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Mondher Kilani est directeur du Laboratoire d’anthropologie culturelle et sociale (LACS) de l’Université de Lausanne. Son dernier ouvrage, Du goût de l’autre. Fragments d’un discours cannibale, nous plonge dans la symbolique liée à la pratique anthropophage. Explorant différents domaines tels que l’imaginaire exotique lié à la pratique cannibale, les mythes qui s’y rattachent, la question de la colonisation et le lien entre cannibalisme et sociétés contemporaines, Kilani dresse un large panorama de cette épineuse question anthropologique. Allant du plus attendu (à savoir le lien entre la figure de l’étranger et son présupposé cannibalisme) aux observations les plus surprenantes (telles que le don d’organe en tant qu’assimilation ou rejet de l’autre), l’ouvrage nous fait prendre du recul par rapport à l’imaginaire associé au cannibalisme en le réinscrivant dans son contexte social ou encore en poussant la réflexion sur notre propre cannibalisme déshumanisé au regard du modèle économique néolibéral.

Le postulat de Kilani est l’intégration de la question du cannibalisme dans l’ensemble de son contexte d’émergence (social, symbolique, relationnel) et non en vertu d’un point de vue purement alimentaire, communément appelé « cannibalisme sauvage ». Cet ouvrage s’inscrit donc dans la lignée des travaux de Jean de Léry au XVIIe siècle ou encore de ceux de Pierre Clastres et Claude Lévi-Strauss au XXe siècle, qui sont largement cités au fil des pages en tant qu’anthropologues qui situèrent le phénomène cannibale non seulement dans sa dimension symbolique, mais également en l’inscrivant dans la globalité du contexte social où il se pratique. Ainsi, en abordant le cannibalisme d’un point de vue symbolique qui n’est pas sans rappeler la religion chrétienne avec la question de la transsubstantiation, l’auteur nous apprend que cette pratique s’ancre dans une vision du monde et de l’autre qui, comme l’a montré Claude Lévi-Strauss avec le « triangle culinaire cannibale » (2009), est ritualisée en fonction des statuts de la victime et des croyances qui lui sont associées. Loin du cannibalisme sauvage, cette pratique est, pour certains groupes sociaux, une manière de se protéger, d’honorer les morts ou encore d’absorber leurs qualités.

Toutefois, Du goût de l’autre apporte de nouvelles pistes de réflexion sur les pratiques anthropophages en investissant de nombreux domaines, allant jusqu’à ceux constituant notre culture occidentale contemporaine tels que le domaine de la santé, du travail ou encore de la culture médiatique. Kilani ne se contente donc pas de reprendre les théories déjà formulées au cours des derniers siècles, mais il dresse le portrait de notre propre société en l’assimilant aux symboliques de la pratique cannibale. Par le prisme de l’anthropophagie et de la relation au monde qu’elle implique, c’est la question de notre identité culturelle et individuelle même qui est examinée. Posant un regard critique sur la société actuelle, cet ouvrage fait état d’une grande pertinence scientifique dans le champ de l’anthropologie, notamment grâce aux nombreuses références qui jalonnent le livre. S’inscrivant dans un contexte aussi bien historique que contemporain, découpé en chapitres courts, le livre s’adresse autant à un public d’intellectuels que de novices dans le champ de l’anthropologie, notamment grâce à l’accessibilité des exemples et références cités ainsi qu’à son style littéraire simple et sans fioritures. Sa grande originalité réside donc dans l’appropriation d’un sujet qui nous semble lointain tel que le cannibalisme, qui se situe à la frontière de la fiction et de la réalité en raison de son extrême mythification, et dans le fait de parvenir à le faire correspondre à des enjeux sociaux actuels avec audace et simplicité.

Du goût de l’autre constitue donc plus qu’un simple état des lieux de la pratique anthropophage : c’est une véritable plongée au coeur de notre relation à l’autre et une réflexion ouverte sur nos modèles sociaux et sur son influence sur les corps. Des îles brésiliennes aux chambres à gaz de la Seconde Guerre mondiale, en passant par le monde de l’élevage industriel ou encore de la télé-réalité, l’assimilation de l’autre, qui est à la fois désiré et rejeté, semble être, dans cet ouvrage, les fragments d’une quête identitaire originelle touchant tout un chacun.