiation officiellement reconnu.

Sur ces questions, la famille de Victor et Vincent n’est pas représentative de l’ensemble des familles coparentales. J’ai rencontré d’autres personnes en coparentalité qui, après une séparation conjugale, souffraient de la fragilité du lien parental construit dès le moment de l’élaboration du projet parental, mais qui n’avaient pas de statut. L’analyse de la famille de Vincent et Victor a néanmoins permis de voir un peu plus en détail les décisions et les dilemmes auxquels sont confrontés les parents homosexuels. Après la loi de 2013, les personnes choisissant une gestation pour autrui ou une insémination avec donneur sont encore confrontées à l’impossibilité d’établir un double lien de filiation en France, même quand le couple est marié (Brunet 2015).

Dans le cas de Vincent et Victor, comme dans celui d’autres personnes identifiées dans mon enquête, les liens avec les parents dits « sociaux », bien que construits sur une forte base affective, peuvent être fragilisés par la séparation des couples. Cette crainte que tous deux ont exprimée a constitué une motivation supplémentaire pour que la demande d’adoption soit faite par Victor. À cet égard, il faut noter que, bien que leurs enfants par coparentalité n’auront aucune filiation avec leurs deux pères ou leurs deux mères, l’adoption de Richard par Victor a eu un effet sur toute la famille : c’est lui qui consolide l’union de la fratrie. Étant fils à la fois de Vincent et de Victor, il est officiellement le frère aîné de tous les enfants. C’est d’ailleurs l’un des arguments mis en avant par l’avocat dans sa requête auprès du tribunal. Richard exprime, par sa position généalogique, l’union de la famille formée par le couple de Vincent et Victor dans son ensemble.

Cet exemple nous incite à réfléchir sur la connexion, certes très importante entre les affects partagés et l’attachement parental, mais en même temps fragile lorsque le lien filial n’a pas de statut. À partir de ce cas particulier, nous pouvons nous interroger sur les liens entre le désir d’enfant, la parentalité et la filiation, dans un contexte social de valorisation des choix individuels, mais aussi d’incertitude légale et juridique sur les modalités de reconnaissance des familles ne reproduisant pas un modèle généalogique fondé sur une double filiation marquée par la différence des sexes.

La filiation à l’épreuve des sentiments

Le désir d’enfant est indissociable des contextes historiques et culturels dans lesquels il prend forme. Françoise Héritier (1985), par exemple, nous apprend que, dans plusieurs sociétés, le désir d’enfant est avant tout fonction d’un devoir d’avoir des descendants. Maurice Godelier (2004), dans son ouvrage sur les métamorphoses de la parenté, associe certaines formes familiales contemporaines telles que les « familles homosexuelles », à l’expression d’un « désir individualiste d’enfant ». Pour l’auteur,

À la limite, ce désir d’enfant, ce « projet parental », comme on l’appelle parfois, n’a plus de lien avec le sexe biologique de celui ou celle qui en est possédé(e). La parentalité (parenthood) se réduit au « parenting », au désir et au fait de se comporter en parent.

Godelier 2004 : 244

Bien que considérant le désir d’enfant comme n’étant pas une exclusivité occidentale, Godelier affirme que dans d’autres sociétés ce désir se confronterait à une « obligation sociale qui pèse sur les adultes d’avoir des enfants, d’en faire » (ibid., italiques dans l’original). Ainsi, « Le désir d’enfant dans la plupart des sociétés n’est donc pas un désir “individualiste”, en ce sens que ce n’est presque jamais le désir d’avoir un enfant pour soi seul(e) » (ibid.).

L’association entre certaines formes familiales et un éthos individualiste (caractérisé par la valorisation des choix individuels, de l’épanouissement personnel et de la dimension sentimentale de la vie intime et familiale) est également mise en évidence dans l’analyse de Françoise-Romaine Ouellette (2000) sur l’adoption et ses différents usages contemporains. On assisterait selon elle à une transformation dans le domaine de la parenté, visible notamment par la plus grande importance attribuée à la parentalité, définie comme « rôle social de protection et forme valorisée d’épanouissement personnel », au détriment de la dimension généalogique de la filiation, qui symboliserait la « différenciation des sexes, des âges et des générations » (Ouellette 2000 : 331-332).

Dans le contexte des transformations familiales contemporaines, les notions de parentalité, filiation et parenté se retrouvent au centre de controverses quant à leur définition par différentes disciplines (psychologie, droit, sociologie, anthropologie) et à leur importance pour la reconnaissance de nouvelles configurations familiales[12]. Virginie Descoutures (2010), dans son étude sur les mères lesbiennes en France, attribue une importance majeure au parenting, que l’auteure traduit par « travail parental », afin de rendre compte de « ce que font les parents pour être parents » (Descoutures 2010 : 33). Cette approche est particulièrement adaptée pour comprendre la place et l’expérience des parentes qui ne sont pas reconnues par la loi, mais qui sont à l’origine de la famille par leur participation au projet parental, que ce soit dans des situations de procréation (insémination artificielle avec donneur ou coparentalité) ou d’adoption.

En conformité avec les analyses de Godelier et de Ouellette sur l’individualisme, les données de mon enquête montrent, par exemple, que les futurs grands-parents ne sont pas systématiquement consultés à propos de la décision d’avoir un enfant ou au moment de l’élaboration du projet parental. Cela corrobore également les analyses des sociologues de la famille, qui soulignent la place centrale de l’individu au sein de la famille contemporaine (De Singly 2004 ; Descoutures 2010). Néanmoins, ce constat n’exclut pas une préoccupation des parents homosexuels envers l’intégration des enfants dans la parenté. Si l’on peut être d’accord avec Godelier (2004) lorsqu’il affirme que le désir d’enfant manifesté par les individus appartenant aux sociétés occidentales n’est pas fonction d’un devoir à l’égard la parenté, on l’est moins quant aux conséquences de cet individualisme. Les parents que j’ai rencontrés ne voulaient pas « garder les enfants pour eux tous seuls » (Godelier 2004 : 244), loin de là. Même si le désir d’enfant est considéré comme une affaire personnelle plutôt que comme une réponse à un devoir d’assurer une descendance, cela n’empêche pas les personnes de vouloir « offrir » un petit-fils ou une petite-fille à leurs propres parents, ou un neveu ou une nièce à leurs frères et soeurs. Toutefois, sans statut, c’est-à-dire sans filiation officiellement reconnue, l’incorporation de cet enfant à un réseau de parenté sera soumise à une acceptation individuelle. La question centrale ne semble donc pas être l’absence d’un devoir envers les ascendants, mais l’inexistence d’obligations qui pèseraient sur ceux-ci lorsqu’il y a impossibilité d’établissement officiel de la filiation. Les grands-parents pourront certes refuser d’avoir des rapports étroits avec leurs petits-enfants, mais ils leur seront et resteront apparentés. En reconnaissant officiellement ce lien, en l’institutionnalisant, on ne place pas la volonté personnelle et l’épanouissement affectif au-dessus de la fonction généalogique de la filiation (Neirinck 2000) ; au contraire, on évite que celle-ci soit soumise au bon vouloir individuel de la génération précédente. Du point de vue de l’enfant, l’établissement officiel de la filiation garantit son inclusion dans la parenté de tous ses parents, père(s) et/ou mère(s).

Dans les récits des personnes rencontrées, ce qui semble caractériser plus fortement la filiation, au-delà de la différence des sexes, c’est l’incorporation de l’individu à un réseau de liens de parenté, un réseau dépassant et contenant la relation parent-enfant. Dans les situations où la reconnaissance officielle de la filiation n’est pas autorisée, ce n’est pas uniquement le lien parent-enfant qui serait en cause, situation pouvant devenir dramatique en cas de rupture conjugale, mais également l’intégration de l’enfant dans la parenté de ce parent, improprement appelé « social », puisque tous le sont de toute manière (Fine et Martial 2010 ; Fine 2013). La non reconnaissance officielle de cette relation la rend circonstancielle, dépendante du bon gré des personnes, les obligeant à prouver sentimentalement cette intégration qui n’est jamais complète parce que soumise aux aléas émotionnels des individus. Évidemment, avoir un statut n’est pas une garantie d’intégration dans un réseau de parenté, les liens électifs jouant un rôle important dans l’entretien de ces rapports entre personnes apparentées (Fine 1998). Cependant, en l’absence de statut, et sans la preuve d’un amour familial toujours réitéré, ce lien n’aura pas d’autre support pour exister et restera éphémère, car il n’engagera que des individus dans des rapports intersubjectifs. La dimension généalogique, pensée ici non pas dans sa fonction de différenciation sexuée, mais comme matrice de rapports intergénérationnels, n’aura aucun socle pour s’affirmer, rendant plus difficile l’incorporation des nouvelles générations dans cette branche qui ne sera finalement qu’affective et sans profondeur temporelle. Le processus de transmission d’une appartenance familiale se trouverait ainsi affaibli.

À l’instar d’autres formes de familles fondées sur l’adoption ou la procréation assistée, les familles homoparentales nous font nous interroger sur ce qui fait un parent (Fine 2002). Comme les familles recomposées, elles questionnent aussi le principe d’exclusivité de la filiation, selon lequel chacun aurait seulement un père et une mère (Ouellette 1998 : 156 ; Fine 2013). Ainsi que le souligne Anne Cadoret à propos du statut à donner au « modèle généalogique » censé caractériser les systèmes de parenté occidentaux, la logique idéale proposée par ce modèle :

[…] ne vaut que par rapport à un modèle construit par les observateurs de la parenté, modèle auquel on peut reconnaître une valeur heuristique, puisqu’il permet l’appréhension d’un phénomène social, des modes de construction d’un lien. Pour autant, il ne faut pas confondre cette construction savante avec la réalité sociale, et sa cohérence n’est pas la vérité ultime, seule légitime, de la parenté […].

Cadoret 1999 : 215

Les configurations familles homoparentales questionnent l’ancrage de la filiation sur l’image de la procréation sexuée (Cadoret 2007)[13]. Le caractère volontaire de la filiation est ainsi mis en valeur (Fine 2001, 2013 ; Gross 2015). Certes, la filiation est par définition un lien social et sa dimension volontaire apparaît clairement dans l’adoption ou dans certaines modalités de reconnaissance de paternité (Fine 1998 ; Martial 2008), mais la spécificité des familles homoparentales, c’est de mettre en perspective des situations où le désir d’enfant, matérialisé dans un projet parental, donne sens à une filiation sociale qui n’est pas reconnue officiellement. Comme le montre Virginie Descoutures (2010) dans son analyse des processus de légitimation des mères lesbiennes « non statutaires » :

Il apparaît clairement que le statut juridique a une influence considérable sur le sentiment pour une « mère non statutaire » d’être une « mère à part entière », c’est-à-dire légitime dans son rôle et dans sa place, d’une part vis-à-vis de la société, et de l’autre part dans la sphère intime.

Descoutures 2010 : 204

On voit ainsi que la parentalité, dans sa dimension affective, prend effectivement une place importante dans ces nouvelles configurations, et plus encore lorsque les parents n’ont pas de statut. La question posée par ces familles est celle de l’importance juridique et légale de l’intention d’être père ou mère ainsi que des affects partagés dans le quotidien familial comme fondement de la filiation. Dans une situation d’absence de reconnaissance juridique, les parents dits « sociaux » n’ont que la dimension affective pour supporter leur lien à l’enfant. Que ce soit dans l’adoption, la procréation assistée ou la coparentalité, ces parents sociaux peuvent être là dès la naissance ou l’arrivée des enfants. Ce que j’aimerais souligner, c’est que, dans certaines situations, ce n’est pas exactement le fait de se comporter en parent, en créant un attachement affectif, qui justifierait la reconnaissance d’un lien de filiation. Mais, faute de reconnaissance officielle, les sentiments sont la seule réalité qui leur reste. Dans une large mesure, c’est justement l’absence de statut légal qui oblige ces parents non reconnus par le droit à être constamment soumis à l’épreuve de l’élection[14].

La question ici est de savoir comment assurer le caractère stable d’un lien qui est filiatif et pas seulement attaché au vécu quotidien et à la prise en charge d’un enfant (Cadoret 2007 ; Fine 2013 : 127). Si l’on considère que l’intention et l’affectivité sont de plus en plus fondatrices de liens sociaux, dans la sphère de la filiation on est en présence d’un lien ayant vocation à être durable (Schneider 1980). La filiation intègre l’enfant dans un réseau de parenté et attribue une identité sociale par l’inscription de cette appartenance à l’état civil (Fine 2008). Ce qui est en jeu dans ces situations, c’est l’effet des choix individuels dans la parenté, spécifiquement dans l’établissement de la filiation. L’intentionnalité est devenue un élément central pour comprendre l’attribution des positions parentales dans le contexte de ces nouvelles formes familiales[15]. Si, d’une part, cette intention « fait » les enfants, de l’autre, elle fait aussi les parents (Thompson 2005). La prendre en compte nous aiderait à comprendre non seulement comment les rôles parentaux sont distribués, mais aussi et surtout qui peut revendiquer le statut de parent dans certaines configurations familiales contemporaines (Fine 2001, 2002). Ces personnes ne revendiquent pas un statut de père ou de mère parce qu’elles exercent des rôles parentaux. Elles exercent ces rôles du fait qu’elles sont les parents de leurs enfants. Cependant, dans les situations où le lien de filiation n’est pas institutionnalisé, la relation entre l’enfant et ses parents « sociaux » ainsi qu’avec toute sa parenté restera fragile et soumise à l’épreuve des affects.

Considérations finales

Dans cet article, le lien entre le désir d’enfant et la transmission a été analysé à partir du cas de familles homoparentales. En réaction à l’idée que les parents homosexuels seraient porteurs d’un désir individualiste d’enfant, j’ai essayé de montrer l’importance revêtue par la filiation, c’est-à-dire par l’intégration des enfants dans la parenté de leurs parents. Bien que leur désir d’enfant ne soit pas la réponse à un devoir explicite d’en avoir, une fois devenus parents, les pères enquêtés ne se tenaient pas à l’écart de la parentalité. À travers l’analyse d’un cas particulier, celui du couple formé par Vincent et Victor qui a d’abord adopté un enfant et en a eu trois autres en coparentalité par la suite, j’ai mis en perspective les contextes de réalisation du désir d’enfant et les effets de leurs choix sur la création des liens de parenté. Lors de l’adoption de leur fils Richard, la loi française n’autorisait pas l’accès à la filiation pour les couples homosexuels. La loi du 17 mai 2013 a ouvert le mariage et l’adoption conjointe aux couples de même sexe, permettant ainsi la reconnaissance officielle du lien de filiation qui existait déjà entre Richard et Victor. Accompagner la trajectoire de cette famille a permis de constater qu’ils ont dû prouver l’attachement affectif entre Richard et Victor par des témoignages provenant de personnes de la parenté et de l’entourage proche. Preuve des liens d’amours tant célébrés comme étant au fondement du lien familial contemporain, la nécessité de produire des attestations de ce lien affectif peut aussi être ressentie comme humiliante.

Ce qui révèle l’autre face de ce discours de valorisation des affects comme source de liens de parenté est l’élément suivant : en l’absence de reconnaissance officielle de la filiation, les parents de facto, mais pas de droit, sont dans l’obligation de démontrer l’existence d’un lien par la preuve des affects partagés au quotidien dans la sphère domestique. D’autres situations rencontrées lors de mon enquête font aussi état de cette fragilité de la position du parent qui n’est que « social », qualificatif désignant celui qui n’est ni le géniteur, ni le parent légal. En France, cette situation est encore celle des couples de même sexe qui réalisent leur désir d’enfant par le recours à l’insémination artificielle avec donneur ou à la gestation pour autrui, la loi de 2013 ayant maintenu une zone de marginalisation des parents. Bien que d’un point de vue anthropologique la parenté ne se réduise pas au seul domaine juridique, dans les sociétés occidentales contemporaines, la reconnaissance par l’État a acquis une importance majeure. Cette reconnaissance n’est sans doute pas une garantie de la pérennité des liens, mais en niant l’existence officielle de certaines formes familiales, l’État opère une hiérarchisation et une marginalisation de ces dernières, participant à reproduire des inégalités et à créer de nouvelles formes d’illégitimité familiale.